Egypte 2011. Ils réclament la liberté et le pain

lundi 18 septembre 2017.
 

Alors que l’armée ne parvient pas à disperser les manifestants de la place Tahrir, les salariés réclament de meilleurs salaires et des conditions de travail décentes.

En délogeant les centaines de manifestants qui venaient de passer la nuit sur la place Tahrir, l’armée égyptienne pensait certainement avoir fait place nette, hier matin. C’était compter sans la détermination de ces jeunes, fiers d’avoir abattu Hosni Moubarak mais conscients que le chemin qui mène à la démocratie n’a jamais été tracé par des blindés. « On est toujours là », souligne ainsi avec gravité Ahmed, pas vingt-cinq ans, devant son bivouac, une tente de fortune faite de quelques morceaux de plastique, juste de quoi un peu dévier l’air froid qui souffle la nuit.

« Nous voulons montrer au gouvernement que nous ne sommes pas des “baltaguis” (des hommes de main – NDLR), ni des voleurs. Nous restons parce que nous voulons être certains que les têtes des corrompus tombent et que toutes nos demandes soient satisfaites », assure-t-il. « Quelle est la différence entre le gouvernement actuel et celui de Moubarak  ? » demande-t-il, en faisant remarquer que le premier ministre nommé par Moubarak est toujours à son poste, de même que la plupart des ministres.

Les manifestants repoussés par les soldats

Preuve d’ailleurs que les structures du régime n’ont pas été abattues, depuis hier matin, des groupes d’hommes, caricatures des moukhabarat – la police politique –, moustache bien taillée, carrure imposante et regard de tueur, s’agitent dans tous les sens. Dès qu’ils aperçoivent des journalistes, ils viennent dire qu’ils veulent que tout revienne à la normale, deviennent agressifs et menaçants avec ces jeunes, voire avec la presse, quelque peu dubitative devant cette « spontanéité » qui s’exprime ainsi  : « Notre bon président Moubarak a confié la sécurité à l’armée » (sic). Toutes les révolutions ont leurs revanchards, leurs émmigrés de Coblence, leurs « blancs ».

« L’armée était avec nous les trois premiers jours, mais son gentil visage n’est plus de mise », fait remarquer Ali qui, lui aussi, ne veut pas quitter les lieux. « Les militaires saisissent notre nourriture que nous avons pourtant achetée, procèdent à des arrestations et nous battent même. » Quelques heures auparavant, les centaines de manifestants qui lançaient des slogans ont été repoussés par les soldats et pas toujours avec douceur. La matraque est-elle un instrument démocratique, surtout quand elle envoie des décharges électriques  ? « Ils ont même enlevé les portraits des martyrs qui étaient suspendus, s’insurge Ali. Hier on était des héros parce qu’on avait chassé Moubarak, aujourd’hui on est comme des clandestins. Pourtant, on est les mêmes. »

Le plan du Conseil suprême des forces armées, au pouvoir depuis la démission de Moubarak, ne semble pas vraiment fonctionner. Il a certes annoncé dimanche la suspension de la Constitution, la dissolution du Parlement et esquissé un calendrier de transition dans un horizon de six mois. Mais il en faut plus pour donner confiance aux Égyptiens et calmer les aspirations qui se font jour. L’espace ouvert n’est pas simplement politique. Sur la place Tahrir, heure après heure, les quelques centaines de manifestants du petit matin se retrouvaient des milliers en milieu de journée et plus encore en fin d’après-midi. S’ils veulent encore faire confiance aux militaires, ils n’oublient pas que Moubarak était l’un d’entre eux et que cette même armée n’a jamais songé à protéger le peuple contre les exactions de la police pendant ces trente dernières années.

En parcourant les rues du Caire, et plus particulièrement le centre-ville, on peut constater que cette révolution est loin d’être terminée. Les boutiques sont ouvertes et les grandes artères ont retrouvé leur animation de toujours. Mais les groupes qui se forment devant les banques et les bâtiments publics n’ont rien d’habituel.

Des conditions de travail déplorables

« Non à l’injustice, oui à l’égalité », scandent les fonctionnaires du ministère de la Recherche scientifique et de la Technologie. Toute de noir vêtue, le voile bien ajusté, Inda Atef, du service des archives, témoigne des conditions de travail déplorables. « Alors que des bureaux sont libres dans les étages, on nous confine au sous-sol. C’est plein de poussière, il n’y a pas d’air conditionné, c’est sale et il n’y a même pas de toilettes, dénonce-t-elle. On nous fait travailler dans des conditions inhumaines. » Ali Sabah, un de ses collègues, s’emporte parce que le ministre est toujours en place  : « On est resté silencieux pendant trop longtemps. On avait les mains liées mais depuis le 25janvier (date de la première manifestation – NDLR) c’est fini. On s’est libérés. Maintenant on va réclamer nos droits et l’égalité. »

Même agitation devant la Banque du développement et du crédit agricole, où les salariés en costume cravate disent « non à la corruption ». Alors que leur directeur cumule les fonctions dans différentes banques et les salaires y afférents, ils travaillent, eux, pour une maigre paye et assistent depuis des années au dépeçage des biens publics. « Cette banque est la seule qui a des antennes dans les petits villages du pays », explique un cadre, Mohammed Shimi. Elle est normalement faite pour octroyer des prêts aux petits paysans, qui peuvent ainsi acheter les semences et les engrais dont ils ont besoin et rembourser une fois leur production vendue. Mais depuis deux ans, les prêts ont été suspendus. De fait, ils tuent l’agriculture dans notre pays et détruisent la vie des paysans. À qui cela profite-t-il  ? »

C’est un véritable bras de fer qui est maintenant engagé pour que les acteurs de la révolution ne soient pas spoliés. Plusieurs personnalités et associations viennent de se regrouper et créer la Plate-forme du 25 janvier. George Ishak, l’un des fondateurs du mouvement Kefaya (Ça suffit  !) est du nombre. Ils ont donné à l’armée une semaine pour changer le gouvernement. « Maintenant il s’agit de la législation révolutionnaire, pas constitutionnelle », dit Ishak, qui annonce une manifestation tous les lundis. « Cette révolution a été lancée par la jeune génération. Nous nous tenons derrière elle parce que c’est la révolution des Égyptiens, de tous les Égyptiens, qu’ils soient musulmans, chrétiens, communistes ou nassériens. »

Pierre Barbancey, L’Humanité


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