Histoire et mémoire collective « Trouver l’équilibre entre rappel de ce qui fut et nécessité de tourner la page »

samedi 15 janvier 2011.
 

Il existe une tension entre le rappel de ce qui fut et la nécessité, dans certains cas, de tourner la page. Rendre justice aux victimes, éviter le retour de tel comportement barbare ou infâme, cela suppose de cultiver une mémoire. Il faut aussi se rappeler « pour l’histoire », tout simplement. Mais en même temps, le « vivre ensemble », dont les politiques sont comptables, implique, à certains moments, de surmonter les drames d’hier. C’est vrai au niveau international. Songeons ici à François Mitterrand et Helmut Kohl se donnant la main, en 1984, à l’occasion de la 70ecommémoration de la bataille de Verdun. Cette image a encore aujourd’hui valeur de symbole. Mais c’est vrai aussi au plan intérieur.

Dans tous les cas, un équilibre est à trouver, en gardant à l’esprit la différence entre l’amnistie, le pardon et la grâce. Le pardon n’appartient qu’aux victimes. Ce sont elles qui décident de l’accorder. La grâce, c’est une mesure individuelle de pitié pour un condamné. L’amnistie, c’est encore autre chose  : c’est la nécessité, à un moment donné, de décider qu’il n’y aura plus de poursuites. Comme l’expliquait Waldeck Rousseau, « l’amnistie ne juge pas, n’accuse pas, n’innocente pas, elle ignore ».

Parfois, la tension s’aiguise. Lorsque Pompidou décide de gracier l’infâme Paul Touvier, en 1971, il motive son choix en expliquant, en substance, qu’il faut maintenant « oublier ces moments où les Français ne s’aimaient pas ». On a vu alors surgir, en face, un refus, le sentiment qu’il était trop tôt. L’imprescriptibilité des crimes a permis de juger Touvier, Papon, Barbie. Il s’agit d’une notion nouvelle, qui remonte seulement aux années soixante, dans notre droit, et que personne, à l’époque, ne pensait devoir appliquer un jour à des Français. Cette idée a donc permis à une mémoire insatisfaite de resurgir.

Mais en face, il y a ceux qui continuent de penser qu’à un moment donné, l’essentiel est de regarder devant. Je me remémore la fin d’Antigone, de Sophocle, lorsque le chœur s’écrie  : « Des combats d’aujourd’hui, il faut installer l’oubli. » Je songe aussi à cet épisode de 403 avant J.-C.  : lorsqu’ils rentrèrent à Athènes après avoir l’avoir libérée de la sanglante « dictature des Trente », les démocrates prirent un décret pour interdire de « rappeler les malheurs ». Le consensus démocratique appelait un devoir de mutisme, pour éviter que ne resurgissent les déchirements du passé récent.

Il faut continuer, de nos jours, à méditer cet exemple, pour trouver en chaque circonstance l’équilibre entre le rappel nécessaire de ce qui fut et la nécessité de tourner la page. Cette recherche du point d’équilibre implique le respect de l’autonomie du travail de l’historien. C’est ce combat que je mène, avec l’association Liberté pour l’histoire, créée, en 2005, par René Rémond, et aujourd’hui présidée par Pierre Nora.

Nous estimons que ce n’est pas au Parlement de dire, par exemple, si le génocide arménien est bien un génocide. Bien sûr, je suis convaincu qu’il s’agit d’un génocide. Mais ce n’est pas à la loi de l’établir, c’est aux historiens. Le Parlement a assez à faire avec la définition de la norme pour l’avenir sans avoir en plus à juger du passé. L’histoire progresse par controverses, et ce n’est absolument pas un problème. Si un historien tient, par exemple, des propos antisémites, il existe des lois pour l’attaquer en justice. De manière générale, je considère que l’on lutte beaucoup plus efficacement contre le négationnisme avec les écrits d’un Pierre Vidal-Naquet, qu’avec la loi Gayssot.

Par Jean-Noël Jeanneney, ancien ministre, professeur des universités.

Propos recueillis par Laurent Etre


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