2011 : Une crise de civilisation ? (6 articles)

vendredi 18 février 2011.
 

1) Rappel des faits

Le colloque intitulé « Une crise de civilisation  ? », organisé il y a une semaine, à Paris, par Espaces Marx, avec Transform  ! et la Fondation Gabriel-Péri, réunissait philosophes, économistes, sociologues, historiens, syndicalistes, militants politiques, avec l’ambition de « prendre la mesure 
de la crise globale que nous traversons ».

La révolution tunisienne était dans toutes les têtes et on devinait déjà sa force de contagion. Elle démontrait qu’un peuple, avec sa seule énergie, sa seule intelligence, sa seule colère, pouvait renverser une dictature soutenue par les gouvernements de tous les pays capitalistes, par tous les puissants de la planète. Si cet événement, à deux heures de Paris, avait de quoi apporter du baume au cœur à tous ceux qui cherchent à construire un monde plus juste, plus humain, il ne contredisait pas le constat fait, en introduction du colloque, par Patrice Cohen-Seat, président d’Espaces Marx. Les souffrances et les inquiétudes augmentent comme le nombre des exploités, le rejet du système dans lequel nous vivons semble de plus en plus partagé et pourtant, les forces politiques qui sont les plus déterminées dans le combat contre le capitalisme sont, en Europe notamment, gravement affaiblies, voire marginalisées lors de la plupart des consultations électorales.

Les luttes sociales sont loin d’être inexistantes, chaque jour en témoigne en France, elles peuvent même être très puissantes, comme celle sur les retraites, et pourtant elles restent, depuis trente ans, acculées à la défensive. « Tout cela serait inexplicable, estimait Patrice Cohen-Seat, si on n’admet pas que les forces de progrès n’arrivent pas à adapter leurs objectifs et leurs pratiques aux conditions du nouveau monde dans lequel nous sommes entrés. Ce qui renvoie à la question de l’intelligence théorique du mouvement historique d’ensemble. » C’est donc la raison d’être de ce colloque qui se présentait comme « le début d’un travail en profondeur, faisant appel à toutes les contributions possibles ». Les quatre interventions de la séance d’ouverture, dont nous donnons ici une transcription synthétique, faisaient apparaître la richesse que ne manque pas d’apporter la diversité des points de vue et des approches. Elles ont été suivies de nombreuses autres (*), d’approfondissements et d’échanges. Ce n’était qu’un commencement.

Jacqueline Sellem

2) Des crises ou une crise planétaire ? Ils ont dit...

George Soros, financier hongrois américain, le 9 juin 2010, dans l’Express « Au contraire de ce que pensent 
certains fondamentalistes, le système 
ne tend pas vers l’équilibre et l’autorégulation, 
et ne corrige pas ses propres excès. 
S’il n’est pas contrôlé et réglementé, 
il conduit nécessairement à l’instabilité 
et à des crises. Mais la réglementation 
est toujours l’apanage des États souverains. L’établir au niveau mondial sera aussi ardu 
qu’il a été facile de la supprimer. »

Luiz Inacio Lula da Silva, ex-président de la République fédérative du Brésil, le 31 mars 2009, dans le Monde

« Plus grave qu’une crise économique, 
nous sommes face à une crise de civilisation. Elle exige de nouveaux paradigmes, 
de nouveaux modèles de consommation 
et de nouvelles formes d’organisation 
de la production. Nous avons besoin 
d’une société dans laquelle les hommes 
et les femmes sont acteurs de leur histoire 
et non victimes de l’irrationalité qui a régné 
ces dernières années. »

Alain Touraine, sociologue, le 1er mars 2010 dans le Figaro

« Le mot de crise s’est d’ailleurs généralisé  : crise de la ville, crise de l’État, crise 
de la famille, crise de l’école, crise 
de la justice. Ces expressions ne sont pas 
du tout vides de sens  ! Nous sommes 
dans une phase de chute, de décomposition, 
de doutes même sur ce qui avait constitué 
notre civilisation occidentale. Doutes à la fois justifiés, et tout à fait excessifs sur le sens 
de l’universalisme que nous avions construit depuis les Lumières. »

3) Un processus de dé-civilisation qui suscite des résistances nombreuses

Par Geneviève Azam, économiste, chercheuse à l’Université Toulouse-II, membre du Conseil scientifique d’Attac.

