Le signal d’alarme du football français (par Edwy Plenel)

lundi 9 mai 2011.
 

La Constitution d’une République est le texte qui lui donne sens et vie. Or celle de la nation française, malgré les changements de régimes et de majorités, commence par le même préambule depuis 1946, donc aussi bien sous la Quatrième que sous la Cinquième République. C’est dire l’importance de ce qui y est énoncé : non pas des dispositions institutionnelles forcément périssables, mais des principes solennels fermement inviolables.

C’est ainsi que l’article premier de ce préambule constitutionnel s’ouvre par ces mots : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. »

Il fallut deux guerres mondiales, des millions de morts, des génocides et des massacres, des crimes contre l’humanité, bref le surgissement de la barbarie au cœur de la culture et de la civilisation européennes, pour que chacun de ces mots-là soient gravés en tête de notre Constitution républicaine. Indivisible, la République accorde les mêmes droits à tous ses citoyens, les plus proches ou les plus lointains, d’Ile-de-France ou d’Outre-mer, nés en Europe ou venus d’Afrique, d’ascendance étrangère ou de vieille souche. Loin de signifier le rejet des croyances, sa laïcité signifie qu’elle les respecte dans leur diversité, y compris l’islam, fût-elle majoritairement de culture catholique. Indissociables, ses ambitions démocratique et sociale l’obligent enfin à assurer l’égalité de toutes et tous, sans faire de distinction « d’origine, de race ou de religion ».

Il suffit de ce rappel pour comprendre qu’aucune autorité de ce pays, et notamment aucun tribunal, ne pourrait admettre qu’on se livre, sous quelque prétexte que ce soit, à un tri entre Français selon leur origine étrangère, la couleur de leur peau ou la religion qu’ils pratiquent. Il suffit de l’avoir à l’esprit pour comprendre l’enjeu décisif de l’enquête menée par Mediapart au cœur du football français : elle établit que les plus hauts responsables opérationnels de ce sport national ont récemment envisagé d’organiser une discrimination dans le recrutement des joueurs fondée sur des critères d’origine, de race ou de religion.

Au prétexte qu’un jour ou l’autre, ils pourraient aller jouer sous d’autres drapeaux, des jeunes Français d’origine étrangère seraient jugés moins français que d’autres, moins fiables et moins fidèles, quelles que soient leurs aptitudes et leurs compétences. Au prétexte que le jeu des équipes devrait devenir moins physique et plus technique, des jeunes Français d’origine africaine seraient écartés selon des critères racialistes, identifiant la couleur noire de leur peau à un type humain déterminé. Au prétexte que les joueurs musulmans seraient des fauteurs de trouble, des jeunes Français ayant l’islam pour religion seraient exclus des sélections, leur croyance et leur culture étant ramenées aux qualificatifs « gris », « islamistes » ou « sarrasins ».

Mediapart à la disposition de la commission d’enquête

Telle est, abruptement résumée, la réalité que notre enquête a révélée. Nous ne nous appuyons pas seulement sur ce qui s’est dit lors de la réunion officielle de la Direction technique nationale (DTN) de la Fédération française de football (FFF), tenue le 8 novembre 2010 à Paris et dont nous avons publié le verbatim. Elles-mêmes choquées par cette dérive qu’elles n’arrivaient pas à empêcher, nos sources nous ont rapporté d’autres faits, d’autres anecdotes, d’autres réunions. Notre premier article évoque ainsi, outre la réunion du 8 novembre 2010, un colloque de la DTN tenu du 18 au 21 juillet 2010 ainsi qu’un séminaire officiel réuni le 18 mars. De plus, toutes les informations venues de nos sources étaient recoupées par les déclarations publiques des responsables concernés qui habillaient d’euphémismes transparents leur projet de « blanchiment », selon l’expression du quotidien L’Equipe, du football français.

Bref, Mediapart a dévoilé publiquement ce qu’une grande part des acteurs professionnels du football savait, subodorait ou devinait. La ministre de la jeunesse et des sports, Chantal Jouanno, ne s’y est pas trompée, prenant d’emblée au sérieux notre travail et, tout autant, la mesure de la gravité de ce qui était révélé. Au lendemain de notre premier article, elle a immédiatement réclamé une enquête de la FFF, complétée par des investigations de l’Inspection de la jeunesse et des sports. Et le jour du deuxième – le fameux verbatim –, elle a obtenu la suspension immédiate du DTN, François Blaquart, suivie des excuses contrites de l’entraîneur de l’équipe de France, Laurent Blanc. L’un et l’autre – et notamment le second – avaient en effet menti, vendredi 29 avril, en affirmant que ce que rapportait Mediapart n’était jamais venu à leurs oreilles. La publication, le lendemain, d’extraits fidèles de la discussion opérationnelle, tenue très officiellement en novembre 2010, a ruiné cette première ligne de défense.

