Quand l’Egypte ébranle le monde

jeudi 17 février 2011.
 

Vendredi 11 février, Moubarak abandonne le pouvoir après avoir placé deux hommes du sérail, proches des Etats-Unis, à la tête de l’Etat. Le pays est désormais dirigé par le Conseil suprême des forces armées, qui dissout le parlement, suspend la constitution et annonce des élections dans 6 mois, sans pour autant mettre un terme à l’état de siège. La révolution a pris tout le monde de vitesse, même si elle avance désormais en terrain miné.

Après 18 jours de protestation populaire, le principal allié des Etats-Unis dans le monde arabe a été décapité. L’un des appareils policiers les plus puissants du monde (1,5 million d’hommes), secondé par des nervis, n’a pas pu empêcher la chute de Moubarak et de sa clique. Avant de s’incliner, le raïs avait désigné le général Osman Souleyman (chef des services secrets et tortionnaire notoire) à la vice-présidence et le général Ahmed Chafik (Ministre de l’aviation civile) au poste de Premier ministre.

Les manifestant-e-s ont fait preuve de courage (plus de 300 morts). Ils ont montré des capacités d’organisation surprenantes, qui ont pris au dépourvu les forces de répression. Quant à l’armée (450 000 hommes), elle s’est tenue en réserve, comme ultime rempart de l’Etat néocolonial. Affronter le peuple aurait risqué de la diviser, voire de réveiller de vieux démons nationalistes parmi ses jeunes cadres (en 2009, selon Brookings Inst., Hugo Chávez était le leader étranger le plus populaire au Moyen-Orient).

Une révolution démocratique

La révolution égyptienne est d’abord démocratique, portée par la jeunesse (70% de la population a moins de 30 ans), notamment par des diplômé-e-s chômeurs. Elle est aussi animée par de nombreuses femmes, dont le rôle de premier plan – sur la toile, dans les associations et dans la rue – n’a échappé à personne. Elle revendique l’abrogation de l’état d’urgence et de la justice d’exception, la libération des prisonniers politiques, la dissolution de l’assemblée (élue frauduleusement en décembre 2010), du Sénat et des conseils locaux, ainsi que la reconnaissance des libertés de presse et d’organisation syndicale. Il est question de réviser la constitution avec l’opposition modérée, avant de la faire ratifier par le peuple. D’où l’importance de l’appel à une Assemblée constituante démocratiquement élue.

L’idée d’un ordre politique et judiciaire indépendant des autorités religieuses a fait son chemin, en réaction à l’alliance du Parti national démocratique (PND) avec de larges secteurs de l’islam conservateur (cheicks d’Al-Azhar, Grand Mufti, milieux salafistes, etc.) et de l’Eglise copte. Quant aux Frères musulmans, ils disposent de prérogatives à la télévision, dans l’éducation et la justice, qui expliquent sans doute leurs réticences à s’engager, au début du mouvement.

Un puissant moteur social

La révolution égyptienne est inconcevable sans la protestation ouvrière et syndicale qui se développe depuis plus de 10 ans, en dépit d’une forte répression (2 millions de salarié-e-s ont pris part à 3000 grèves, sit-ins et manifestations depuis 1998). Celle-ci combine des revendications salariales (salaire minimum – le salaire mensuel de base du textile est de 70$) et sociales (droit à l’emploi, à des indemnités chômage, à la retraite, au logement, à des soins médicaux, à une éducation gratuite, etc.).

Elle aspire à la formation de syndicats indépendants, qui se sont fédérés le 30 janvier dernier (la structure officielle dépend de l’Etat). Dans les grèves récentes, des formes d’auto-organisation se sont développées. Avec les manifestations de soutien au peuple palestinien et contre la guerre en Irak, les salarié-e-s du textile, de la fonction publique (des impôts) et de certains services (transports) ont ainsi tracé la voie au soulèvement démocratique en donnant espoir à la nouvelle génération.

Le Mouvement du 6 avril sur le net, à l’origine des premières manifestations de janvier, est né de la solidarité avec les grèves du textile de Mehalla-el-Koubra (delta du Nil) en 2007. Le 9 février, le Wall Street Journal notait ainsi que la « mise en mouvement [des ouvriers] pourrait donner un réel coup de fouet aux manifestations anti-gouvernementales ». Deux jours plus tard, les métallurgistes appelaient à converger vers la place Tahrir. Depuis, le mouvement de grève a fait tâche d’huile, touchant de nombreux secteurs. Des foyers de révolte embrasent aussi la campagne et les bidonvilles, de Suez à Assiout, contre les autorités locales.

Les options des classes dominantes

La mise en cause des privilèges exorbitants de la mafia au pouvoir et de sa fortune colossale (40 à 70 milliards de dollars pour le clan Moubarak) est certes une opportunité pour les classes dominantes, mais la révolution doit avant tout être stoppée.

Avec le soutien des Etats-Unis et de l’Union européenne, dont les intérêts économiques et géostratégiques ne sont plus à démontrer, elles vont s’employer à moderniser leur appareil de domination pour faire face à une crise explosive. Dans ce sens, elles doivent coopter des fractions de l’opposition et redéfinir avec elles les modalités du contrôle social et de la répression (maîtrise de l’information, redéploiement de la police, légitimité de l’armée, etc.).

Quels sont les instruments à leur disposition ? Les sommets des forces armées, qui dirigent des secteurs importants de l’économie, et le soutien politique et financier massif des Etats-Unis. Mais aussi l’accord de larges secteurs islamistes (des salafistes aux Frères musulmans) et démocratiques (du parti Wafd à el-Baradei) avec une politique néolibérale. Aucune de ses forces n’appuie les revendications du mouvement ouvrier.

Il est certes trop tôt pour prédire l’attitude des Frères musulmans, principale force d’opposition, dont l’évolution récente est controversée. Accepteront-ils un compromis durable avec un Etat laïc à la turque, revendiqueront-ils un Etat islamique à la pakistanaise, ou défendront-ils une voie intermédiaire ? Aucune de ces formules n’est incompatible avec la poursuite de la politique économique actuelle, et du partenariat étroit avec Israël et les Etats-Unis.

Une nouvelle donne internationale

La révolution égyptienne à un immense impact dans toute la région et au-delà (voir la note de notre correspondant à Mexico, ci-dessous). D’abord en Palestine, où elle fragilise la position pro-occidentale du président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas. Son témoignage de « solidarité » à Moubarak est un dernier faux pas !

En même temps, les mobilisations populaires se succèdent au Maroc, en Algérie, en Tunisie, en Libye, en Jordanie, en Syrie, au Yémen, à Bahrein et au Kowaït. « Chaque village, chaque quartier populaire, chaque Arabe, note Fawaz Gerges, dir. du centre du Moyen-Orient à la London School of Economics, aussi pauvre, déchu et marginalisé soit-il, a désormais un sentiment de force et de renaissance » (Christian Science Monitor, 11 fév. 2011).

Tariq Ali peut ainsi réévoquer aujourd’hui les vers prémonitoires du grand poète syrien Nizar Kabbani, écrits après la débâcle de 1967 : « Enfants arabes, épis du futur, vous romprez nos chaînes. Vous détruirez l’opium qui embrume nos esprits. Vous détruirez les illusions. (…) Ne nous imitez pas. Ne nous acceptez pas. N’acceptez pas nos idées. Nous sommes une nation de roués et de tricheurs. Enfants arabes. Pluie de printemps. Epis du futur. Vous êtres la génération à qui il reviendra de dépasser la défaite ».

Jean Batou

BATOU Jean * A paraître en Suisse dans le n° 183 de « solidaritéS ».


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