La crise actuelle prend des allures d’effondrement, de perturbation majeure, car la soumission de la plus grande part des activités humaines et des sociétés à l’ordre de l’efficience économique, du profit et de la rationalité technicienne produit une intrication inédite des crises. En se globalisant, le capitalisme a tenté d’absorber tout ce qui lui était extérieur  : il se trouve confronté à des limites sociales et environnementales qui, certes, peuvent être franchies, mais sans qu’il puisse se parer des vertus de la civilisation. Il est explicitement un processus de dé-civilisation qui suscite des résistances nombreuses.

La modernité occidentale n’a pas permis l’accomplissement du projet d’autonomie des personnes et des sociétés, qui était pourtant à son fondement. Elle s’est accompagnée en effet d’un projet de maîtrise rationnelle du monde, des sociétés et de la Terre, qui fut un des terreaux du capitalisme. La confusion de la raison avec la raison économique a conduit à confondre le rationnel et le raisonnable, à soumettre l’éthique et le politique à la règle de l’efficience rationnelle, à confondre les fins et les moyens. Loin d’accomplir les projets d’autonomie, cette vision unidimensionnelle du monde, exprimée jusqu’à la caricature par le néolibéralisme, fait de l’adaptation et du conformisme ses points cardinaux. Le temps social, le temps humain, le temps naturel, loin de s’affirmer en propre, ont été absorbés par le temps économique, le « juste à temps » et le temps « réel ».

Le développement des forces « productives », considéré par les « progressistes » comme un passage obligé vers le socialisme, la croissance invoquée comme condition nécessaire de la justice sociale, sont des forces « destructives » réduisant le travail et la nature à des ressources qui, une fois utilisées, laissent un monde de déchets, un monde en friche. La destruction de toute forme de propriété commune, l’expropriation de la propriété-usage conduit au dépouillement de masses de plus en plus nombreuses, dont la figure centrale est celle des migrants qui ne trouvent aucun lieu d’accueil.

Le désir d’amélioration a été absorbé dans une figure du progrès, conçu dans un temps linéaire comme une norme historique qui s’impose aux sociétés et aux êtres et dessine le chemin de l’histoire. Les régressions sont impensées et comprises comme un mal nécessaire sur la route du mieux. Cette vision, qui fut largement consensuelle, dévalorise le passé au point que la continuité historique est perdue. Elle ignore les irréversibilités sociales et écologiques engendrées par la violence du projet de maîtrise rationnelle du monde, identifiée au « progrès ».

La crise écologique prend aussi sa source dans le projet de maîtrise et de domination rationnelles de la nature, antérieur au capitalisme. La séparation entre les lois humaines et les lois naturelles est constitutive de la modernité occidentale  ; elle est plus que jamais un rempart contre toutes les formes de naturalisme social. Mais cette séparation a été pensée comme absence de liens, comme rupture du lien entre les sociétés et la nature, comme déni de la part terrestre et naturelle de la condition humaine, comme possibilité de sociétés fluides quasiment hors-sol. L’émancipation et le progrès ont été vécus souvent sur le mode de la guerre contre la nature  : si la nature est pur objet fabriqué ou simple construction sociale, alors « elle n’existe pas ». Cette manière de voir est le pendant du terrible énoncé de Margaret Thatcher  : « La société n’existe pas. »

Le défi nouveau pour l’humanité – assurer la pérennité des sociétés sur la Terre – ne peut être relevé à partir de telles représentations. L’humanité, comme peuple de la Terre, est devenue une force géologique qui modifie l’histoire de la planète  : nous ne subissons plus seulement le climat, nous le faisons. L’histoire au long cours de la Terre croise désormais celle des sociétés  : nous vivons dans l’anthropocène, selon l’expression du prix Nobel de chimie, Paul Crutzen.

