Histoire, champ d’expérience, oubli, devoir de mémoire et vivre-ensemble

mardi 25 janvier 2011.
 

L ’oubli a une fonction. Cela peut paraître paradoxal que ce soit un historien qui le souligne, mais le fait est que si l’on n’oubliait pas un certain nombre de choses, nous serions complètement écrasés par le passé.

La mémoire collective est comme celle des individus  : il y a une mémoire disponible, immense, et une mémoire vive, plus limitée, qui inspire notre vie quotidienne. C’est notre « champ d’expérience ». Jeanne d’Arc fait partie de la mémoire disponible, mais pas de notre champ d’expérience, car elle ne nous inspire plus aucune action. Le champ d’expérience, c’est un passé vivant, fait de choses que nous avons vécues et qui engage l’avenir. Bien sûr, la télévision ou l’enseignement intègrent à notre champ d’expérience un certain nombre de données, de faits du passé.

À la fin du XIXe siècle, les républicains ont ainsi fait rentrer la Révolution française dans le champ d’expérience des élèves de l’école primaire. Mais fondamentalement, notre champ d’expérience renvoie d’abord à du passé vécu. En ce sens, par exemple, dans le champ d’expérience des Français qui font la guerre d’Algérie, il y a 1940 et l’Occupation. Les soldats du contingent envoyés en Algérie se souvenaient de leur enfance sous l’Occupation. Et cela influençait leur lecture de la guerre d’Algérie. Les Américains, eux, n’ont pas dans leur champ d’expérience l’occupation de leur pays par une armée étrangère.

Une fois que l’on a distingué champ d’expérience et mémoire collective, il faut distinguer silence et oubli. Il y a des choses si pesantes, si lourdes que l’on ne peut pas les oublier. Elles véhiculent trop de passions prêtes à flamber de nouveau. Mais on peut choisir de ne pas en parler, parce que si on en parlait, on recommencerait à se battre. Le vivre ensemble impose parfois le silence sur ce qu’on ne peut oublier. Quand on commémore un événement passé, c’est toujours avec une intention présente, pour lui donner un sens qui concerne les vivants. Le passé ne parle pas tout seul  : il a le sens qu’on lui donne. Les morts de la guerre de 14-18, par exemple, n’auraient peut-être pas tous eu envie d’avoir l’inscription « à nos héros » accolée parfois à leur nom. Le sens que donnent à la guerre les monuments aux morts est donné par des vivants à des morts, à partir d’un regard porté sur l’avenir.

Avec le « devoir » de mémoire, on fait un pas supplémentaire  : on ajoute une injonction morale à la commémoration. Le devoir de mémoire peut être motivé, par exemple, par le souci de justifier une indépendance régionale ou nationale. La mémoire des Cathares et de la croisade des Albigeois peur servir un projet autonomiste occitan. En tout état de cause, le devoir de mémoire est tourné vers l’avenir. Il est toujours édicté par des gens qui vivent aujourd’hui avec des intentions pour l’avenir. À cet égard, on peut parler d’un trouble de la mémoire française. En effet, il nous manque un horizon commun. On assiste, à la place, à une concurrence mémorielle, avec des mémoires particulières revendiquant chacune leur légitimité. Mais on n’y remédiera pas en ressuscitant une mémoire nationale qui tournerait à vide  : si nous avions un projet collectif pour l’avenir, nous ne parlerions pas de trouble de la mémoire.

L’histoire intervient dans un tout autre registre. Elle n’a pas pour but de faire la morale, ni de faire partager les émotions ou les passions. Elle fait appel à l’intelligence, pour expliquer ce qui s’est passé, pourquoi et comment. Elle soumet les affirmations à la vérification. Elle procède d’une double exigence d’intelligibilité et de vérité. C’est par l’histoire qu’on apprend comment fonctionnent les sociétés et les politiques, et c’est par elle qu’on apprend à ne pas dire n’importe quoi, et à faire le partage du vrai et du faux. Il y a donc, aujourd’hui plus que jamais, un devoir d’histoire, qui consiste tout simplement à faire œuvre d’intelligence, à ne pas céder à la pression de l’affectif. C’est là, de mon point de vue, la condition essentielle d’un retour à un « vivre ensemble » authentique, à un projet de société réellement partagé.

Par Antoine Prost, professeur émérite à l’université de paris-I, spécialiste des questions d’éducation.

Propos recueillis par L. E.

Source : http://humanite.fr/17_12_2010-%C2%A...


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