La crise du NPA et les mots pour le dire (par Samuel JOHSUA, dirigeant historique LCR puis NPA)

jeudi 17 novembre 2011.
 

« La science est l’œuvre de l’esprit humain, qui est plutôt destiné à étudier qu’à connaître, à chercher qu’à trouver la vérité », Evariste Gallois [1]

1. Il est difficile de s’extraire des débats quotidiens pour aborder l’état de division du NPA et la crise qu’il révèle. Au-delà des polémiques bien légitimes sur le bilan de telle ou telle orientation suivie (ou proposée) depuis la naissance du parti, il importe que la discussion s’élève à des considérations plus générales. Nous avons échoué à construire un parti révolutionnaire de masse. Une fois de plus pourrait-on dire. En fait, dans les pays comparables au nôtre, personne n’y est parvenu nulle part en près de 90 ans (intervalle entre la victoire de Staline en URSS et nos jours). Ça devrait rendre modeste sur les bilans. Et renforcer le respect commun pour celles et ceux qui au moins ont tenté. Il est inévitable de rapprocher ceci de l’inexistence de situations pleinement révolutionnaires pendant la même période, dans les mêmes pays, hormis la situation très particulière produite par la deuxième guerre mondiale et ses prolongements.

Il faudra bien un jour s’attaquer à cette question, mais le présent texte ne le fera pas, il est d’une ambition moindre. D’ailleurs, dans cette longue séquence, il y a certainement des périodes à distinguer, dans lesquelles les raisons de l’échec pourraient être différentes. On peut se contenter de la période ouverte par la chute du Mur, c’est déjà beaucoup. La manière dont le stalinisme a été balayé a laissé libre cours à un capitalisme sans dehors, à des rapports de force dégradés et se dégradant sans fin. Bien entendu, « là où il y oppression, il y a résistance » et ces années n’y ont pas manqué. Mais sans que la tendance générale soit remise en question.

Cela a des conséquences en cascade. Non seulement en Europe le nouveau n’arrive pas à prendre le pas sur l’ancien, mais de plus l’idée même d’un autre monde est réduite à des slogans abstraits sans jamais gagner en concrétude. « Un autre monde est possible » ? Certes ; mais difficile de dire lequel et comment y parvenir.

Dans le petit monde qui est le nôtre, on entend dire que les plus vieux militants, ceux de 68 et d’avant, sont « la dernière génération d’Octobre » selon la formule de Benjamin Stora. Pas plus bête qu’un autre je sais avec certitude que les catégories héritées de cette période ont perdu une bonne partie de leur force motrice [2]. Mais – c’est une partie du problème – elles n’ont été remplacées que par pas grand chose pour penser une rupture révolutionnaire. Des bribes de nouveauté évidemment, mais pas de réponse stratégique réelle. Comme on a coutume de le dire, il est peu probable que l’on y parvienne sans de nouvelles expériences révolutionnaires. Mais outre qu’elles tardent, il faut se souvenir de ce que disait Lénine, « sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire ». Dans les deux sens donc…

2. Il est évident maintenant que le lancement du NPA répondait à des projets en partie différents. Et voilà des camarades qui refont le chemin à l’envers, comme si l’état actuel était le produit inévitable de ces différences minimes au départ. D’une égratignure au danger de gangrène, comme disait Trotski. Sauf que le plus souvent (presque toujours en fait) les égratignures se guérissent toutes seules. C’est une conjonction particulière qui conduit à la gangrène. Dans le cas précis donc, les difficultés générales du NPA, son échec à réussir son pari de développement en parti plus vaste, ceci dans des conditions globales défavorables. C’est cela qui a donné une signification particulière aux divisions initiales, en les modifiant en plus.

Il y avait et il y a plusieurs raisons à l’engagement au NPA. Dont une, majeure et commune, que résume son nom : refuser de baisser la tête devant le système. Tenir et résister ; ne pas plier. C’est respectable, c’est beaucoup et même énorme. Mais ça n’est pas suffisant. Déjà la tentation fut constante du substitutisme, le « parti des luttes » remplaçant les mobilisations manquantes (ou fragiles). On est alors loin du travail inévitablement plus lent d’implantation dans des organismes de masse, unitaires, ou au moins plus larges que nous. Et ceci avec la concurrence constante entre les éventuelles carences de mobilisation à pallier. Une course sans fin qu’on est sûrs de perdre, avec en plus la déception, la division et la culpabilisation. Finalement, avec la crise du NPA, les divergences se sont durcies encore vers une balkanisation généralisée.