Lorsque le désir de maîtrise des événements est si puissant, il est difficile d’admettre que la remise en question du modèle capitaliste est autant le fait des résistances sociales que celui des effets d’une Terre épuisée, parasitée et malade. Pour s’en libérer, la civilisation occidentale devrait entamer un dialogue avec d’autres civilisations qui ont su préserver une « pensée de la relation », selon l’expression d’Édouard Glissant, et accueillir toutes les résistances socio-environnentales qui s’esquissent et s’expriment dans le monde.

Geneviève Azam

4) « Le massacre de la faim se déroule dans une normalité glacée »

Par Jean Ziegler, membre du Comité consultatif du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies (*).

Dans la crise planétaire où se croisent plusieurs crises, la crise alimentaire est singulière. Parmi tous les droits humains, le droit à l’alimentation est celui qui est le plus cyniquement, le plus brutalement violé aujourd’hui. Toutes les cinq secondes, un enfant de moins de dix ans meurt de faim. Près d’un milliard d’êtres humains sont gravement sous-alimentés. La courbe des victimes dépasse celle de la croissance démographique. Selon la FAO, l’agriculture mondiale pourrait nourrir sans problème 12 milliards d’êtres humains, or nous sommes 6,7 milliards sur la planète. Un enfant qui meurt de faim est donc un enfant assassiné.

Quelles sont les causes de cette crise  ? Pour la population rurale, celle qui produit sa nourriture (3,2 milliards de personnes), plusieurs raisons structurelles sont identifiables. D’abord, le dumping agricole. Les pays de l’OCDE ont versé, l’an dernier, 345 milliards de dollars de subventions pour leurs productions et exportations agricoles, ce qui fait que, sur n’importe quel marché africain, on achète des légumes grecs, français, portugais, allemands pour le tiers ou la moitié du prix du produit africain correspondant. Pendant ce temps, le paysan africain, sa femme et ses enfants s’épuisent au travail sans la moindre chance d’atteindre le minimum vital convenable. L’hypocrisie des commissaires de Bruxelles est abyssale. Ils organisent la faim sur le continent africain et déploient des forces militaires pour intercepter les survivants qui essaient de passer les frontières sud de l’Europe.

La deuxième raison est la vente de terres. L’an dernier, 41 millions d’hectares de terres arables africaines ont été achetés ou louées pour 99 ans par les hedge funds ou par des pays comme la Corée du Sud. La Banque mondiale, la Banque européenne d’investissement, etc, financent ce vol en arguant que seuls des groupes financiers sont capables de rendre ces terres réellement productives. Les familles d’agriculteurs dépossédées vont alors grossir les bidonvilles avec les conséquences qu’on connaît  : prostitution enfantine, sous-alimentation, etc.

Troisième raison  : la dette extérieure. Au 31 décembre 2009, celle des 122 pays dits du «  tiers-monde  », était de 2 100 milliards de dollars. La presque totalité de leurs gains à l’exportation est donc absorbée par les intérêts de la dette.

