« Il n’y a pas fondamentalement de capitalisme à visage humain... L’aspiration naturelle, c’est d’être à soi-même son propre maître » (Denis Collin)

lundi 17 juin 2019.
 

Philosophe iconoclaste, Denis Collin traque les fausses libertés de la société contemporaine. Analysant les ressorts profonds de l’« obsession sécuritaire », de la manipulation sarkozyste autour de la « valeur travail » ou de certaines dérives du progrès scientifique, il repense la liberté comme une non-domination, à l’aune d’un « communisme républicain ».

Pourquoi repenser le logiciel idéologique de la gauche à partir de la notion de liberté, comme vous le faites dans votre dernier ouvrage (1) ? Dans le contexte social actuel, marqué notamment par les plans d’austérité en Europe et l’accroissement continu des inégalités, n’est-ce pas surtout sur leur capacité à indiquer les voies d’une véritable égalité que les forces progressistes sont attendues  ?

Denis Collin.

Revenons à notre bon vieux Marx....

Le problème qu’il pose n’est pas celui de l’égalité. Dès les Manuscrits de 1844, il dénonce sans ambiguïtés le communisme vulgaire qui ne s’occupe que de l’épaisseur du portefeuille et « nie partout la personnalité de l’homme » en imposant le « nivellement ». Les raisons de la crise actuelle sont à rechercher dans l’asservissement de la grande majorité à la logique même du capital. La question du moment, d’un point de vue marxien, est donc bien celle de la liberté. Je parle évidemment d’une liberté à conquérir, et non d’une liberté qui existerait déjà et que nous n’aurions qu’à préserver. Même si, comme je le souligne dans mon livre, le recul des libertés civiles est aujourd’hui particulièrement édifiant. Les libéraux eux-mêmes acceptent ces reculs, qui leur apparaissent désormais nécessaires pour préserver leurs privilèges.

Dans votre livre, vous expliquez qu’il existe
 un « bon usage » du libéralisme, qui consisterait notamment dans la séparation des pouvoirs.
Ce « bon usage » n’est-il pas simplement
ce qui permet de faire accepter aux peuples
le mauvais libéralisme, sévissant dans la sphère économique  ?

Denis Collin. Le libéralisme qui prône la séparation des pouvoirs, la liberté de conscience, la protection des droits individuels contre d’éventuels abus de l’État… ce libéralisme-là n’est pas spécialement lié à un régime économique. Il constitue le fil conducteur de toute l’histoire européenne, depuis les communes libres du XIe siècle. Fondamentalement, il correspond à une volonté d’élargir la sphère de liberté des individus et des républiques. Le mouvement ouvrier s’est lui-même forgé dans la mise en œuvre de cette aspiration. Il en a même été la pointe avancée. N’oublions pas, par exemple, que le mouvement ouvrier anglais se forme avec le chartisme, autour de la revendication du droit de vote. Et le meeting de fondation de la première internationale, au Saint Martin’s Hall, à Londres, avait pour sujet l’indépendance de l’Irlande et de la Pologne. Le libéralisme auquel je me réfère renvoie à cette filiation qui, pour la France, va de la Révolution française à la Libération, en passant par la Révolution de 1848 pour une République sociale, la Commune en 1871 et le Front populaire en 1936.

Mais si vous rattachez le mouvement ouvrier à une certaine tradition libérale, vous préférez néanmoins vous qualifier de « républicaniste » plutôt que de « libéral »… Est-ce seulement pour éviter tout malentendu sur la nature
de votre libéralisme  ?

Denis Collin. La gauche commet une erreur quand elle se revendique « antilibérale ». Cela brouille le message, introduit une ambiguïté sur son rapport à l’émancipation. Mais le libéralisme contemporain n’a plus grand-chose à voir avec celui de Montesquieu ou de Tocqueville. Et de toute façon, la séparation des pouvoirs n’appartient pas en propre au libéralisme originel. On la trouve déjà chez Machiavel, expliquant qu’en République, la liberté est garantie par l’existence de plusieurs pouvoirs qui se méfient les uns des autres. C’est dans cette tradition républicaniste, que l’on peut même faire remonter à Cicéron, que je m’inscris. Mais il se trouve que cette tradition se chevauche souvent avec une tradition libérale. Montesquieu est revendiqué par les deux courants. Jaurès ne me paraît pas non plus étranger à cette constellation intellectuelle. Que nous dit-il, en effet  ? Il nous explique que le socialisme, c’est la République jusqu’au bout. C’est l’exigence de la citoyenneté et de la liberté républicaine qui conduit au radicalisme social.

