Descartes, une révolution théorique au 17ème siècle

lundi 13 août 2012.
 

A) L’humanisme radical de René Descartes

Aux sources de la modernité, retour sur l’actualité de la pensée du philosophe tourangeau à l’occasion du quatre cent-vingtième anniversaire de sa naissance.

Étrange discrétion pour le quatre cent-vingtième anniversaire de la naissance de René Descartes. Étrange, comparativement aux égards – justifiés – rendus à William Shakespeare et à l’Espagnol Miguel de Cervantès dont on a commémoré les quatre cents ans de la disparition. Le Français fut leur cadet. Il fut pourtant, pendant longtemps, plus que le premier et que le second, la figure tutélaire de la modernité. Le quatre centième anniversaire de sa naissance en 1996 a également été discret. Mais peut-être l’atmosphère de notre temps – portée par les appareils idéologiques dominants – explique-t-elle ceci et cela mieux que l’arithmétique. Le rationalisme classique et critique dont l’œuvre de Descartes fut l’une des principales matrices se trouvant aujourd’hui mis à mal dans le contexte de l’hégémonie de fait des irrationalismes, néolibéralisme en tête. Le post-humanisme, qui est son compagnon de mutation néofasciste, le non-modernisme de l’acteur-réseau qui en trace le symétrique sentier bourgeois, sachant gré aux sectateurs de la Société du Mont-Pèlerin de la contre-révolution engagée dans la pensée par son effort constant de promotion de la « soumission librement consentie » au capitalisme monopoliste financiarisé.

« Je suis, j’existe » – et non « Je pense donc je suis »

Né le 31 mars 1596 à La Haye-en-Touraine – aujourd’hui Descartes, baptisée La Haye-Descartes en 1793, an II de la Première république –, l’auteur du Discours de la méthode et des Méditations métaphysiques passa son enfance à quelques lieues du pays de François Rabelais et de Gargantua avant d’entrer au collège Henri-IV de La Flèche. À 20 ans, il obtient son baccalauréat et une licence en droit à l’université de Poitiers avant de partir vivre à Paris. Il s’adonne aux recherches en mathématiques et en physique et, parcourant le grand livre du monde, aux voyages et aux armes. À 40 ans, alors qu’il est installé en Hollande depuis dix ans dans une retraite solitaire et studieuse, la réputation qu’il avait commencé à se faire auprès des milieux universitaires et savants éclate au grand jour avec la publication de ses grands traités scientifiques. Ils sont écrits en français, pour que « les femmes mêmes pussent entendre quelque chose », les femmes lettrées de l’époque n’ayant, sous l’effet d’une ségrégation sociale, pas accès au latin des écoles, langue savante. Le Discours de la méthode (1637) en constitue la préface. Parmi ces essais, la Géométrie est l’occasion de l’exposition d’un procédé d’expression algébrique des figures de l’espace qui, connu sous le nom de « géométrie analytique », constitue une découverte capitale en mathématiques.

En 1641, René Descartes publie ses Méditations métaphysiques. Le sommeil de la raison engendre des monstres. Mais à quoi bon l’austère voie de la raison si la vie est un songe  ? « Je suis, j’existe » – et non « Je pense donc je suis » qui récapitule le mouvement du doute cartésien vers le fondement de la science recherché par Descartes mais ne le désigne pas –, la formule éclate dans le ciel orageux d’un siècle qui s’engageait sur les chemins épars des scepticismes et des obscurantismes plutôt que d’avoir à assumer la révolution scientifique et culturelle initiée par Copernic, Galilée et William Harvey. La controverse est immédiate.

La révolution cartésienne possède de nombreux aspects. En souligner un en particulier, c’est suivre une des lignes de force de la pensée moderne. Ses thèses sont souvent occultées par les idées fausses véhiculées par les formules plus ou moins tronquées, presque toujours mal interprétées, qui lui sont attribuées. On se rapportera, à cet égard, à la lecture du récent Descartes n’a pas dit de Denis Kambouchner (Les Belles Lettres, 2015) pour s’orienter dans sa pensée au-delà des écueils du préjugé. Politzer brosse le tableau de la révolution théorique du philosophe