Quant aux populations urbaines, selon la Banque mondiale, 2,2 milliards de personnes vivent avec 1,25 dollar par jour, en dessous du seuil d’extrême pauvreté. Les prix des trois aliments de base – riz, maïs, blé – ont explosé. La tonne de blé meunier a doublé en un an – le prix de la baguette, multiplié par trois, a été un facteur essentiel dans la formidable révolution tunisienne. On peut expliquer ces augmentations de prix en partie par les catastrophes climatiques qui ont touché de gros producteurs (Russie, Australie). Mais les deux raisons principales sont la spéculation boursière et le développement des agrocarburants. Avec la crise financière, les spéculateurs se sont reportés sur les matières premières agricoles  ; 37 % de la hausse sont dus à la spéculation. Quant aux agrocarburants, les Américains ont subventionné, l’an dernier, la transformation de 144 millions de tonnes de maïs et de centaines de millions de tonnes de blé en biodiesel et bioéthanol. Barack Obama a confirmé cette orientation afin, a-t-il expliqué, de combattre la pollution et de garantir l’indépendance pétrolière des États-Unis. Cela peut se comprendre. Mais lorsque toutes les cinq secondes, un enfant meurt de faim, brûler de la nourriture sous forme d’agrocarburants est un crime contre l’humanité.

Le 22 octobre 2010, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy annonçaient 1 700 milliards d’euros d’aide aux banques. Pendant ce temps, le budget du Programme alimentaire mondial s’est effondré de 6 milliards de dollars à 3,2 milliards parce que les pays industrialisés ne payent plus leurs cotisations. Et dans les camps de réfugiés du Darfour ou de Somalie, les rations journalières ne sont plus que de 1 500 calories, quand le minimum vital est 2 200 calories par individu.

La France, les pays européens sont des démocraties. Si nous nous organisons, nous pouvons imposer aux commissaires de Bruxelles de mettre fin au dumping agricole. Nous pouvons, avec de nouvelles lois nationales, interdire la spéculation sur les aliments de base et la fabrication d’agrocarburants autrement qu’avec des déchets agricoles. Nous pouvons réduire radicalement la dette extérieure des 52 pays les plus pauvres. Nous le pouvons. En démocratie, il n’y a pas d’impuissance.

(*) Dernier livre, la Haine de l’Occident. 
Édition le Livre de poche, 6,95 euros.

Propos recueillis par J. S.

5) « Nous ne nous faisons pas confiance, nous ne nous aimons plus »

Par Ariane Mnouchkine, fondatrice et animatrice du théâtre du Soleil.

Sur la crise financière, j’ai des questions concrètes. Qui fait quoi  ? Qui a fait quoi  ? Qui fait encore quoi  ? Qui vraiment a été ruiné  ? Qui, au fond, a fait semblant d’être ruiné pour être enrichi  ? Je veux le comprendre, j’ai besoin de le comprendre. L’économie se sert d’une langue qui est non seulement complexe mais incompréhensible. Nous avons besoin de traducteurs honnêtes. C’est ce que devraient être les politiques. Or, ils ajoutent à la confusion. Ils ne nous expliquent pas, ils prétendent nous dire quoi penser. Ce n’est pas ce que nous voulons. On dit qu’ils parlent la langue de bois. Cela pourrait ne pas être vrai pour certains si, tout simplement, le journaliste en face d’eux ne les interrompait pas avant même qu’ils aient fini leurs phrases. C’est une technique. Les journalistes français – je ne veux pas les accuser tous –, certains journalistes, confondent arrogance du ton avec pertinence de la question. Ils posent des questions stupides sur un ton impoli et ils croient qu’ils sont courageux. Je préférerais qu’ils posent des questions très dérangeantes et incisives sur un ton courtois. Il y a des personnes qui nous rendent intelligents quand nous parlons avec elles. Les politiques devraient nous rendre intelligents. Or ils nous rendent furieux et bêtes.

