Laos : des dizaines de millions de minibombes américaines tuent encore

samedi 16 avril 2011.
 

Ce 4 avril est la journée mondiale de lutte contre les mines et les restes explosifs de guerres. Au Laos, des dizaines de millions de minibombes larguées par les B52 américains, pendant la guerre du Vietnam, tuent encore. Dans la province de Savannakhet, les démineurs de Handicap International sauvent des vies tous les jours.

Vientiane, Xepon (Laos), envoyé spécial. « C’est par ici. » Laythong quitte le chemin de terre et s’enfonce à pied dans la forêt. Le geste est précis. L’allure vive. Concentré, il se fraye un passage au milieu de l’épaisse végétation, suivi par son équipe de démineurs. Soudain, après trois cents mètres de marche, il ralentit le pas. Il avance doucement et veille à ce que l’on passe bien derrière lui. Puis, il s’arrête et désigne un arbre. Sur le tronc, trois grosses lettres sont peintes en rouge : UXO. Cette abréviation des mots anglais « unexploded ordnance » est communément employée dans le monde pour désigner toutes sortes d’armes dangereuses qui n’ont pas explosé lors de leur utilisation.

Laythong est maintenant accroupi à quelques centimètres de l’arbre. Du doigt, il pointe le sol. Il faut quelques secondes pour apercevoir deux sortes de boules de pétanque en plastique vert cerclées de métal. Il s’agit en fait de deux BLU 61, de redoutables petites bombes incendiaires à fragmentations qui projettent de multiples morceaux de métal. Pour les spécialistes, ce sont des sous-munitions. Parce que, à l’origine, elles étaient contenues avec des centaines d’autres dans une bombe mère, qui, lors de son largage, s’ouvrait dans le ciel pour lâcher ces « engins de la mort ». Mais, pour les Laotiens, ce sont des bébés bombes : des « bombies ».

Laythong et ses hommes ont été rejoints par Kengkeo. Depuis 2006, il est le responsable au Laos des trois équipes de déminage de la filiale belge de l’association de Handicap International, installée dans le district de Xepon. Un trou perdu situé près de la frontière vietnamienne, dans la province de Savannakhet, à cinq cents kilomètres au sud de la capitale laotienne, Vientiane. Aucune sous-munition n’est touchée sans son autorisation.

« Á la différence des bombes ou des roquettes, on ne déplace jamais une bombie. C’est trop dangereux. On doit la faire exploser sur place », explique-t-il. Certaines contiennent des centaines de billes d’acier, d’autres, comme la BLU 42, sont reliées à des fils invisibles ultrasensibles expulsés lors de l’impact au sol. « S’il y en a deux ici, cela veut dire qu’il y en a forcément une douzaine dans les alentours », ajoute-t-il songeur. Autour de lui, ses coéquipiers, mégaphone à la main, avertissent les villageois de l’imminence d’une explosion. D’autres déroulent un fil relié à un détonateur.

Revenu sur le chemin qui mène au village de Ban LaorKao, Laythong égrène le compte à rebours : « Cinq, quatre, trois, deux, un, zéro ! » Une détonation sourde retentit. Trois débuts d’incendie sont signalés autour d’arbres complètement déchiquetés par des morceaux de métal. « Deux bombies en moins », se réjouit Kengkeo. Son travail n’est pas fini. Un peu plus loin, ce sont 250 grenades à fusil antichar, abandonnées par les Vietnamiens, qui ont été repérées.

Depuis le début de l’année, la vingtaine de démineurs employés par Handicap International ont mis hors d’usage près de 170 bombies. Au total, depuis 2006, ce sont plus de 8 000 sous-munitions qui ont été traitées, dont plus de 3 000 bombies, 243 bombes et une unique mine. En cinq ans, ils ont aussi dépollué 1 200 kilomètres carrés. Une goutte d’eau.

Pendant la guerre du Vietnam, l’armée américaine a déversé, de 1964 à 1973, plus de 270 millions de sous-munitions, soit l’équivalent d’une bombe toutes les huit minutes pendant neuf ans. C’est plus que ce qui a été largué pendant toute la Seconde Guerre mondiale ! L’objectif était de stopper l’infiltration du Laos, officiellement neutre, par les communistes vietnamiens qui traversaient la jungle le long de la piste Hô Chi Minh pour ravitailler leurs troupes dans le Sud-Vietnam. Les aviateurs américains avaient aussi pour consigne de se délester de leurs bombes de retour du Vietnam afin de rentrer à vide sur leurs bases.

Selon le Laos, 30 % des sous-munitions américaines n’ont pas explosé, soit 80 millions pour une population de six millions et demi d’habitants. Douze par Laotien ! Le Laos est le pays le plus pollué au monde par ces mines qui ne disent pas leur nom. Selon le dernier rapport officiel laotien, un quart des villages sont encore contaminés. Plus de 50 000 personnes ont été victimes des sous-munitions, dont la moitié en temps de paix. Encore aujourd’hui, on recense 300 accidents par an. Un nombre sans doute inférieur à la réalité car tous les drames ne sont pas répertoriés.

