« Pas de liberté sans égalité des droits » (Entretien avec Stéphane Hessel)

mardi 11 janvier 2011.
 

À quatre-vingt-treize ans, le diplomate Stéphane Hessel, ancien résistant et corédacteur de la Déclaration des droits
de l’homme, publie Indignez-vous  !. Un appel à l’insurrection pacifique, notamment contre les oligarchies financières qui ont mené la planète au bord du gouffre.

Comment recevez-vous le succès de ce livre  ? Répondait-il 
à un besoin qui sied 
à la période ?

Stéphane Hessel. J’ai été naturellement surpris et même émerveillé par le succès de ce petit pamphlet. Je l’explique par le fait que nous vivons un moment de relative angoisse, on ne voit pas bien où nous allons. Nous avons la claire conscience que nous sommes au milieu – et non pas à la fin – d’une grave crise de l’économie néolibérale sans régulation, il est donc normal de se poser des questions sur la raison des dysfonctionnements de nos sociétés. Lorsque l’on vit dans des sociétés qui fonctionnent mal, la première chose que nous avons envie de faire, c’est de nous indigner. On se souvient que, dans d’autres périodes de notre histoire, il fallait aussi s’indigner si l’on ne voulait pas subir l’occupation étrangère de la France, ou dans des situations de pénurie passive.

La dette ou l’absence de financement sert souvent d’argument à la remise en cause des conquêtes sociales de la Libération. Comment le Conseil national de la Résistance (CNR) est-il parvenu à construire ces socles dans le contexte d’une Europe ruinée  ?

Stéphane Hessel. Il faut tout d’abord se souvenir que le programme du CNR a été élaboré dans la clandestinité par des gens qui n’avaient aucune capacité politique autre que la réflexion et la proposition. Grâce à cette relative liberté de réflexion, ils se sont posé le problème de savoir comment la France, une fois libérée, pourrait donner à notre pays un ensemble de valeurs et de politiques qui correspondraient à ce que les résistants souhaitaient. C’est vraiment la base d’une social-démocratie qui tienne le plus grand compte des libertés fondamentales, de la lutte contre les féodalités économiques excessives, contre une presse menée par un gouvernement de Vichy. Ces valeurs se sont-elles dégradées  ? Manifestement. Et c’est la logique de l’indignation. Il n’y a pas de raison que la France de 2010 n’ait pas les moyens nécessaires car elle dispose de ressources considérables, de richesses bien plus grandes que celles de 1945. Malgré cela, les conquêtes sur lesquelles on pouvait compter n’ont pas été réalisées. Cela doit constituer les bases de la réflexion et susciter le sentiment qu’il y a à faire. Il faut d’abord s’indigner mais ne pas s’arrêter là. Il faut se poser une question  : comment faire pour que les choses changent  ? Nous avons besoin d’une nouvelle direction du pays, celle mise en place depuis 2007 n’est pas satisfaisante mais il faut savoir ce que l’on peut proposer d’autre. Cela vaut pour l’Europe et le monde entier. Et notamment pour les régions les plus frappées par la crise ou par des conflits… On pense naturellement aux Palestiniens, aux Sahraouis, à des peuples qui, contrairement à ce que réclame la charte des Nations unies, ne disposent pas encore d’un État et dont l’autodétermination n’est pas encore réalisée.

Vous appelez à plus de justice et de liberté mais, 
dites-vous, « pas cette liberté incontrôlée du renard dans le poulailler ». Est-ce à dire 
que sans égalité, ni fraternité, la liberté n’est rien ?

Stéphane Hessel. La liberté est à la fois l’une des données les plus fondamentales et les plus précaires. Une liberté n’a de sens que si elle assure une égalité des droits et donc une solidarité. Cela renvoie à notre belle devise qui doit se concevoir comme un tout. La liberté qui régit de plus en plus l’économie financiarisée, mise à la disposition de quelques possédants et non pas rendue compatible avec l’égalité et la fraternité, a déjà causé des dégâts considérables.

Vous évoquez le rôle 
de Sartre dans la formation de votre pensée et cette phrase  : « Vous êtes responsables 
en tant qu’individus. » 
Quelle est, alors, 
la place du collectif ?