Votre approche républicaniste accorde aussi une place de choix à la notion de communauté. Sans rien abandonner sur le plan des principes républicains, vous plaidez pour une certaine acceptation des communautés culturelles, religieuses, qui se revendiquent comme telles dans l’espace public. Mais en République,
la communauté, n’est-ce pas ce qui cherche
à se soustraire à la loi commune  ? N’est-elle 
pas toujours, au moins potentiellement,
une menace pour la liberté de l’individu  ?

Denis Collin. Ce qui est inacceptable, c’est lorsqu’un groupe se constitue de façon régressive par rapport aux droits et libertés acquises dans la République. Mais que, par ailleurs, les individus cherchent à maintenir des liens culturels, religieux, etc., n’est pas en soi un problème. Aristote dit qu’une cité, c’est une « communauté de communautés naturelles ». C’est mon point de vue. Je crois qu’il faut se méfier d’un certain discours « anti-communautariste » qui est en fait dirigé contre certaines communautés en particulier, et qui a ainsi pour effet de renforcer le communautarisme qu’il prétend combattre.

Vous parlez aussi des syndicats comme de « communautés de travail ». Est-ce à dire qu’il se jouerait la même chose dans un collectif de travailleurs et dans une communauté au sens religieux ou culturel  ?

Denis Collin. Non. Mais il y a tout de même, aussi, dans la communauté de travail le fait de trouver un milieu dans lequel on est bien, des gens avec lesquels « on se tient chaud ». Il ne faut pas sous-estimer cette dimension purement humaine. Dans notre société atomisée, notre gros problème, c’est justement que l’on commence à avoir froid. On a fermé Renault-Billancourt et toutes les grosses concentrations ouvrières. On a brisé tout ce qui faisait corps. Le sentiment d’appartenance à la classe ouvrière s’est érodé non pas parce qu’il y aurait moins d’ouvriers, mais bien du fait d’un éclatement de la classe ouvrière sur ses lieux de travail. Et le syndicalisme, parallèlement, s’est de plus en plus éloigné de sa base, avec tous les mécanismes d’intégration élaborés par le patronat.

En même temps, pour pouvoir un jour briser l’exploitation, n’est-on pas toujours contraint
de commencer par négocier la « longueur de la chaîne », même si c’est frustrant  ?

Denis Collin. Certes. Cependant, il ne faudrait pas oublier le but, à savoir une société où chacun donne selon ses moyens et reçoit selon ses besoins, pour paraphraser Marx. Je crains qu’on ne l’oublie un peu trop. Je suis clairement convaincu de la nécessité de défendre les acquis. Mais je crois qu’aujourd’hui, pour conserver les acquis, il va falloir aller très loin dans la remise en cause du capitalisme. Nous n’en sommes plus au compromis des Trente Glorieuses. Nous constatons qu’il n’y a pas, fondamentalement, de capitalisme à visage humain.

Peut-on dire qu’avec la crise émerge 
un capitalisme plus autoritaire  ?

Denis Collin. Oui, c’est une des perspectives. Il se peut qu’on assiste à une « poutinisation » des États occidentaux, qui cherchent un moyen de garantir la tranquillité des investissements. En même temps, c’est un choix coûteux pour la classe capitaliste. Le capitalisme transnational, qui par définition n’est enraciné nulle part, n’a aucun intérêt à entretenir des États démesurés. Après tout, s’il y a trop de luttes sociales dans un pays, trop de protestations, il peut toujours aller placer ses capitaux ailleurs. Les capitalistes recourent aux moyens autoritaires quand ils ne peuvent faire autrement. Le fascisme et le nazisme se sont produits dans des pays en pleine guerre civile, avec des partis communistes forts, des conseils ouvriers… Les capitalistes pensaient qu’ils n’avaient pas d’autres solutions. Mais actuellement, ils ne sont pas franchement menacés. Donc, à mon avis, ils préféreront une solution plus économique.

Le sarkozysme, auquel vous vous opposez notamment pour son contenu liberticide,
est-il proche de la fin  ?

Denis Collin. Je pense qu’une partie de la classe capitaliste a déjà mis ses billes ailleurs. Chez le directeur du FMI, par exemple. Les capitalistes savent que retransformer l’État français en État autoritaire coûtera de l’argent et des ennuis. À mon avis, ils se disent qu’il vaut mieux pratiquer l’alternance entre les deux ailes de l’oligarchie.