L’association Handicap International est présente au Laos depuis 1996. Date à laquelle, elle a contribué à la réalisation de la première étude nationale sur l’impact des sous-munitions. Quatorze ans après, celle-ci est encore utilisée mais a besoin d’être réactualisée et affinée. Le gouvernement laotien a confié à Handicap International et à deux autres ONG étrangères (NPA et MAG), présentes dans d’autres provinces, une nouvelle mission de collecte des données. Outre le déminage et les études, Handicap International effectue un important travail de sensibilisation et de prévention dans les villages des trois districts de la province de Savannakhet, les plus affectées par les sous-munitions : Nong, Villabuly et Xepon.

Direction Ban Kalouck, dans le district de Xepon. Une heure de piste cahoteuse. La nuit est tombée. Deux cents personnes attendent sur la place du village. Principal objectif pour Sayalack, le responsable des activités d’éducation au risque de Handicap International : informer les enfants et les adultes des dangers que comporte la collecte des métaux enfouis. Avant que la soirée commence, Kaben, neuf ans, nous montre son détecteur de métal, acheté pour 15 dollars alors que ceux utilisés par les démineurs coûtent dans les 1 000 euros. « J’ai trouvé du métal aujourd’hui mais je ne l’ai pas encore vendu car il pesait moins d’un kilo », confie-t-il.

Le kilo de métal est acheté environ 25 centimes d’euros par des ferrailleurs vietnamiens. Une somme qui peut rester attractive, malgré la baisse des cours des métaux, dans un pays où la plupart des habitants vivent avec deux dollars par jour. « Cela me permet d’acheter des stylos pour l’école et des chaussures », raconte Kaben. « C’est facile, le matin, on cherche. Le soir on a l’argent », résume Satang, le chef du village.

La soirée s’achève. Kaben reste impressionné par les images projetées. Va-t-il arrêter de rechercher des bombies ? Il ne sait plus. « J’ai peur de perdre une jambe », dit-il. « Il faut être lucide, les gens ne vont pas rompre avec leurs habitudes du jour au lendemain. L’important, c’est que le message soit passé. Il va faire son chemin », veut croire Sayalack.

Latsamy, vingt et un ans, vit dans le village de Nabor. Le 17 septembre 2004 reste gravé dans sa mémoire et dans sa chair. Comme tous les matins, il est parti avec son détecteur de métal dans une forêt de Xepon avec quatre amis pour trouver du métal. « J’avais conscience du danger mais cela faisait partie de ma vie quotidienne. Je ramassais environ 30 kg par jour. Cela me rapportait près de 200 dollars par mois », se souvient-il. Ce matin-là, le détecteur bipe. Latsamy creuse. « La première fois, il ne s’est rien passé. C’est au bout du quatrième coup de pioche que cela a explosé. C’était une bombie », indique-t-il. Latsamy a perdu son oil droit, son bras droit et deux doigts de la main gauche. Il vit chez sa mère, retrouve peu à peu goût à la vie. Il a deux souhaits. Le premier : reprendre des études. Le deuxième : qu’on lui enlève les six billes d’acier encore logées dans ses membres.

Á quelques kilomètres de là, Chanthava, cinquante et un ans, vaque à ses occupations. Elle a perdu une jambe le 4 août 1993 alors qu’elle coupait des pousses de bambous à l’aide d’une houe. « La douleur a été horrible. Il a fallu quarante minutes pour m’emmener à l’hôpital », raconte-elle. Son mari et elle ont été obligés de vendre leurs six buffles et de s’endetter auprès de leurs cousins pour couvrir les frais de son opération. Aujourd’hui, elle n’a toujours pas de prothèse. Son fauteuil roulant est cassé.

Latsamy et Chanthava font partie des huit victimes de sous-munitions membres de Laos Ban Advocates. Cette association a été créée en janvier 2010 pour convaincre les États de signer le traité d’Oslo sur l’interdiction des bombes à sous-munitions. Mission en partie réussie. Signé par 108 pays et ratifié par 51, dont la France, le traité est entré en vigueur le premier août 2010. Mais il reste des abonnés absents de poids : les États-Unis, la Chine, Israël, la Russie. Figure de proue des Ban Advocates, Phet, soixante et un ans, blessée à la jambe pendant la guerre, elle était à Paris en septembre dernier. « Il faut nous aider. Il faut déminer notre pays », martèle-t-elle depuis la province de Savannakhet.

Comme tous les États signataires du traité d’Oslo, le Laos a dix ans pour dépolluer son territoire. « C’est impossible. Nous ne sommes que cinq ou six ONG ! » lance Luc Delneuville, le directeur de Handicap International à Vientiane. Pour espérer y parvenir, il lui faudrait doubler, voire tripler le budget actuel (un million d’euros pour deux ans) de ses équipes à Savannakhet. « Le moment est propice. Le traité d’Oslo a attiré l’attention des bailleurs de fonds. Mais il faut faire vite car dans deux ou trois ans, la question des Basm au Laos finira par lasser », redoute-t-il.

Á Xepon, Kengkeo est rentré du village de Ban LaorKao. Il devra y retourner pour continuer à détruire la quantité impressionnante de grenades à fusil antichar découverte. En attendant, comme à la fin de chaque journée éprouvante, il se détend avec ses collègues en jouant à la petang, un sport dans lequel il excelle. Le dézingueur de bombies gagne à tous les coups. Sa spécialité : le dégommage !

Á voir : Pluie du diable, documentaire de Philippe Cosson (2009).

Damien Roustel


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message