Marx et Engels, dans la Sainte Famille (1845), soulignent l’influence du penseur français sur le matérialisme du XVIIIe siècle dans la mesure où sa physique, plus que celle de Newton, implique le développement de l’idée d’une nature en automouvement de transformation, débarrassé de toute hypothèse théologique providentialiste – de tout « intelligent design ». Un autre aspect, moins connu peut-être, de la pensée de Descartes qui l’oppose au libéralisme est son caractère radicalement égalitariste, caractère qui influencera la tendance démocratique des Lumières et le porte, politiquement, jusqu’à nous. Dans la Philosophie des lumières et la pensée moderne (1939), Georges Politzer brosse le tableau de la révolution théorique initiée par le philosophe tourangeau sous cet angle. « Le Discours de la méthode donne une critique géniale de l’édifice de la scolastique, écrit-il. En matière de science, la vérité est proclamée accessible en principe à tout le monde  : la découverte ne dépend pas d’une “assistance du ciel”, mais d’une méthode que chacun peut acquérir. Dans le Discours de la méthode, la recherche scientifique est définitivement dépouillée de “l’auréole de la consécration divine” ». Car si le « bon sens » ou la « raison » ne s’expriment comme puissance de vérité qu’à condition de méthode et d’exercice pour Descartes, il et elle sont bien « la chose du monde la mieux partagée », universalité concrète, excluant tout racisme, tout sexisme et, plus généralement, tout élitisme de caste ou de classe.

Jérôme Skalski, L’Humanité

B) Descartes, travail intellectuel et recherche de la vérité

La Recherche de la vérité par la lumière naturelle, de René Descartes, traduction et introduction d’Emmanuel Faye, coll. « le Livre de poche », 2010, 150 pages, 5 euros

Non content d’éditer les classiques de la philosophie, comme le Discours de la méthode, les Méditations métaphysiques, les Passions de l’âme et les Règles, de Descartes, le Livre de poche publie un texte tiré des manuscrits qu’il avait laissés à sa mort. Peu de spécialistes du philosophe français l’ont intégré dans leurs analyses. Son titre, rédigé comme une phrase entière, annonce un vaste dessein  : «  La Recherche de la vérité par la lumière naturelle, qui, toute pure et sans emprunter le secours de la religion et de la philosophie, détermine les opinions que doit avoir un honnête homme, touchant toutes les choses qui peuvent occuper sa pensée, et pénètre dans les secrets des plus curieuses sciences.  »

Précédé d’une introduction d’une centaine de pages rédigée par Emmanuel Faye (l’Invention cartésienne de la conscience), ce texte se présente sous la forme d’un dialogue philosophique (forme habituellement utilisée par Platon, Descartes ayant promu un autre mode d’expression, la méditation). Dialogue entre trois personnages, Eudoxe, qui selon toute vraisemblance représente le personnage du penseur en fin de vie à la cour de Christine de Suède  ; Polyandre, qui n’a pour lui que l’expérience du monde, tandis que Epistémon, étymologiquement celui qui sait, détient la science telle qu’on l’enseigne de façon scolastique. Polyandre perpétue la tradition de Thomas d’Aquin qui ne croira à la résurrection du Christ que lorsqu’il aura mis ses mains dans les plaies, Eudoxe prolonge la tradition d’Aristote sur « l’homme raisonnable » et sa classification du monde qui va, sans aucune contradiction, du particulier au général.

Avec Descartes, il ne s’agit ni du « sens commun », qui est la chose du monde la mieux partagée, mais non plus, comme la tradition le veut, de l’homme porteur de la raison, mais de l’existence d’un sujet pensant qu’on ne saurait réduire à celui qui universalise l’esprit critique, l’homme qui doute. Quant aux « plus curieuses sciences », qui n’ont rien à voir avec les sciences occultes, elles doivent être rapprochées des plus curieuses matières (la dioptrique, les météores et la géométrie). Il s’agit dans les faits de faire comprendre à l’opinion que l’arc-en-ciel ou encore l’apparition de faux soleils n’ont rien de miraculeux et peuvent s’expliquer. Le philosophe opère ainsi une sorte de révolution dans la conception du sujet. Le savoir ne s’enseigne pas, seul le désir de savoir est légitime. Notre rapport à la vérité est en réalité celui de la recherche.

On comprend pourquoi Ernst Cassirer, qui connaissait fort bien ces dialogues, note dans son Descartes  : « Aucun autre écrit de Descartes ne nous fournit une meilleure approche et une meilleure introduction à son univers de pensée. » Il renouvelle ainsi la réponse à la critique de Leibniz qui reprochait à Descartes d’avoir logé la vérité à l’hôtel de l’évidence, mais d’avoir négligé de nous en donner l’adresse. Il n’est pas inopportun, en ce début de XXIesiècle, de dire que l’adresse existe  : elle a pour nom le travail intellectuel.

Arnaud Spire, L’Humanité


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