3. « Unité et radicalité » ! Un bel assemblage dialectique des contraires que cette formule… Mais uniquement sur le papier, puisque c’est ce corps central du NPA qui a fini par rendre l’âme [3]. Corps central finalement divisé entre ceux pour qui sans unité la radicalité finirait par s’épuiser en elle-même dans l’isolationnisme puis la secte, et ceux pour qui la radicalité empêche, quoi qu’on en dise, une quelconque unité politique, sauf en discours de meeting. Pour saisir la nature d’une question, apparemment banale d’équilibre, qu’on dit sans relâche « tactique » mais qui s’est révélée fondamentale, il faut quelques développements.

Je rappelle ici ce que disent nos principes fondateurs : « Dans et autour de ces partis de la gauche institutionnelle, nombreux sont celles et ceux qui n’ont pas renoncé à changer radicalement la société. Avec eux, comme avec l’ensemble des travailleurs/euses, nous voulons construire sur d’autres bases, en rupture avec les capitulations et les reniements de cette gauche pour créer une nouvelle représentation politique des exploité-e-s, un nouveau parti anticapitaliste, un parti qui se bat jusqu’au bout contre le système, un parti pour la transformation révolutionnaire de la société. » Abandonner ce principe, ou une quelconque part de celui-ci (dont le début, « dans et autour de ces partis »), c’est tourner le dos au NPA. Mais un principe n’est rien sans ses conditions de mises en œuvre, et ce sont ces éléments qu’il faut discuter et approfondir.

a) Il faut se garder de toute idée de « table rase ». La « reconstruction » (terme qui s’oppose à de pures recompositions entre partis constitués) ne peut pas se faire à partir de rien. C’est un fait : elle ne se fait pas (ou plus) principalement à partir des rangs des partis, du PC (et encore moins du PS), même si ça se produit toujours aux marges. Elle se fait un peu à partir des rangs syndicaux, CGT, FSU ou Solidaires. Mais les personnes qui rejoignent le combat révolutionnaire viennent quand même de quelque part : altermondialistes, écologistes, syndicalistes, militants associatifs, anti-impérialistes et autres. Et même quand ce n’est pas le cas, quand c’est le premier engagement, leur évolution est le produit d’un cheminement particulier propre au cadre historique de la gauche. Il n’y a aucune reconstruction possible hors de ce cadre. En sortir, c’est non seulement renoncer à un parti de masse, mais s’enfermer dans une dérive sectaire.

b) Dans ce vaste espace que nous visons à rassembler (espace caractérisé dans nos principes par : « celles et ceux qui n’ont pas renoncé à changer radicalement la société »), il y a inévitablement des pôles. Variables en ampleur selon les conjonctures, avec d’un côté les secteurs qui sont et demeurent en rupture avec le cadre partidaire de la gauche gestionnaire et de l’autre des secteurs qui lui restent attachés.

c) Même si les deux pôles extrêmes sont présents en permanence, l’ensemble du champ concerné ne comprend jamais de compartiments étanches, mais une continuité. Tou-te-s ces militant-e-s oscillent entre des positions de ralliement utilitaire à une union avec le PS, ou des positions purement réformistes, et des options antilibérales conséquentes, ou bien encore anticapitalistes. Or c’est lorsque ces deux pôles, ces « deux publics », sont unis dans un combat donné (politique, social, sociétal, écologiste, idéologique…) hors du champ dominé par le PS qu’une perspective plus influente peut voir le jour.

d) Unifier ce champ si possible, et en faire une force dans le combat anticapitaliste est dans ces conditions une tâche spécifique. C’est un des buts explicites majeurs que s’est fixé le NPA à sa fondation. Dit encore autrement il faut refuser d’acter une scission entre « les deux publics ». Le NPA devait lutter en sens inverse pour les unifier sur des bases radicales (toujours la dialectique). On voit ici qu’il s’agissait d’un choix de longue durée et de grande portée. Le prendre par le seul bout des partis du FG [4] est hors sujet. Mais, tant que les conditions générales de la période sont ce qu’elles sont, cette tâche ne pouvait pas être limitée à la sphère influencée par le seul NPA. Ceci a comme conséquence qu’on ne peut éliminer la confrontation avec les forces réformistes du FG qui influencent en partie ce même champ. Ceci sans viser une alliance stratégique pérenne, impossible à atteindre dans les conditions socio-politiques actuelles sauf à abdiquer de nous-mêmes.

