Comment renouer avec « La culture pour tous » Table ronde

mardi 19 juillet 2011.
 

Avec Jean-Pierre Burdin, syndicaliste, consultant culture-monde du travail. Éric Favey, secrétaire général adjoint de la Ligue de l’enseignement et Alain hayot, délégué national à la culture, Parti communiste français.

Rappel des faits

Le 4 février dernier, à la Villette (Paris), le ministère de la Culture et de la Communication organisait un forum sur le thème de la « culture pour chacun », contesté par de nombreux professionnels du secteur. La crise est profonde dans la culture, l’un des domaines les plus touchés par l’austérité budgétaire, dans le cadre notamment de la révision générale des politiques publiques (RGPP). Formulé sur la base d’un constat d’échec dans la poursuite de l’objectif de démocratisation culturelle, le slogan gouvernemental de la « culture pour chacun » ne vise-t-il pas à enrober d’un vernis acceptable le renforcement des inégalités dans l’accès à la création  ? Ne risque-t-il pas de propager dans les esprits un dangereux communautarisme culturel, alors qu’il n’y a réellement de culture que dans le partage  ? À quelques jours du Festival de théâtre d’Avignon, chaque année objet de débats parfois vifs autour de sa programmation, il est utile de relancer la réflexion sur l’enjeu d’une « culture pour tous ».

Table ronde

Le gouvernement, arguant du fait que l’ambition d’une « culture pour tous » ne s’est pas suffisamment concrétisée, y substitue le mot d’ordre de la « culture pour chacun »… Quel est l’enjeu de ce changement d’objectif  ?

Éric Favey Ça pourrait être de pousser un peu plus encore les feux d’une société qui isole, éloigne, découpe en parts de marché, distingue sans vraiment reconnaître, force aux identités de refuge là où l’identité devrait être une trajectoire constituée à la fois de ses héritages multiples et de ce que nous faisons de nos vies. Bref, l’inverse d’une volonté réelle de chercher à combiner le singulier et le commun, le connu et l’inconnu, la tradition et le rêve, le proche et le lointain, le local et l’universel. De faire partager un monde commun tout en cultivant l’autonomie solidaire des individus qui le constituent. Mais, à l’inverse, le seul slogan de la « culture pour tous » ne peut servir de réponse aux enjeux de la production et du partage de la culture. L’offre montre ses limites, tout au moins dans ses formes actuelles, quand l’école, première institution culturelle, semble faite pour seulement la moitié de ses élèves, les autres institutions pour 20 % de la population, la formation continue pour ceux qui sont déjà formés, et les médias, consacrés pour une bonne part à fabriquer du temps de cerveau disponible pour les publicitaires. L’offre ne suffit pas, même en multipliant les lieux, temps, moyens qui lui sont consacrés, ce qui ne signifie en rien qu’il faille la réduire. Le véritable enjeu, c’est bien le partage de la culture, dans ses contenus et formes les plus divers, avec une attention particulière à la manière dont chacun est considéré par ce partage.

Alain Hayot La « culture pour chacun » est opposée à la « culture pour tous », paraît-il d’essence totalitaire, mais aussi à la création artistique, qualifiée, sans autre forme de procès, d’élitiste. Le prétexte, c’est la panne réelle de la démocratisation culturelle et l’aggravation des inégalités d’accès à l’art et à la culture. Ce constat mériterait débat, mais F. Mitterrand a tranché  : la cause ne renvoie pas à un déficit de sens, d’ambition et de moyens de la part des pouvoirs publics, mais elle relèverait de la responsabilité des artistes, accusés d’intimider les classes populaires et de les exclure de fait de leur production artistique, jugée opaque. Comme dans d’autres domaines, le sarkozysme part d’une crise réelle, écarte sa responsabilité et tente d’imposer ses solutions libérales et populistes  : la « culture pour chacun » prétend résoudre cette crise en promouvant pour les pauvres une culture au rabais prétendument populaire parce qu’elle serait familière à chacun  : chacun dans sa communauté, chacun dans sa religion et sa culture d’origine, chacun dans son quartier, chacun devant sa télé, chacun seul face au marché des produits culturels de masse. Cette conception de la culture déconnectée de l’art et de la création a pour vocation non de « faire société », mais de garantir la paix sociale, de panser les plaies sociales que la droite aggrave chaque jour un peu plus.

