Travailleurs sans papiers : Eclatante victoire des salariés de Benoist

vendredi 25 février 2011.
 

Le conflit n’a duré qu’un jour et demi, en fin de semaine dernière. Mais il a été victorieux pour les salariés de l’entreprise Benoist d’Auvers-sur-Oise, qui ont gagné le « respect de la dignité humaine » après des années d’exploitation effrénée.

Ils sont partis de très loin. « Ils », ce sont Sylla, Top, Younoussa, Maurice, Thanh ou encore Mireille. Il y a deux ou trois ans, ils étaient encore sans papiers. Salariés corvéables, Africains pour la plupart, entièrement à la merci de l’entreprise Benoist, fabricant de matelas d’Auvers-sur-Oise (Val-d’Oise). Une entreprise familiale, gérée par un digne héritier de l’époque coloniale. Mais aujourd’hui, les rôles se sont inversés. Les invisibles d’hier ont pris leur destin en main. Régularisés au fur et à mesure depuis 2009, ils ont ensuite décidé de monter une section CGT, organisant des élections professionnelles en janvier dernier. Avec une idée bien précise : défendre leur « dignité ». Le résultat est aussi éloquent que leur doléance est inhabituelle : 80 % de votants sur 88 salariés, et huit délégués CGT élus sur huit candidats ! Mais c’est là que « la guerre » a commencé.

Les revendications coulent à flots

Pascal Benoist, le patron de la société, conteste aussitôt la validité des élections. « Une fois les résultats connus, il nous a réunis dans l’atelier. Le premier mot qu’il nous a dit, c’est "j’ai envie de vous baffer" », rapporte Younoussa, tout nouveau délégué. Pour prouver qu’il dit vrai, un de ses collègues brandit son téléphone portable, avec lequel il a enregistré cette réunion. Le son est médiocre, haché, mais on distingue bien le ton rageur du directeur. « Vous avez voté pour la CGT, vous allez être au chômage. Les délégués seront responsables de vos licenciements. » La tentative d’intimidation, le « harcèlement moral », corrige Mireille, est évidente, mais cette fois, elle ne prend pas. Quelques jours plus tard, un barbecue revendicatif organisé un midi se transforme en grève reconductible. C’était mercredi dernier. La coupe était pleine.

Dès lors, les revendications coulent à flot. Des témoignages plus sordides les uns que les autres. Notamment sur les conditions de travail. D’un autre âge. Tous les grévistes décrivent ces machines où les carters de protection ont été enlevés « pour que ça aille plus vite ». « Plusieurs ont déjà perdu des doigts », raconte Younoussa. « Le dernier, pas plus tard que la semaine dernière. » Les chaussures de sécurité, les gants ? Chez les matelas Benoist, ça n’existe pas. Comme les masques de protection. Ce dont se plaint Maurice, asthmatique, qui manipule de la colle tous les jours. « Et toujours pour ne pas perdre de temps, on nous demande de travailler sur plusieurs machines en même temps », précise le délégué.

Le temps, un leitmotiv scandé par ce patron qui faisait payer aux ouvriers les moindres minutes perdues. « Quand il fallait recharger les machines avec de la matière, Mr Benoist décomptait sur nos salaires le temps passé à le faire », racontent-ils. Un retard dû à un problème de transports ? Ponctionné sur le salaire. Tout comme le temps passé aux toilettes. « Le patron a fait enlever la porte des toilettes pour voir qui y va. Si on y passe plus de cinq minutes, il le retient sur salaire », relate Sylla, un grand gaillard très discret. Quant à la pause, elle n’était octroyée qu’au bout des sept heures de travail. Alors que le Code du travail précise bien que le salarié bénéficie d’un temps de pause d’une durée minimale de vingt minutes dès que le temps de travail atteint six heures. « Je n’étais pas au fait de la loi, qui évolue rapidement, tente de se justifier Pascal Benoist. On est une petite entreprise, on rate pas mal de choses. »

« Tout était fait pour qu’on gagne le moins possible », résume Thanh dont le salaire culmine à 1 030 euros par mois. Comme tout le monde ici. « Nous, on ne demande que le minimum », répète-t-elle, en écho aux 200 euros exigés pour compenser les années sans compensation. « Ça fait onze ans que je suis là, je n’ai jamais été augmentée », témoigne Élisabeth (1). « Les dépenses du mois dépassent le salaire, on ne s’en sort pas », surenchérit Henriette (1), mère célibataire d’un petit garçon de quatre ans et demi. « Si j’avais 200 euros en plus, le samedi, je le consacrerai à mon fils. Je ne serai pas obligée de faire des heures supplémentaires. » « Quand celles-ci étaient payées », rectifie Élisabeth, qui raconte : « Il est arrivé à Mr Benoist de ne pas vouloir me payer des heures. Simplement parce qu’il n’était pas content. Une autre fois, où il me devait 39 heures, il a décrété qu’il ne m’en paierait que 30, sans raison particulière », se rappelle-t-elle, sans se départir d’un sourire. « S’il avait essayé de comprendre, on n’en serait pas là », d’après la jeune femme.