e) Finalement et en gros on trouve deux possibilités extrêmes. Choisir de manière prioritaire le pôle proche du « vieux » mouvement, au risque de se trouver ramenés à une position subalterne vis-à-vis des courants réformistes. Avec la traduction que ça suppose dans les luttes elles-mêmes, souvent dirigées comme on sait par ces mêmes courants. Et de plus avec la certitude de la soumission au PS au bout du compte. Ou choisir l’autre pôle de manière exclusive, au risque non seulement de se retrouver durablement seuls comme parti, mais surtout de faire fonds sur une poussière de secteurs disjoints et eux-mêmes très fragiles politiquement. Parce que « sur la gauche » du NPA, il n’y a rien, ou tout comme : on trouve au mieux une poussière d’individus révoltés, au pire, c’est du vent [5].

f) Le refus d’acter une scission entre « les deux publics » était la base constitutive de la grande majorité du NPA. Au final, cette base a cédé. Pour certains d’entre nous l’objectif était de se servir de la force de frappe naissante du NPA, de l’impact de son porte-parole tout aussi bien, pour créer les conditions d’un regroupement de ce champ de la gauche ouvrière et sociale sous hégémonie révolutionnaire, conformément aux espoirs des principes fondateurs. D’autres en sont venus pour y parvenir à une insistance particulière sur des accords électoraux plus réguliers avec le FG et une présence institutionnelle moins anecdotique. Sans voir probablement que la restriction de l’espace démocratique bourgeois rendait ceci délicat [6]. Pour d’autres, à l’opposé, c’est cette perspective même de reconstruction globale qui est rejetée. Puisque, par définition, ce champ, même s’il était influencé principalement par le NPA, aurait comporté des éléments plus « à droite » que lui-même, moins révolutionnaires, au moins dans un premier temps. Et je ne parle pas là des partis du FG, il est en effet impossible qu’ils y soient impliqués en bloc. Mais de « celles et ceux qui n’ont pas renoncé à changer radicalement la société », formule volontairement générale. Pour cette part de militants du NPA, il n’était tout simplement pas question d’imaginer une cohabitation politique avec moins révolutionnaire que soi.

g) Pouvait-on justement arriver à un tel rassemblement des « deux publics » sous hégémonie révolutionnaire ? Peut-être que non, vu que ça n’a été possible nulle part en Europe. Peut-être de plus n’était-ce pas atteignable étant donné que la période est plombée par des rapports de force sociaux désastreux [7]. Mais que ce fut possible ou pas, la construction même du NPA le confrontait immédiatement à cet enjeu de niveau élevé. C’est ce qu’on attendait de nous. Le fait de ne pas être en mesure de briser ce « plafond de verre » qui sépare ceux à qui on ne demande rien (ou si peu) de ceux sur lesquels on fonde quelque espoir pour changer les choses est à la racine de la crise du parti.

4. Un éventuel « juge de paix »

Je reviens ci-dessous au point 6 sur des difficultés qui se sont révélées insurmontables dans la voie d’un parti révolutionnaire de masse. Débat difficile et inévitablement spéculatif. Mais si la discussion doit reprendre sur ce terrain (et malheureusement sans aucune certitude d’aboutir à une issue positive convaincante), une étape est peut-être devant nous dont l’issue à court terme est plus accessible. Si la gauche gagne en 2012 (rien n’est moins sûr, je sais bien), nous aurons une clarification très probable, avec la possibilité de trouver une base durable de regroupement de ce qu’il est possible d’unifier dans la lutte anticapitaliste. Depuis 2002 en effet, avec la droite au pouvoir, et malgré l’expérience accumulée de ce que représente la politique du PS, les choses ont été plus ou moins plongées dans un certain brouillard. Non seulement (et classiquement) parce que les souvenirs s’estompent, mais parce que la dureté même de la politique sarkozyste a entraîné de plus en plus de secteurs dans un choix de « moindre mal ». Que ce choix soit illusoire, comme le montrent amplement les exemples grec, espagnols, portugais ne lui en enlève pas moins un effet politique patent. Si bien que les postures de fond et les espoirs anticapitalistes ont été inévitablement altérés par des positionnements de conjoncture.