Je vois le public arriver au théâtre. Je vois à quel point les gens sont tendus et combien l’heure que nous leur demandons de passer avec nous, avant le spectacle, est indispensable pour qu’ils arrivent à se calmer, à faire un tout petit peu d’espace en eux pour accueillir ce qui arrive, ne serait-ce que la nourriture. Pour oser manifester leur intelligence. Quand ils voient qu’on court partout pour essayer de leur faire plaisir, ils s’en étonnent  : « C’est bizarre, comment cela se fait-il  ? » Et à un moment donné, ils se disent  : « Eh bien oui, c’est normal, je suis respecté. » Ils prennent confiance, se mettent à parler avec leurs voisins, la table se partage. Nous sommes dans un moment, dans notre société, en France, où nous ne nous faisons pas confiance, nous ne nous aimons plus. Nous sommes en guerre civile. C’est qu’on a déclenché en nous une telle culpabilité, une telle incompréhension que, dans un pays comme le nôtre, il y ait des gens à ce point mal lotis et d’autres si captieux, si accumulateurs  ! Cela nourrit des colères qui, du coup, confondent tout. Prenons les impôts. Les gens ont l’impression que l’État nous prend, mais l’État, c’est nous  ! Justement, c’est bien le problème  : dans l’inconscient, l’État, ce n’est pas nous. Pour l’instant, je n’ai aucune prise sur l’État, donc l’État, ce n’est pas moi. Au fond, les hommes et les femmes politiques devraient non seulement promettre, mais faire tout pour que l’État, ça redevienne nous.

Quand j’entends Stauss-Khan parler de « gouvernance mondiale », je me dis : mais la gouvernance mondiale, dans l’état actuel des choses, cela va être une dépossession encore plus grande  ! C’est la phrase de Paul Valéry  : « La politique, c’est l’art d’empêcher les gens de s’occuper de ce qui les regarde. » On nous empêche de vraiment bien comprendre certaines choses par le jargon, par des diversions. Marine Le Pen est la chef du parti fasciste. Arrêtons de répéter que ce qu’elle dit est scandaleux et de lui faire de la publicité. Pendant ce temps, le Front national, après avoir pris le drapeau national, après avoir pris Jeanne d’Arc, est en train de prendre la laïcité. Parce que la gauche ne défend pas la laïcité. Nous sommes d’une hypocrisie, d’une lâcheté sans mesure. Nous ne disons pas que les prières dans la rue sont un scandale dans un pays laïc. La droite a pris la sécurité, le Front national est en train de prendre la laïcité, et ce qui se trame, c’est une alliance objective, c’est-à-dire un retour du Front national dans la droite dite « normale ».

J’attends des leaders de la gauche qu’ils aient un peu de courage politique et qu’ils me donnent les moyens de comprendre la situation afin qu’en mon âme et conscience, je choisisse quelle route je veux prendre. Et je veux qu’on redonne de l’espoir à la jeunesse. Ils ont dix-sept ans et on leur raconte que c’est la fin de l’histoire… Se rend-on compte de ce que cela veut dire  ? Mais ils sont au début de l’histoire, il faut leur donner du cœur, du lien, comme on dit maintenant, de la confiance.

Ariane Mnouchkine Propos recueillis par J. S.

6) « Nous vivons un moment où chaque petit effort de chaque petite seconde a un impact réel »

Par Immanuel Wallerstein, sociologue, ancien directeur du centre Fernand-Braudel pour l’étude de l’économie, des systèmes historiques et des civilisations (*).

Nous vivons une crise dans laquelle il faut faire la distinction entre ce qui est normal et ce qui est exceptionnel, porteur de transformations, entre les problèmes de court terme et ceux de moyen terme. Après 1945, nous avons connu une longue période d’expansion économique – ce qu’en France on appelle les Trente Glorieuses. Cela a été aussi un moment d’hégémonie écrasante des États-Unis dans le cadre d’un relatif partage d’influences avec l’Union soviétique. Depuis 1970, environ, nous sommes dans une période de stagnation économique et, en même temps, de long déclin de l’hégémonie américaine, que la présidence de George W. Bush a cru enrayer avec une sorte de machisme militaire.