Une deuxième ligne a alors été rapidement échafaudée, trouvant quelques relais parmi des lecteurs trop pressés (par exemple, Daniel Schneidermann d’Arrêt sur images). Mediapart instruirait à l’encontre des dirigeants du football français un procès détestable de racisme – mot que nous n’avons pourtant pas utilisé, lui préférant ceux plus précis et plus concrets de discrimination ou de ségrégation. Alors qu’en vérité, il ne s’agirait que de régler des problèmes de concurrence économique – l’exode des binationaux – et de technique de jeu – le profil des joueurs. Aussi pédagogique qu’informé, notre dernier article a montré combien il s’agissait là de faux prétextes, de l’habillage en somme de cette discrimination qu’il fallait, selon les propos tenus en novembre 2010, tenir secrète : « On peut baliser, en non-dit, sur une espèce de quota, expliquait alors le DTN. Mais il ne faut pas que ce soit dit. Ça reste vraiment que de l’action propre. Bon voilà, on fait attention. On a les listes, à un moment donné... » Non seulement aucun de ces deux arguments ne tient factuellement, mais de plus ils illustrent le sujet même de nos révélations : comment, auprès d’esprits informés, gagne l’insensibilité aux discriminations et l’oubli de nos valeurs.

Quand des photos d’une vingtaine d’équipes de jeunes de 15 ans sont projetées lors d’une réunion de la DTN, le 18 mars dernier, pour illustrer l’objectif à atteindre, on ne parle évidemment pas de nationalité, mais d’apparence. C’est la proportion importante de joueurs de types noirs ou arabes qui est soulignée, à un âge où ils rêvent tous de faire carrière sous le drapeau tricolore et où la question d’une nationalité de rechange ne se pose évidemment pas pour eux, et ne se posera pour la plupart jamais.

De plus, répétons-le, tout Français a le droit de bouger, d’évoluer, de changer et d’arpenter le monde. Et cette réussite de nos talents à l’étranger n’est-elle pas l’une de nos fiertés nationales, illustrant notre envie d’ailleurs et notre goût des autres ? Qui s’étonnerait des ingénieurs, des médecins, des informaticiens, des avocats, des banquiers, etc., qui s’en vont travailler dans d’autres pays et, parfois, en prennent la nationalité ?

Jusqu’au dérapage incompréhensible d’un sociologue respectable évoquant un « morphotype africain » (voir la réponse de Michel Wieviorka à Stéphane Beaud), c’est le miroir que nous tend cette histoire qui est détestable, et non pas les révélations de Mediapart qui, espérons-le, serviront utilement à le briser. Ce n’est pas la République française qui est ici portraiturée mais son contraire même : un pays qui, au cœur de son sport le plus populaire, accepte de faire un tri, dès le jeune âge, parmi ses nationaux, au prétexte caché de leur origine étrangère, de leur peau noire ou de leur religion musulmane.

Les dirigeants du football qui ont mis en marche cette machine infernale ne se pensent pas racistes, et nous ne les avons jamais accusés de l’être. Mais, par ignorance ou inconscience, ils font le jeu des racistes en cédant à un air du temps lui-même détestable, celui qui hiérarchise les Français selon leur origine, leur apparence ou leur croyance.

Dans cette affaire, Mediapart n’a qu’un but, outre la vérité de ses informations : que l’on siffle au plus vite la fin de ce jeu malsain. Et que l’on se saisisse de cette occasion pour relever notre nation, ici tombée bien bas, en faisant la pédagogie de ses valeurs républicaines et de ses principes constitutionnels. Notre enquête collective s’appuie sur des preuves et sur des témoins. Nous sommes à la disposition de la commission d’enquête désignée par la FFF et confiée au député Patrick Braouezec pour l’aider dans sa mission. Et, ainsi, sortir la France de ce mauvais cauchemar.

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