« Une porte s’est ouverte devant les peuples arabes avec la fin de la peur  » (Mohamed Berrada, écrivain marocain)

mardi 22 février 2011.
 

L’écrivain marocain Mohamed Berrada (1), fin connaisseur de l’Égypte où il a fait ses études, décrypte les enjeux de la révolution et relève l’importance de son impact sur la région.

Vous qui connaissez bien 
l’Égypte, êtes-vous surpris 
par ce qui s’y passe  ?

Mohamed Berrada. Non. 
J’y vais souvent et je sentais 
la colère monter, particulièrement lors de mon dernier séjour au Caire, il y a un mois et demi. La révolte 
des jeunes Égyptiens réalise 
les aspirations de plusieurs générations impuissantes devant 
la tyrannie et le régime policier, 
mais aussi paralysées par l’illusion du nationalisme tel que
le défendait Nasser.

Pourquoi une illusion  ?

Mohamed Berrada. Parce que cette conception du nationalisme ne prenait pas en compte la diversité de la société égyptienne. Elle était brandie comme un slogan qui s’est révélé vide de sens. Dans la réalité, les conditions d’une révolution existaient depuis 1967 et la défaite face à Israël. Mais l’illusion du nationalisme masquait cette réalité. Elle ne s’est manifestée, pendant des années, que par la dissidence d’intellectuels, de penseurs, d’écrivains. Ils disaient la nécessité de plus en plus évidente d’une révolution qui ne soit pas parachutée d’en haut par l’armée, comme ce fut le cas en 1952.

Qu’est-ce qui l’a déclenchée  ?

Mohamed Berrada. Les conditions qui existaient dès 1967 se sont aggravées avec la « révolution » libérale de Sadate. L’attitude à l’égard d’Israël a entraîné un désengagement progressif de l’Égypte dans le monde arabe. Moubarak a aggravé les choses en se laissant emporter par une autre illusion  : celle de l’entente complète avec les États-Unis et Israël dans le cadre de la mondialisation capitaliste. Cela a fait grandir l’influence des hommes d’affaires et permis à son fils Gamal de piller, avec eux, les richesses du pays.
Moubarak couvrait tout cela en restant le symbole de la nation après sa victoire militaire de 1973 (dans la guerre du Kippour – NDLR). Les symptômes de la révolte étaient de plus en plus visibles dans la littérature, mais les écrivains et les penseurs dissidents ont été pourchassés par les intégristes. Moubarak a laissé faire. 
Ainsi Farag Fouda a été assassiné, Abou Zayd a été contraint à l’exil, et même Naguib Mahfouz a été poignardé (2).

Cela n’a pas pu empêcher l’apparition d’une nouvelle littérature, jeune et marginale, une littérature de la révolte et de la colère, venue des faubourgs avec des romans, des nouvelles et des poésies qui rompent totalement avec la tradition littéraire nationaliste. C’est une littérature de critique fondamentale de tous les tabous, sociaux, sexuels et même religieux, avec, entre autres, Ahmed Al Aïdi, Mohamed Fakharani, 
Ahmed Khamissi.

Est-ce que tout le monde arabe 
va suivre  ?

Mohamed Berrada. En tout cas, une porte s’est ouverte devant les peuples arabes avec la fin de la peur du tyran et le fait qu’il soit démasqué comme tel. On l’a vu en Tunisie, on le voit en Égypte. C’est déjà une révolution. Celle que l’Europe a connue au XVIIIe siècle et que nous n’avons pas encore eue. Celle qui permet à l’imaginaire libérateur de donner son importance à l’individu, à ces dizaines de milliers de jeunes de prendre le pouvoir d’imaginer un autre avenir, de redessiner la carte politique.

Qu’en est-il du Maroc  ?

Mohamed Berrada. Pas un seul pays arabe ne peut échapper à ce mouvement. Le Maroc aussi a besoin d’une révolution démocratique, d’aller vers une monarchie symbolique, qui ne gouverne pas, sur le modèle espagnol. C’est une revendication qui a commencé à s’exprimer 
depuis deux ans. Pour l’instant, 
ce sont surtout des intellectuels, 
des écrivains qui l’expriment, 
en demandant une révision 
de la Constitution. 
Mais là aussi, la jeunesse est prête 
à prendre le relais.

(1) L’écrivain Mohamed Berrada est né à Rabat en 1938. De ses années universitaires au Caire,
il a tiré un roman, Comme un été qui ne 
reviendra plus (traduit et publié par Sindbad). 
Il a été président de l’Union des écrivains marocains, de 1976 à 1983. Il a épousé 
Leïla Shahid en 1978.

(2) Farag Fouda, critique féroce des intégristes, tué en 1992 par la Jemaah Islamiyah. 
Nasr Abou Zayd, mort en 2010, condamné pour apostasie et contraint à l’exil en 1995 pour avoir prôné une réinterprétation du Coran. Naguib Mahfouz, prix Nobel de littérature en 1998, 
mort en 2006, avait été poignardé en 1994 
par un intégriste.

Entretien réalisé par Françoise Germain-Robin

Publié dans L’Humanité le 14 février 2011


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