La présence de la gauche au pouvoir agirait demain comme un juge de paix, et probablement assez rapidement : on sera avec la gauche gouvernementale ou contre elle. Les questions que nous posons depuis plus d’une décennie au moins devront trouver des réponses tranchées. En tout cas bien plus tranchées qu’elles ne l’ont été jusqu’à maintenant. Ce sera aussi un moment de vérité pour les militants révolutionnaires. S’ils ne tergiversent pas dans le choix, voire même annoncent à l’avance leur volonté, ils pourraient se propulser à la pointe d’une opposition de gauche sociale et politique au PS et ses alliés, quels qu’ils soient. La forme, (rassemblement, front…) est à discuter selon la manière dont se présenteraient les choses. Mais abandonner ce projet au moment où il se révèlerait possible voudrait dire que nous aurions menti pendant plus d’une décennie, de déclarations sur les plateaux télé en résolutions de congrès, sur notre volonté de rassemblement anticapitaliste, pour peu donc que la clarification se fasse quant à l’indépendance avec le PS. Si les révolutionnaires flottent sur ce projet, par volonté de ne pas rompre les ponts avec des secteurs eux-mêmes hésitants vis à vis du PS et ses alliés (et il n’en manquera pas), ou, inversement, par crainte de la cohabitation avec d’autres moins révolutionnaires qu’eux, nul doute que les issues déjà problématiques deviendraient définitivement fermées. Mais il va de soi qu’une issue positive nécessite une force regroupée. Que, malgré sa crise, seul le cadre du NPA peut offrir.

5. Comment faire de la politique révolutionnaire quand la révolution n’est pas à l’ordre du jour ? Vieille question. Une grosse partie des réponses données ici et là, en fait depuis assez longtemps, suppose déjà présent un parti de masse. Avec un tel parti, va pour le front unique, va pour les mouvements de masse, pour le mouvement d’ensemble, va pour l’expérimentation sociale, va pour les politiques visant à l’hégémonie dans le style de Gramsci. Sauf que voilà, ce parti on n’a pas en magasin. Ces politiques sont-elles à même de résoudre en même temps la question d’une voie de construction d’un parti de masse et la ligne à suivre le temps qu’il le soit ? Finalement, il semble bien que non, et on n’a pas fini d’en tirer les conséquences s’il en est bien ainsi.

6. « Ce dont on ne peut parler, il faut s’en taire » dit très sagement Wittgenstein [8]. Et effectivement, en l’occurrence, à part aligner analyses et difficultés, il est difficile d’entrevoir désormais des solutions de moyen terme. Mais, comme dit Lénine, « seule la vérité est révolutionnaire ». Sans revenir aux années d’avant la chute du mur, les modèles pour résoudre la question de la construction d’un parti révolutionnaire ont le plus souvent abouti à des échecs ou des impasses. On peut faire la liste, certainement incomplète. Le parti « organique » issu des nouvelles luttes ouvrières, avec le virage libéral du PT au Brésil ; le sectarisme et les divisions renforcées entre groupes révolutionnaires en plein écroulement de l’État en Argentine ; la recomposition des repousses issues de la crise du mouvement ouvrier traditionnel, avec IU en Espagne, le PRC en Italie, Die Linke en Allemagne, là, issu aussi de la social-démocratie. Ou encore le pari de passer « par en bas », avec le NPA. Et des cas intermédiaires comme le SSP écossais, désormais détruit, ou le Bloco portugais, seul exemple de réussite durable (jusqu’à présent ; il faudra mesurer l’effet de l’échec électoral de juin 2011). Mais, comme le dit Evariste Gallois, on peut aussi dans un premier temps se consacrer plutôt à « étudier qu’à connaître, à chercher qu’à trouver la vérité ». Plutôt que d’aligner maintenant une masse d’analyses sophistiquées, je me propose de donner ci-dessous une série de thèses taillées à la serpe, donc probablement caricaturales, mais c’est pour permettre plus facilement un débat [9].

a) Les classes dominantes ont réussi à installer un « cercle de fer » à l’échelle mondiale, imposant la globalisation capitaliste et empêchant jusqu’à maintenant toute tentative d’en sortir, même d’une manière limitée (réformiste ou/et keynésienne) [10]. Le secours et le soutien apporté à ce modèle par de puissants pays émergents n’est pas pour rien dans sa solidité, qu’on voit mal pouvoir être ébréchée localement. Que, jusqu’à présent, la crise de 2008 (qui se poursuit) n’ait pas produit ne serait-ce qu’une inflexion de trajectoire est un signe révélateur. Il reste à voir si les ébranlements dans la zone arabe, pour l’instant surtout démocratiques, pourront ouvrir d’autres horizons.