Jean-Pierre Burdin Inutile de se livrer à l’exégèse des textes du ministre de la Culture, ou à l’interprétation de ses allers-retours. Le glissement sémantique qui consiste à passer de la culture pour tous à la culture pour chacun est un rideau de fumée. Personne n’est dupe. Cela empêche de s’interroger sur les défis. C’est un leurre. On masque des problèmes bien réels mais mal identifiés, pour s’accommoder des politiques régressives menées dans tous les secteurs. On n’y comprend alors plus rien. On sort un lapin du chapeau. Remède miracle aux politiques culturelles dégradées qu’on n’a pas su renouveler. L’action des professionnels et des syndicats a déjoué le piège médiatique. L’intervention de la CGT du ministère de la Culture a même permis que, de ce chaos, émerge timidement la question du rapport du travail à la culture. Territoire laissé en friche depuis le ministère de Catherine Trautmann  ! C’est encore plus ténu qu’à l’époque. On ne sent pas un emportement  ! Le défi majeur, que le débat a escamoté, est celui de la place de l’art dans notre société. Comment compose-t-il, à sa place spécifique, vitale, de la « culture commune »  ? Comment s’articule-t-il aux autres sphères de l’activité humaine, dont le travail, sans évidemment s’y inféoder  ?

Peut-on développer une culture à la fois populaire et exigeante, tout en préservant le champ de la création de toute instrumentalisation politique  ?

Éric Favey Mais c’est déjà le cas dans de nombreux endroits  ! Certes, les risques de clientélisme, de localisme parfois, de populisme culturel existent. Mais tant des institutions culturelles publiques relevant des collectivités, comme de l’État, que des mouvements d’éducation populaires, par exemple, en font la preuve chaque jour. Insuffisamment reconnus sans doute, car ce sont des démarches qui privilégient le temps long d’un rapport vrai aux habitants comme aux créateurs, qu’ils soient artistes, chercheurs, innovateurs sociaux… C’est notamment le cas avec les résidences et certaines politiques culturelles territoriales qui savent résister à la recherche du spectacle permanent. Ces démarches-là vont de pair avec l’ambition d’une politique de soutien aux créateurs, une réelle volonté d’éducation artistique tout au long de la vie, de soutien aux pratiques en amateurs. C’est autant une politique des liens que des lieux.

Alain Hayot La culture n’est populaire que si elle s’inscrit dans un processus d’émancipation humaine, si elle « fait civilisation », si elle est au cœur du dépassement de toutes les formes de domination et d’aliénation des êtres humains et de la nature. L’art, au même titre que la connaissance, parfois en anticipant sur elle, est un formidable vecteur de représentation, d’interprétation et de transformation du monde, et le partage de l’imaginaire, du sensible et du symbolique est au cœur des dispositifs d’acculturation et de socialisation des individus. Il est donc impératif non d’opposer mais de concilier les deux exigences dont vous parlez  : d’une part, la liberté totale d’expression et de création, loin de toute instrumentalisation politicienne et de tout asservissement aux logiques financières, et, d’autre part, l’accès de tous aux œuvres et le soutien à l’appropriation populaire des pratiques artistiques et culturelles en termes d’éducation, de production et de diffusion.

Jean-Pierre Burdin Ce sont les relations à la création, pas seulement à la diffusion, qu’il faut penser. L’art est une ressource. Pas une vie autre, mais un autrement de la vie. Il renforce notre pouvoir d’agir en nous permettant de distinguer les pousses des débris. Le réel est toujours une conquête, il est riche et il échappe. Nous n’avons pas à choisir entre les créations, les démarches artistiques. Certaines, qui semblent aujourd’hui vaines, peuvent, demain, nous manquer… On tâtonne, mais les questions du partage de l’intelligence sensible au sein des pratiques sociales et culturelles, de la constitution et des conditions de la création devraient être pour tous essentielles.

Dans quelle mesure l’enjeu de la réappropriation de la culture par les classes populaires renvoie-t-il à la question des moyens financiers et des infrastructures  ?

Jean-Pierre Burdin Le pouvoir d’achat des salariés peut être l’arbre qui cache la forêt en matière de démocratie culturelle. Ne voir que cela serait penser paresseusement les choses et détournerait de causes moins directement économiques. Reste que la culture est plus chère qu’hier encore. Et c’est un obstacle pour beaucoup. Miner les infrastructures renforce l’inégalité fondamentale qui en résulte. Je n’évoque pas seulement la vie des institutions publiques, mais aussi celle des mouvements d’éducation populaire, des associations culturelles ou encore des organisations culturelles du monde du travail, comités d’entreprise et mouvements associatifs culturels où il se regroupe. Cela a des conséquences graves pour la population, pour le pays, les territoires. Ce déficit démocratique, qui a sa facture politique, entrave la création, pas seulement la diffusion. À s’isoler de ceux qui ne sont pas dans le cercle, la création peut s’essouffler, tourner sur elle-même, s’étourdir avec le même public. Je ne dis pas que c’est majoritairement le cas. Nous avons précisément encore un solide socle institutionnel, une conception publique et laïque de la culture pour que cela ne soit pas. C’est un atout solide pour trouver le courage d’inventer la politique culturelle de notre temps.