Á l’instar de tous ses collègues, Henriette n’a qu’un mot à la bouche : « le droit au respect et à la dignité ». Du jamais vu dans la cohorte de conflits sociaux qui jalonnent le paysage social. Paroles censurées, pause réglementaire interdite, menaces de licenciement, provocations. « Il y aurait tellement de choses à dire sur nos conditions de travail, on en oublie », lâche Top. « Il faut être tout le temps à la disposition du directeur. Et on n’a pas le droit de dire quoi que ce soit », reprend Younoussa. « Moi, poursuit-il, j’ai travaillé avant dans une autre boîte. Il y avait du respect : on avait droit à une pause, on avait le droit de fumer une clope. Ici, rien de tout ça. » Sylla évoque ainsi ce jour où il travaillait « tranquillement » quand le patron l’a « traité de grand fainéant » et l’a mis à pied deux jours. Lui aussi sans raison aucune. « Il m’a interdit de répondre sinon, c’était "la porte". »

De son propre aveu, Pascal Benoist ne pensait pas refléter une telle image. « J’ai entendu dire que j’effrayais les gens. Je n’avais pourtant pas l’impression de faire peur », se couvre-t-il, tout en reconnaissant que parfois, il pouvait parler « sans mettre les formes ». « Nous sommes dans une usine, avec ses cadences et ses impératifs, et les ordres sont donnés dans un environnement bruyant, sans doute parfois de manière pas très délicate. Mais je n’ai jamais pensé que ça pouvait être mal interprété », raconte-t-il, comme pour s’excuser. D’ailleurs, « dès vendredi, le management a été revu dans l’entreprise », précise-t-il.

Un directeur aux méthodes peu orthodoxes

Histoire de se dédouaner, le directeur des matelas Benoist se demande pourquoi « si la situation était si terrible, personne n’a rien dit ? » La réponse va de soi : « On était sans papiers », rétorque Top. « Il pouvait nous virer du jour au lendemain. C’est ce qui nous a handicapés. Cela ne veut pas dire qu’on est faible. Et en plus, il faut envoyer de l’argent à la famille restée au pays, donc on a laissé faire », expose l’homme, en France depuis trente-cinq ans. Une situation arrangeante dont se défend Pascal Benoist. « Nous sommes une des rares entreprises sur la ligne Pontoise-Persan qui offre des emplois peu qualifiés, ce qui explique la forte proportion de salariés étrangers. » Mais loin de lui d’avoir voulu embaucher sciemment des personnes en situation irrégulière. « A chaque fois, la préfecture a validé les emplois ; je ne pouvais pas savoir que leurs papiers étaient faux », se justifie le chef d’entreprise.

« Ce qu’on lui demande, c’est de respecter le droit, assène Top. Je ne sais pas lire, mais je connais la loi. » Un message que ce directeur aux méthodes assez peu orthodoxes semble avoir entendu. Par la force des choses. Au bout d’un jour et demi de grève, les salariés ont obtenu : une augmentation de 100 euros nets, la régularisation de huit sans-papiers, le versement de deux primes avec rappel sur cinq ans, l’instauration d’une pause de vingt minutes payées, sans parler de la mise aux normes des consignes de sécurité. Et cerise sur le gâteau, le paiement des jours de grève et le « respect de la dignité humaine » inscrit dans le protocole de fin de conflit ! Du jamais vu. Comme le revirement du patron de cette PME. « Il y avait des choses qu’on ne faisait pas bien, qu’il fallait modifier », reconnaît d’emblée Pascal Benoist, qui trouve même ce conflit « positif », alors qu’il a également été débouté du tribunal d’instance auprès de qui il contestait les élections professionnelles : il aurait « appris à dialoguer. On a fait beaucoup de concessions, mais c’était important », se répète-t-il, même s’il ne comprend toujours pas pourquoi ses salariés l’ont traité « d’esclavagiste ». Un profil bas sans doute motivé par la perte de quelque 800 matelas en un jour et demi de grève...

(1) Les prénoms ont été modifiés.

Alexandra Chaignon


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