b) Ceci va de pair, partout, avec un rétrécissement drastique des marges autorisées par les processus démocratiques bourgeois. Les votes dans ce cadre peuvent encore peser sur des questions « sociétales », mais presque plus du tout sur les questions touchant aux fondamentaux du capitalisme néo-libéral globalisé.

c) En plus d’une évolution propre à la social-démocratie, ceci conduit à la quasi destruction des issues « réformistes » classiques et à la confirmation de la mutation en nature de cette social-démocratie. Il n’y a pas de fait plus probant pour cette affirmation que le comportement et les politiques suivies par cette dernière à l’occasion de la crise de 2008. Aucun modèle capitaliste alternatif n’a été avancé. Mais au contraire une gestion fidèle au millimètre, visant à sauver le système tel qu’il est devenu, néo libéral, et à en faire porter le poids sur les classes populaires. Et on ne peut que constater l’absence de fractures « de gauche » au sein de ces partis face à la crise. Autrement dit la possibilité que ces partis soient des canaux par lesquels la pression populaire se manifeste n’existe presque plus (du moins quand c’est le capitalisme néo libéral qui est directement en jeu). Et – parce que ça marche dans les deux sens – c’est une preuve apportée en retour de la rupture accélérée des liens avec ces mêmes catégories populaires.

d) Au final donc, et sauf cas d’espèces, cela signifie que ce qui subsistait encore du fondement « ouvrier bourgeois » de ces partis a disparu. Partout, sous des formes adaptées nationalement, le modèle bipartiste étatsunien se généralise. Deux partis de la bourgeoisie (ou plus généralement deux camps, l’un deux pouvant en pratique comporter plusieurs partis). Plus précisément, deux extensions de l’appareil d’État, indispensables à son fonctionnement. Ceci modifie considérablement la manière dont la relation aux institutions démocratiques bourgeoises se pose. Le vote ne modifie plus rien de fondamental (ceci a toujours été à peu près vrai), mais même comme options réellement différentes dans le cadre général du système, il n’y a pas d’alternative réelle. Si on tient compte en plus de l’affaiblissement du poids politique des représentations parlementaires (avec la « gouvernance » généralisée, dont l’UE donne un exemple caricatural) ; de la restriction des marges d’autonomie des institutions plus locales [11], cela nécessite la reprise à nouveaux frais de la relation à cette question spécifique des institutions démocratiques bourgeoises.

e) Dans des pays de vieille tradition parlementaire, cela bouleverse les relations au combat politique. Les aspirations populaires ont de plus en plus de mal à se projeter dans ce cadre. D’où une évolution profonde (déjà en place de longue date aux EU) vers le « hors système ». Dès que la situation se durcît, comme on le voit en Grèce ou en Espagne (demain peut-être en France quand la gauche aura déçu encore ?), c’est ce que l’on voit apparaître. C’est le sens essentiel des mouvements répétés du type des « Indignés », mais qui s’est déjà souvent manifesté par le passé, par exemple en Italie [12]. Et, de plus, il faudrait tenir compte de la possibilité évidente que ces rejets se portent à l’extrême droite plutôt qu’à gauche.

f) Mais même quand ils sont progressistes ces mouvements se consument malheureusement en eux mêmes. Ils sont parfois très massifs, gagnent des couches nouvelles et se caractérisent par un rejet très ferme des politiques libérales. Ils portent donc une promesse de radicalisation, qu’il faut défendre sans hésitation. Et en gardant dans l’esprit que les mobilisations européennes face à la crise peuvent à tout moment changer la donne, même si, dans l’immédiat, elles n’y arrivent pas. Mais cette promesse a du mal à se développer politiquement. Sans doute parce que le sentiment diffus mais profond existe qu’il faudrait, pour réellement changer les choses, des confrontations bien plus radicales, qui mèneraient très loin dans l’affrontement. Et que la confiance en la possibilité que celles-ci soient menées victorieusement est faible (à la fois probablement par intériorisation des rapports de force et par l’effondrement de l’horizon et des perspectives socialistes après 1989). Selon la longue tradition inaugurée par les zapatistes, on fait alors de nécessité vertu. Comme le pouvoir est inatteignable, on décrète que là n’est pas la question ; qu’on peut la contourner ; qu’il suffit de l’enlever de l’esprit pour l’enlever de la réalité ; que là réside une nouvelle façon de faire de la politique, alors que ce n’est jamais qu’une façon de refuser d’en faire. On affirme alors qu’un autre monde est possible, mais comment, si l’ancien reste en place ?