Donc votre intérêt pour la notion de liberté 
ne vient pas que du contexte politique actuel…

Denis Collin. Non, ce qui me guide dans ma recherche est plus profond. C’est quelque chose que je ressens au fond de moi-même. Je crois qu’il est très difficile de supporter un patron. L’aspiration normale, naturelle chez l’être humain, c’est d’être à soi-même son propre maître. Le mouvement ouvrier part de là, avec l’anarchisme, les coopératives… Et cela rejoint l’aspiration de Marx à une « association des producteurs », du directeur d’usine à l’ouvrier d’entretien. On a remplacé cela par le collectivisme sous la direction d’un « État éclairé », comme si l’idéal était une société du salariat généralisé.

En même temps, dans votre précédent livre, le Cauchemar de Marx, vous expliquiez que l’abolition du salariat est aujourd’hui en train
 de se réaliser dans un sens régressif, avec 
la casse du CDI. Et vous le dénonciez.
Ne faut-il pas, pour renouer avec l’ambition d’une société de « producteurs associés », s’engager fermement pour défendre et étendre le salariat et les droits qui y sont attachés  ?

Denis Collin. Défendre les droits des salariés, c’est évidemment impératif. Mais il faut aller encore plus loin. Il y a aujourd’hui nombre d’endroits où la question de la reprise des entreprises par les salariés eux-mêmes est déjà posée. Elle s’est posée notamment en Argentine au début des années 2000. Alors pourquoi pas ici  ? Dans les années 1970, l’autogestion était expérimentée, avec l’horlogerie Lip, notamment. Cela posait une préoccupation essentielle, que nous devons ressaisir aujourd’hui. Pour protéger du capitalisme la production, il faut qu’elle passe aux mains des producteurs associés. Il faut confisquer les biens des patrons qui décident de partir, pour les remettre aux mains des travailleurs.

Un autre aspect important de votre réflexion sur la liberté concerne les orientations du progrès scientifique. Vous alertez sur le « projet technoscientifique », à savoir, notamment, les recherches autour de la biométrie. Vous expliquez qu’il y a, derrière, une volonté de rendre l’homme totalement transparent, prévisible. Et vous montrez que ce projet n’est pas étranger à une certaine aspiration de l’homme à l’amélioration de soi. Cette aspiration conduit-elle toujours au totalitarisme  ?
N’y a-t-il rien à sauver d’elle  ?

Denis Collin. Si, la culture  ! Au fond, nous sommes face à un choix. Soit nous estimons que l’homme est physiquement imparfait et doit donc être transformé, avec le mythe de « l’homme nouveau » en arrière-plan, soit nous repartons de la vieille idée, qui remonte en fait aux origines de la philosophie, selon laquelle l’homme est un être éducable, dont le perfectionnement est d’abord moral, spirituel. C’est ce perfectionnement qui m’importe.

Mais ces deux options coexistent dans notre société. Et un même individu peut bien,
à certains moments, chercher à maîtriser, manipuler, dominer ses semblables, et à d’autres, ressentir la vacuité de cette compétition, éprouver une perte de sens… On observe d’ailleurs depuis plusieurs années un regain d’intérêt pour la philosophie, qui a même aujourd’hui ses magazines spécialisés, sans que cela influe sur l’individualisme ambiant…

Denis Collin. Il y a plusieurs choses. Le déclin du socialisme et du communisme comme vues d’ensemble alternatives fait que beaucoup de gens, aujourd’hui, cherchent à repenser par eux-mêmes. C’est ce qui explique le succès, notamment, des universités populaires, comme celle à laquelle je contribue à Évreux. Mais il y a aussi une tendance à faire de la philosophie une espèce de baume pour panser les plaies de la société. C’est le boom du « développement personnel » qui, en fait, n’a rien à voir avec de la philosophie. Ce qu’il faut reconstruire aujourd’hui, c’est une pensée systématique, ordonnée sans être pour autant rigide.

N’y a-t-il pas une tension entre cette aspiration et votre défense de la notion de subjectivité, que vous menez au nom de la liberté  ?

Denis Collin. Je conçois la subjectivité non comme substance, mais comme activité. L’individu est socialement conditionné. Et la compréhension des conditions extérieures est indispensable pour agir correctement. Mais en même temps, si les salariés peuvent lutter contre le capitalisme, c’est bien parce qu’ils le vivent, le ressentent comme une souffrance. Le fondement de toute révolte est là, et non dans des théories objectives.

(*) La Longueur de la chaîne, Essai sur la liberté 
au XXIe siècle. Éditions Max Milo, 2011, 21,90 euros.

Entretien réalisé par Laurent Etre, L’Humanité


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