Souveraineté alimentaire contre loi des marchés

samedi 19 novembre 2011.
 

Le Salon de l’agriculture 2011 est celui de tous les paradoxes. La vie est belle pour les producteurs de céréales, de betteraves à sucre et d’oléagineux. Mais l’addition est payée par les éleveurs de porcs, de volailles et de ruminants, en attendant d’être répercutée aux consommateurs.

La beauté plastique des bêtes de concours n’y changera rien, le Salon de l’agriculture 2011 est un salon de crise pour l’immense majorité des éleveurs français. Paradoxalement, cette crise est surtout provoquée par l’envolée des prix des céréales, des oléagineux et des protéagineux, depuis l’été 2010. Le prix du blé et des céréales secondaires a plus que doublé en huit mois. Rendue au port de Rouen, la tonne de blé vaut 268 euros en février 2011 contre 120 euros en février 2010. Le maïs est à 230 euros contre 115 euros en février 2010. L’orge fourragère suit la même courbe au-dessus de 200 euros la tonne ces dernières semaines, alors qu’elle se vendait moins de 100 euros un an plus tôt. Rendue au port de Lorient, la tonne de tourteaux de soja importée du Brésil valait 360 euros le 8 février 2011, contre 290 euros en juin 2010, et 250 euros en décembre 2009.

Ces variations à la hausse des cours des matières premières ont considérablement renchéri l’alimentation du bétail sans que les éleveurs aient pu répercuter cette hausse sensible des coûts de production dans leurs prix de vente. À la mi-février, le kilo de carcasse du porc charcutier sur le marché au cadran de Plérin cotait 1,20 euro, soit le même prix qu’un an plus tôt. Entre-temps, le prix des aliments composés a augmenté de 48%, ce qui renchérit de 30% le prix de revient du kilo de viande, selon les chiffres donnés mercredi dernier par la FNSEA. Selon Xavier Beulin, président de ce syndicat, répercuter l’augmentation des coûts de production au niveau du consommateur pour éviter la faillite des producteurs suppose une augmentation de 9,2% sur un kilo de rôti de porc. Ce que refusent les distributeurs, qui ne veulent pas davantage réduire leur marge brut souvent comprise entre 35% et 40% du prix de vente.

Une viande de moins bonne qualité

Le kilo de carcasse (1) d’une vache de réforme de classe R valait 3,05 euros sur le marché de Bourg-en-Bresse le 8 février, soit le même prix qu’en 1999 au moment de la crise de la vache folle. Depuis quelques mois, les vaches laitières de réforme sont vendues maigres à la boucherie, une fois taries. Les engraisser aux céréales et aux tourteaux de soja conduit l’éleveur à perdre beaucoup d’argent sur chaque animal. Du coup, le consommateur achète une viande de moins bonne qualité. Toujours selon la FNSEA, il faudrait que le prix du kilo de carcasse augmente de 60 centimes à 1 euro pour que les éleveurs spécialisés s’en sortent. Ce qui peut se traduire par 6% à 10% de hausse sur le prix de la viande si cette hausse était totalement répercutée au consommateur.

Les prix mondiaux ont doublé en quelques mois

En 2007 et 2008, l’éventualité d’une possible pénurie céréalière au niveau mondial avait provoqué un doublement des prix en quelques mois et des émeutes de la faim dans une trentaine de pays. Le risque ayant disparu à l’approche des récoltes de l’été 2008, les pays exportateurs ont ensuite bradé leurs céréales. Car les pays importateurs ont profité de l’offre abondante pour faire jouer la concurrence dans un contexte baissier. Il a suffi d’une sécheresse accompagnée d’incendies en Russie et en Ukraine pour que la spéculation reparte quand ces deux pays, privilégiant leur souveraineté alimentaire, ont suspendu leurs exportations au profit du marché intérieur. Les prix mondiaux ont alors doublé en quelques mois.

Cette fois encore, il n’y avait pas de risque de pénurie mondiale quand la spéculation a démarré. Les stocks mondiaux étaient plus élevés fin 2010 que fin 2007. Mais les stocks disponibles pour l’exportation étaient inégalement répartis. La France avait une récolte abondante et de qualité. Le retrait du marché international de l’Ukraine et de la Russie lui a ouvert d’importants débouchés dans les pays du pourtour méditerranéen. Ses exportations de blé vers les pays tiers vont dépasser les 12 millions de tonnes d’ici à la fin du printemps et son stock de report ne sera que de 2 millions de tonnes en juin prochain. La France n’aura plus rien à vendre à l’approche de la récolte 2011.

Dès à présent, 60% des réserves mondiales de blé meunier destinées à l’exportation sont détenues par les États-Unis. La qualité des récoltes n’a pas été au rendez-vous en Australie et au Canada, ni dans les pays européens situés au nord de la France. Des pays importateurs comme l’Égypte, l’Algérie, la Jordanie, l’Irak, l’Arabie saoudite, la Libye ont acheté plus de blé que prévu ces derniers mois afin d’avoir un confortable stock de sécurité face au risque de multiplication des manifestations contre la vie chère. Dernière mauvaise nouvelle, une grave sécheresse fait courir des risques à la récolte de blé d’hiver de plusieurs régions chinoises.

Contrairement à 2007 et 2008, il est probable que les cours du blé vont rester durablement élevés, voire augmenter encore sensiblement si la récolte de 2011 n’est pas à la hauteur des attentes. Plus abondantes qu’en blé meunier, les réserves privées de blé fourrager et de céréales secondaires suivent le mouvement spéculatif haussier. Les prix des aliments du bétail vont donc rester durablement élevés alors que bien des éleveurs sont déjà en dépôt de bilan ou proche de l’être.

Voilà pourquoi Nicolas Sarkozy inaugure encore un salon de crise en 2011. On peut penser que l’actuel président du G20 promettra demain de s’attaquer à la spéculation qui entretient la volatilité des cours. Sauf que le seul moyen efficace pour casser la spéculation consiste à mettre sur le marché une partie des stocks publics céréaliers qu’il est indispensable d’avoir en silo en cas de mauvaise récolte. Et comme aucune politique publique de stockage n’existe plus en France, dans l’Union européenne, ni dans pratiquement aucun pays au monde hormis la Chine et l’Inde, les paroles du chef de l’État seront sans grand effet.

Face à cette imprévoyance, accuser la Russie de ne pas exporter le blé qui alimente son marché intérieur comme l’ont fait récemment Pascal Lamy et Bruno Le Maire, c’est un argument ridicule, révélateur aussi de l’incompétence du directeur de l’OMC et du ministre français de l’Agriculture.

(1) Le mot carcasse désigne le corps sans tête d’un bovin abattu, dépecé et éviscéré.

Gérard Le Puill


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