g) De quelque manière qu’on le prenne, un parti révolutionnaire a une particularité inévitable qui est de lier fondamentalement « le social » (pris au sens large) et « le politique ». Ce dernier est consubstantiel à la sphère où se nouent les combats avec les autres partis, et à l’existence d’une perspective d’ensemble pour toute la société, caractérisée donc par la prise en compte de la question de la propriété, et du pouvoir, donc de l’État [13]. On peut appeler « politique » autre chose que cette vision héritée entre autres de Lénine, mais alors on change de terrain. Dans « parti révolutionnaire », on abandonnerait alors la notion même de « parti ». C’est ce lien que nous échouons à bâtir [14].

h) C’est que s’écarter tendanciellement [15] du système représentatif traditionnel ne conduit nullement automatiquement à une prise en charge d’un changement révolutionnaire de la société. De nouvelles générations entrent en mouvement et c’est une indication précieuse. Mais cela n’a conduit nulle part à la construction d’outils directement politiques, fussent-ils même moins radicaux que ceux que nous souhaitons. Ceci est dit pour l’instant et ne préjuge pas de l’avenir. Mais problème supplémentaire, souvent ce mouvement de rejet englobe y compris les groupes révolutionnaires eux-mêmes. C’est injuste, mais indéniable.

Ceci est à analyser de près et comporte deux aspects principaux. Dans les conditions générales que nous connaissons, ces groupes révolutionnaires n’amènent en rien une issue à la hauteur des espoirs et déceptions que manifeste le rejet du système (le « plafond de verre »). Il faudrait, pour qu’il en soit autrement, que les franges les plus mobilisées socialement, participent d’elles-mêmes à la traduction politico-partidaire de leur propre rejet du système. Ce que justement elles ne font pas. Les raisons en sont certainement multiples. Parmi celles-ci insistons encore sur le sentiment diffus mais profond que « ça va pas le faire ». Et en conséquence le balancement entre le délégataire – et si, enfin, on avait une social-démocratie déterminée et honnête ? – et le repli frileux.

i) Ce sont ces questions qu’appelle la prise en compte de la crise du NPA, entre autres. Il n’y aura pas de parti révolutionnaire de masse tant que nous n’entrerons pas dans une période révolutionnaire [16], c’est maintenant un fait acquis. Au moins pour moi. Le problème est alors d’arriver à bâtir des partis qui évitent la marginalisation et dont la fonction d’aide au mûrissement des confrontations fondamentales soit attestée, même s’ils ne peuvent viser des ambitions plus grandes dans la période [17]. Ceci ne peut se faire qu’à la frontière entre le « social » et le politique, avec la traduction politique du social pour sa frange la plus radicale. Et en retour la fécondation politique de cette dernière. Pour sortir de sa « vision étriquée » dont parlait Lénine, ou de « L’illusion d’une homogénéité ou d’une continuité entre le politique et le social » comme le critiquait Daniel. Un « social » donc non fantasmé.

Ne pas prendre ses désirs pour des réalités, partir du mouvement comme il est vraiment, c’est-à-dire porteur des seules potentialités réalistes existantes. Mais dont les limites sont patentes, même pour ses parties les plus avancées. Il faut être un pas devant elles, pas plus. Avec la volonté constante de les unifier dans les combats sociaux (évidemment), idéologiques, politiques (y compris électoraux). Mais là se pose une question de plus, nouvelle dans une certaine mesure. La mutation social-libérale exclue les PS de cette « unité » fondamentale [18], et cette exclusion est une condition sur le moyen terme de ne pas être soi-même pris dans le rejet « hors système », aussi limité soit ce dernier dans sa portée politique. C’était bien finalement le projet initial du NPA. Toutes les conditions décrites ci-dessus me paraissent nécessaires pour y parvenir. Elles sont loin d’être suffisantes. Mais qui peut encore en douter ?

