L’Histoire comme champ de bataille. Interpréter les violences du XXe siècle (livre d’Enzo Traverso)

mardi 15 mars 2011.
 

Ce livre, compilation de différents articles retravaillés par l’auteur pour leur donner la cohérence de l’essai, analyse avec talent les débats historiographiques autour des violences du monde contemporain. Traverso y aborde certaines de ses thématiques de prédilection (le fascisme, le totalitarisme, le génocide...), poursuivant sans redondances un dialogue fécond avec les penseurs des cataclysmes du XXe siècle. Il s’intègre ainsi dans la lignée d’une « histoire des concepts », outils indispensables selon lui pour « déconstruire les mots par lesquels l’histoire se fait, ses acteurs la conçoivent et la représentent ».

Parmi les nombreux axes sillonnant sa réflexion, l’auteur remet en cause l’idée, communément partagée, du récent surgissement des mémoires comme entrave au métier d’historien. Il montre comment l’écriture d’une histoire de la Shoah peut, par exemple, difficilement s’affranchir du recours aux témoignages des victimes, sans risquer de relativiser la dimension criminelle du nazisme. Ce faisant, c’est toute la posture rituelle de l’historien, drapé dans le « devoir déontologique d’objectivité », qui est sur la sellette. Traverso remarque comment les historiens du fascisme qui ont observé le phénomène « de l’intérieur », en se démarquant d’une lecture « politisée », ont fini par en sous-estimer des traits aussi essentiels que l’anticommunisme ou la violence extrême. Au fond, les plus lucides seraient peut-être ces intellectuels exilés, dotés, en compensation du déracinement, d’un « privilège épistémologique » qui leur permettrait « de regarder l’histoire et d’interroger le présent du point de vue des vaincus ». Ceux-là furent souvent parmi les plus prompts à dénoncer l’horreur des camps d’extermination, du goulag ou d’Hiroshima.

La tension entre pensée critique et engagement, entre ascèse de la distance et empathie, se retrouve aussi dans la démarche comparatiste dont l’auteur démontre une nouvelle fois la valeur heuristique. Moyen d’historiciser et de désacraliser l’événement, le comparatisme de Traverso sert aussi à débusquer les amalgames et les vocables abusifs  : ainsi lorsqu’il souligne l’usage inflationniste de la notion de génocide, les ambiguïtés du concept foucaldien de bio-pouvoir ou les dérives analogiques de la référence au totalitarisme. Le livre offre d’ailleurs une nouvelle occasion de démonter les arguments de ceux qui voient des affinités entre communisme et nazisme  : nous ne sommes pas surpris, ni fâchés, de lire ici que les thèses de Furet sur les liens congénitaux qu’entretiendraient totalitarisme et révolution relèvent du « stalinisme renversé » du renégat « qui continue à voir le monde en noir et blanc » (Deutscher). Si l’auteur reconnaît que la vision de l’histoire d’Hobsbawm est bien plus « fructueuse », il est aussi plutôt sévère avec le Britannique, soulignant les points aveugles et les incongruités de son Âge des extrêmes  : marginalisation de la révolte des peuples colonisés, absence des victimes de la Shoah, indifférence à l’événement et regard complaisant sur le stalinisme. L’ouvrage foisonnant de Traverso est au final une belle réussite  : il nourrit et clarifie la pensée  ; il incite surtout à la vigilance face à l’instrumentalisation de l’histoire, à la tentation de comparer l’incomparable... ou de justifier l’injustifiable.

Sébastien Jahan, historien

L’Histoire comme champ de bataille. Interpréter les violences du XXe siècle Livre d’Enzo Traverso . Éditions La Découverte, 2011, 
296 pages, 20 euros


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