Éric Favey Les classes populaires ne sont pas dépossédées de culture. Elles sont privées de parole et reléguées dans des territoires que traversent trop rarement ou jamais les institutions de la République. Elles ont notamment cette sensibilité des quartiers si peu reconnue par l’insensibilité parfois des cultures légitimes. On leur demande de s’arracher de leur vie, de leur quotidien, voire de le renier symboliquement pour faire le chemin jusqu’aux lieux de l’offre, sans s’imaginer la difficulté extrême de leur vie et du chemin. Et dans le même temps, ils sont souvent « assignés à domicile ». La question des moyens financiers et des infrastructures se pose parce que c’est l’égal accès aux biens communs qui en est l’objet. Mais l’usage que l’on en fait est aussi important que leur quantité. L’urgente nécessité, c’est d’engager la bataille de l’imaginaire, créatif, divers, multiple, pour tenir à distance les risques de standardisation des esprits et faire reculer la fatalité sociale. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une ambitieuse politique de l’esprit et de l’imaginaire, qui dépasse largement les prérogatives de l’actuel ministère de la Culture et celle de l’État. Elle appelle aussi la fin de la partition de 1959, qui limite cette ambition et nous prive de cette dynamique en faisant cohabiter sans cohérence une politique scolaire, scientifique et universitaire, des arts et du patrimoine, de la jeunesse et de la vie associative.

Alain Hayot La réappropriation de l’art et de la culture par les classes populaires passe obligatoirement par une remise en cause de la rupture qui s’est opérée entre création et éducation populaire. Je suis convaincu que le partage de l’imaginaire et du sensible est indispensable à tous pour rêver l’utopie, penser l’avenir et construire le changement. En ce sens, l’art et la culture constituent une des conditions de l’existence d’un espace politique porteur d’une visée émancipatrice. L’outil majeur d’une telle démarche, c’est le service public de la culture. Il est urgent de mettre un terme à son démantèlement actuel et d’agir pour que la gauche se dote d’une nouvelle ambition politique pour l’art et la culture, et leur appropriation populaire. Le Front de gauche de la culture vient de publier un texte où il met en débat plusieurs chantiers de refondation  : de la relance d’une responsabilité publique et nationale de l’État à la mise en œuvre d’une compétence partagée avec les collectivités territoriales, jusqu’à l’élaboration citoyenne d’une loi d’orientation et de programmation qui accorde des moyens financiers à la hauteur des enjeux de civilisation comme la part nouvelle de l’art et la culture dans la société.

Peut-on aussi parler d’une responsabilité des médias dominants dans l’inégalité d’accès à la culture  ? N’est-ce pas le rôle des médias de favoriser un rapport vivant entre la création et le public, à rebours du consumérisme ambiant  ?

Jean-Pierre Burdin Je ne minimise pas leur rôle. Je le vois bien, les médias se tiennent éloignés de la diffusion artistique, comme généralement de ce qui a trait à la connaissance. On s’écarte de la vie des gens pour stigmatiser leurs pratiques comme mineures, voire vulgaires, en même temps pour distraire, flatter, avilir. Pourtant, c’est bien plus contrasté. Et, surtout, les nouvelles possibilités interactives des écrans, des enregistreurs de sons et d’images développent contradictoirement les capacités d’accaparement de ceux qu’on juge vite comme victimes d’addiction consumériste. Détournement. Subversion. Tout cela dans bien des contradictions. Qui ne voit également comment se composent musiques et danses au cœur de pratiques populaires très inventives ? Collages, brassages et mixages sonores  ?

Éric Favey Le marché, le profit et l’Audimat règnent en maîtres quasi exclusifs sur ce qui fabrique l’essentiel de nos systèmes d’information, d’acculturation, et de fabrique de nos représentations. À quatre-vingts ans, nous avons passé quinze ans en pratiques plurimédiatiques… pour trois à l’école… et si peu dans les musées, les centres de culture scientifique ou les salles de spectacle  ! Il est donc temps d’inventer une politique industrielle de qualité pour nos yeux et nos oreilles, et qui donne la priorité aux affaires de l’esprit sur l’esprit des affaires  ! Avec de véritables cahiers des charges pour les acteurs multimédiatiques, situant leurs responsabilités éducatives, culturelles et civiques, avec un espace public du Web préservé pour qu’y trouvent leur place les biens communs et les pratiques qui les promeuvent, avec un investissement massif dans la création.

Alain Hayot Tous les médias sont concernés au premier chef par cette nouvelle ambition. Cela suppose que liberté, démocratie et exigence culturelle s’imposent dans l’audiovisuel public et privé, mais aussi dans la presse écrite dominée par des puissances financières et industrielles. Nous faisons des propositions qui permettent une intervention citoyenne en faveur d’une démocratisation et d’une appropriation populaire des médias. Cela suppose aussi de promouvoir un Internet libre interactif et citoyen en garantissant l’accès au réseau, le téléchargement et les droits et rémunérations des créateurs et des auteurs afin de lutter ensemble contre la fracture numérique et la marchandisation de cette révolution au potentiel émancipateur considérable.

Entretiens croisés réalisés par Laurent Etre, L’Humanité


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