Samy

JOHSUA Samuel Notes [1] Jeune mathématicien, républicain radical, qui a révolutionné sa discipline avec les débuts de « la théorie des ensembles ». Il a été tué en duel à 21 ans, en 1832. Extrait de sa Lettre à Gabriel Chevalier, écrite la veille de sa mort.

[2] Comme je l’ai expliqué ailleurs, cette affirmation doit être soigneusement distinguée de la référence générale au matérialisme historique. Ce dernier a certes pris des rides. Mais il est dans la force de l’âge… C’est ce que je développe dans « Tout ce qui bouge n’est pas rouge – Un débat avec Philippe Pignarre », ESSF (article 21253).

[3] Je laisse de côté ici les groupes et tendances, pourtant majoritaires dans leur addition lors du dernier congrès, qui se situent en dehors de ce positionnement qui fut constitutif du NPA. Du moins à mes yeux, je sais bien que cette affirmation est elle-même l’enjeu d’un débat.

[4] Nos principes fondateurs ne laissent ainsi aucune ambiguïté sur l’impossibilité de compter le PC en tant que tel dans le projet de rassemblement des anticapitalistes Citation : « Les partis de la gauche institutionnelle (PS, PC) et leurs alliés Verts ont abandonné depuis longtemps cette perspective ».

[5] Cas particulier de LO mis à part. Il y a bien aussi des autonomes, mais voilà, ils font partie du problème, pas de la solution.

[6] Je traite de ceci dans mon texte « Vingt défis pour la pensée communiste du siècle débutant – Partie I », ESSF (article 20726). Voir aussi ci-dessous, point 6.

[7] Mais si, dans toute l’Europe, il y a un endroit où c’est peut-être jouable, c’est encore en France, en particulier grâce à la vigueur relative des mobilisations générales.

[8] Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus (1921).

[9] Certains de ces points sont plus développés dans mes textes, « Vingt défis pour la pensée communiste du siècle débutant – Partie I », ESSF (article 20726) et « Rebonds sur la « discussion stratégique » et le NPA », ESSF (article 21075).

[10] On peut à cette échelle laisser de côté le cas très particulier du Venezuela, comme des pays environnants, dont l’avenir de l’expérience reste en suspend.

[11] Chez nous, conseils régionaux, départementaux, grandes municipalités. De par la loi, la plus grande partie de leur budget est préformatée d’en haut. Il n’y a sérieusement et sur l’essentiel aucune différence possible entre gestions de droite et de gauche, et d’ailleurs, aucune différence fondamentale dûment constatée.

[12] Il existe un réel malentendu autour de ce terme dans les débats du NPA. Pour certains, « hors système » veut dire révolutionnaire. Ce qui est possible en théorie, mais ne correspond en rien aux moteurs réels qui conduisent à être « hors système » dans la période. Dirait-on que le désamour patent sur la longue période avec le système représentatif US est un signe que la situation y est « révolutionnaire » ?

[13] Même quand cette question n’est pas brûlante, comme c’est en général le cas. C’est pourquoi il est absurde de penser que ce combat des partis puisse s’émanciper des aspects électoraux.

[14] Citation de Daniel Bensaïd : « Ce repli de la question politique a pu se traduire par ce que nous pourrions appeler en simplifiant une « illusion sociale » (par symétrie avec « l’illusion politique » dénoncée par le jeune Marx chez ceux qui croyaient voir dans l’émancipations « politique » - les droits civiques - le dernier mot de « l’émancipation humaine ») », Sur le retour de la question politico-stratégique, ESSF (article 3122).

[15] Parce que bien entendu il y a des contre-tendances. En France par exemple l’élection de 2007 a vu ponctuellement se renverser un mouvement très ancien de désertion des urnes. Et nul ne sait ce qui peut se passer en 2012. De même, pour Obama, il y eût pour la première fois depuis des décennies un passage au dessus de 50% de votants.

[16] Sur la notion de période révolutionnaire, je renvoie (parmi des centaines de références diverses possibles) à mon texte « Débat « Phénix » : la grève générale comme modèle révolutionnaire ? », ESSF (article 21539).

[17] Je développe les fonctions attribuables à un parti de ce genre dans mon texte « vingt défis » en son point 15, « Sur l’hégémonie, l’auto activité et « les majorités d’idée ».

[18] Les consignes de vote, les unités d’action avec ce genre de partis sont une tout autre question.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message