Antonio Gramsci La presse, laboratoire de ses idées politiques

jeudi 12 juillet 2012.
 

Militant communiste, député, philosophe… On oublie trop souvent qu’il fut un journaliste de talent. Métier qui lui permit de remplir sa mission d’éducation des masses.

« Nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner pendant vingt ans », assène le ministère public à Antonio Gramsci. Le 4 juin 1928, le secrétaire du Parti communiste italien (PCI) est condamné à vingt ans de prison par le tribunal spécial de Mussolini.

Journaliste, militant communiste, député, philosophe… Le régime fasciste a tenté par tous les moyens de museler ce brillant intellectuel. Même dans les geôles du Duce, Antonio Gramsci noircira quotidiennement ses Quaderni del carcere (cahiers de prison), œuvre majeure de la pensée communiste.

Le journaliste sarde naît en 1891 dans une famille humble et lettrée. Grâce au soutien d’un de ses professeurs, il fait ses premières armes comme correspondant local dans l’Unione sarda (Union sarde). Chez son frère, Gennaro, il découvre la propagande socialiste. Mais dévore aussi Marx et Hegel. Pendant ses études de lettres à Turin, il adhère au Parti socialiste Italien (PSI). Et collabore à une de ses feuilles Il grido del popolo (le Cri du peuple). Dans ses colonnes, Antonio Gramsci fait figure d’électron libre. Il critique ouvertement la position de neutralité du PSI face à la Première Guerre mondiale et stigmatise son réformisme.

L’étudiant sarde est à un tournant de sa vie. Exit les bancs de la fac, il se dévoue entièrement à ses activités journalistiques dans Il grido et dans la page turinoise d’Avanti  ! (organe du PSI). Rédacteur de chroniques culturelles et pamphlétaire de génie, ses articles sont le laboratoire de ses idées. Maniant le verbe avec simplicité et dextérité, il se donne pour mission de répandre la culture auprès du prolétariat, pour qu’il prenne conscience de son rôle historique. Dans l’esprit de Gramsci, l’activité culturelle et la révolution forment les deux nœuds d’un même combat.

C’est dans les pages de l’Ordine nuovo (l’Ordre nouveau) que son rôle de promoteur de la culture auprès des ouvriers s’affirme. Happé par les événements d’Octobre 1917 en Russie, il fonde avec des camarades d’université, Angelo Tasca, Palmiro Togliatti, Umberto Terracini, ce périodique pour laisser libre court au bouillonnement idéologique. Sous-titré « le seul exemple italien de journalisme révolutionnaire  », l’Ordine nuovo paraît le 1er mai 1919. Idéaliste et révolutionnaire marxiste, Gramsci prend le train de l’histoire en marche. « Nous voulions agir, agir, agir ; nous nous sentions inquiets, sans orientations, plongés dans la vie ardente de ces trois mois qui suivaient l’armistice et où le cataclysme qui devait emporter la société italienne semblait imminent. »

Fasciné par l’émergence des conseils d’usine en Russie, il envisage de développer « la commission intérieure » dans les fabriques italiennes. Pour Gramsci, les membres de cette commission devaient être élus par l’ensemble des travailleurs et les ouvriers, diriger le processus de production. Le journal martelait la nécessité de ces institutions prolétariennes en plus des institutions traditionnelles (parti et syndicat). L’Ordine nuovo se prononce clairement en faveur de la dictature du prolétariat. Exigeant, Antonio Gramsci ne badine pas avec la qualité du journal. Alfonso Leonetti, rédacteur, se souvient d’une de ses colères. « Ce n’est pas un journal, criait Gramsci, c’est un sac de patates  ! Demain Agnelli (fondateur et patron de Fiat – NDLR) pourra appeler les ouvriers pour leur dire “Vous voyez, ils ne savent même pas faire un journal et ils ont la prétention de diriger le pays  !”. »

En septembre 1919, Turin est en ébullition. 2 000 ouvriers de Fiat Brevets élisent leur premier conseil d’usine. Mais l’expérience tourne court. Le souffle révolutionnaire retombe. Quand s’ouvre en 1921 le 17e congrès du PSI à Livourne, qui donne naissance au Parti communiste italien (PCI), Gramsci est en minorité.

Le journaliste engagé tient le cap. Il poursuit sa mission d’éducation des masses et de dénonciation virulente du fascisme. Soucieux de l’indépendance de l’Ordine nuovo, le communiste vit mal le rapprochement du journal avec le PCI. Qu’à cela ne tienne, en rédacteur pragmatique, il propose de lancer l’Unità, « quotidien des ouvriers et des paysans ». Sous certaines conditions. Pour lui, l’Unità doit être « le journal de gauche, de la gauche ouvrière (…). Un journal qui traite de l’actualité de la politique du pays avec un ton objectif, scientifique, au-delà des partis ». Mais la donne a changé. Le 12 février 1924, l’Unità voit le jour en tant qu’organe du PCI.

Le quotidien naît dans un contexte troublé. L’Italie est mise à feu et à sang par les fascistes. Avec l’assassinat du député socialiste Matteotti par les partisans de Mussolini, le 10 juin, Gramsci croit à un soulèvement populaire. Depuis Rome, il passe un coup de fil à la rédaction, « il fallait attaquer et être à la pointe de l’attaque. Les masses populaires étaient en ébullition, il fallait les pousser et que la poussée vint de nous », rapporte un des journalistes. Ignorant les menaces des chemises noires, l’Unità titre le lendemain « À bas le gouvernement des assassins ». Et triple ses ventes.

Mais rien ne se passe. Dans l’Ordine nuovo, Antonio Gramsci écrit  : « La crise Matteotti nous a donné de nombreux enseignements. Elle nous a appris que les masses, après trois ans de terreur et d’oppression, sont devenues très prudentes et ne veulent pas faire un pas plus grand que leurs jambes. ». Lors du troisième congrès national en 1926, il prend la tête du PCI. Et pose comme priorité l’organisation politique, avant toute prise de pouvoir insurrectionnelle. Mission qu’il n’aura pas le temps d’accomplir. À la suite de la promulgation des lois exceptionnelles, il est incarcéré le 8 novembre. Du fond de sa prison, il théorise le rôle de la presse en tant qu’appareil d’hégémonie culturelle. Seule sa mort, le 27 avril 1937, quelques jours après sa libération, lui fera lâcher la plume.

La plupart des citations sont extraites de l’ouvrage de Giuseppe Fiori, la Vie d’Antonio Gramsci, Paris, Fayard, 1970.

Cécile Rousseau, L’Humanité


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