Le capitalisme a déjà connu de multiples crises. Celle que nous vivons aujourd’hui est différente, c’est une crise structurelle. Les systèmes historiques, comme tous les systèmes, vivent leur vie, mais à un moment donné, quand ils s’éloignent trop de l’équilibre, ils chancellent et deviennent chaotiques. C’est ce qui se passe aujourd’hui pour le système capitaliste. Il a miné ses propres possibilités de générer des profits toujours plus importants pour les capitalistes. Il devient incontrôlable – ce qui ne veut pas dire sans sens. La question n’est donc pas de savoir s’il va survivre – il est entré dans sa phase terminale –, mais de savoir ce qui va le remplacer. Nous sommes à une bifurcation devant deux alternatives très différentes. D’un côté, un système qui fera pire en matière de hiérarchie, d’exploitation – certains sont en train de faire ce choix historique. De l’autre, la possibilité d’aller vers un monde qui n’a jamais existé, relativement démocratique, égalitaire. Voilà la lutte politique qui est devant nous.

De grands problèmes comme le changement climatique, l’épuisement des ressources naturelles, etc, viennent de la pensée absurde que la nature peut être mise au service du système économique et alimenter une croissance infinie. Actuellement, les mouvements indigènes d’Amérique latine parlent, eux aussi, de crise de civilisation, mais ils substituent à l’idée de croissance économique, l’idée d’un point d’équilibre qui est  « vivre bien ». Qu’est-ce que cela veut dire  ? C’est ce dont il faut discuter. Dans les dix dernières années, la gauche mondiale a eu ses meilleurs succès relatifs en Amérique latine où il y a eu, en même temps, une floraison des mouvements des peuples indigènes. Dans tous ces pays – Venezuela, Brésil, Bolivie, etc. –, il existe une tension entre deux gauches. Les mouvements politiques de la gauche traditionnelle demandent au peuple d’augmenter le revenu national et de développer les ressources naturelles. Ils accusent les mouvements indigènes de freiner et de faire le jeu des États-Unis ou des réactionnaires de leur propre pays. Les mouvements indigènes estiment, eux, que la gauche au pouvoir détruit toute possibilité d’autonomie et fait la même politique que les gouvernements de droite qu’elle a remplacés. Cette tension n’est pas propre à l’Amérique latine, elle est latente partout. Si la gauche, dans chaque pays et au niveau international, ne trouve pas le moyen de résoudre cette contradiction au sein de ses propres forces, elle n’a pas la moindre chance de gagner face à ceux qui nous parlent de manière lénifiante de capitalisme progressiste, vert, etc., et sont prêts à faire, d’ici trente ans, pire que le capitalisme. Il nous faut donc repenser l’idée de progrès que nous avons définie essentiellement sur un plan économique.

D’autres problèmes encore ne sont pas simples à résoudre. Par exemple, concernant les religions. Elles ne vont pas disparaître mais toutes sont confrontées à la mise en cause par les femmes de leur machisme. C’est une question fondamentale qui peut transformer le monde.

À court terme, trois à cinq ans, nous sommes dans l’incertitude complète de ce qui va se passer pour les pays, les entreprises, les individus. Les devises montent et descendent, on voit la situation en Égypte, en Tunisie… Tout gouvernement actuel est instable, même celui des États-Unis. Dans ce contexte, le plus important pour les gens ordinaires, c’est la survie. Un mouvement de gauche qui veut changer la société doit tout faire, y compris des alliances difficiles, pour minimiser les souffrances. En même temps, il doit mener, sans compromis, la lutte à moyen terme. Sortir de cette situation chaotique prendra vingt, trente, quarante ans. Il ne faut pas penser que l’histoire est avec nous, elle est ce que nous en ferons. Mais, dans une situation de crise structurelle, chaque petit effort de chaque petite seconde de chaque petite personne a un impact réel. Aucune solution, ni aucune issue n’est sûre, mais nous avons le bonheur de vivre ce moment où nos efforts peuvent compter réellement, si nous nous organisons à tous les niveaux et dans tous les domaines.

(*) Dernier article paru dans Transform ! 
n° 7, novembre 2010.

Propos recueillis par J. S.


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