Stéphane Hessel. Les structures politiques ou économiques, qui régissent actuellement les sociétés humaines, sont en grande difficulté. Elles ne sont pas équipées pour résoudre les nouveaux problèmes qui se posent  : la protection de la planète et les écarts croissants de richesses. On ne peut plus s’en remettre aux pouvoirs existants, il faut que les citoyens se mobilisent dans des organisations non gouvernementales dont les manifestations sont de plus en plus internationales, c’est le cas des grands forums sociaux. Voilà la voie à suivre pour que, collectivement, ce soient les citoyens – et non pas les structures en place – qui ouvrent le chemin d’une rénovation nécessaire du fonctionnement de l’économie mondiale.

Vous citez également Hegel, 
le sens de l’histoire et ses chocs successifs. Considérez-vous que la démocratie 
est actuellement sous le coup de régressions ?

Stéphane Hessel. Il faut se dire que la démocratie est un programme qui n’est malheureusement pas encore accompli. La Déclaration universelle des droits de l’homme dit en toutes lettres que ces droits ne peuvent être réalisés que dans le cadre de d’un régime démocratique qui doit résister à toute forme de tyrannie, de totalitarisme ou d’oppression. Il ne faut pas sous-estimer les progrès auxquels nous faisons face notamment en Amérique latine ou en Europe. C’est néanmoins insuffisant car ces démocraties ne se défendent toujours pas suffisamment contre l’emprise du capitalisme financier. C’est là-dessus que doivent porter les efforts des individus.

À propos de la rédaction 
de la Déclaration universelle des droits de l’homme, vous revenez sur l’hypocrisie de certains vainqueurs dans leur adhésion à ces valeurs. Comment cela a-t-il joué dans leur application, selon vous ?

Stéphane Hessel. La notion d’hypocrisie est importante pour voir comment les gouvernements et peut-être aussi les grandes entreprises disent tendre vers les droits et l’égalité, vers un progrès de l’économie qui bénéficierait à tous et notamment aux plus pauvres. En réalité, ils s’arrangent pour garder le pouvoir même si ce pouvoir ne répond pas aux besoins des citoyens. Elles veulent également conserver l’emprise économique même si les résultats ne bénéficient qu’à une petite élite, celle que Susan George (présidente d’honneur d’Attac – NDLR) appelle « la classe de Davos », c’est-à-dire les possédants. Nous vivons encore dans un monde où les possédants ont encore droit à tous les bénéfices et où les possédés ne savent pas suffisamment résister.

Vous concluez sur la nécessité de dépasser la confrontation des idéologies. Face aux oligarchies financières, notamment, ne faut-il pas s’appuyer sur un socle idéologique solide ?

Stéphane Hessel. Nous avons la chance d’avoir l’Organisation des Nations unies, fondée sur une charte qui affirme un certain nombre de libertés et de droits pour tous. Il faut lui donner d’avantage de force. Nous avons besoin d’une gouvernance mondiale, non pas d’un État mondial qui serait une absurdité, mais d’une coopération entre États qui se fonde sur un socle démocratique. En s’appuyant sur ses institutions, en leur donnant l’autorité nécessaire, on pourra enfin mettre un terme aux conflits et remplacer la violence par la non-violence. Face à la violence des affrontements entre États, voire entre cultures, entre religions ou civilisations différentes, entre idéologies qui se combattraient, il faut au contraire s’orienter vers la négociation pensée par des hommes comme Mandela, Martin Luther King, Gandhi ou d’autres. L’une des raisons majeures qui devraient nous amener vers la solidarité et l’interdépendance, c’est le risque que court la planète. Nous vivons une époque où si l’on ne fait pas tous ensemble un effort écologique, dans cinquante ou cent ans, la planète ne sera plus viable pour les sociétés humaines.

Entretien réalisé par Lina Sankari

2) Vivent les citoyens et les citoyennes qui savent résister ! (vœux de résistance de Stéphane Hessel)

Source : http://www.mediapart.fr/journal/int...

Mes chers compatriotes,

La première décennie de notre siècle s’achève aujourd’hui sur un échec. Un échec pénible pour la France ; un échec grave pour l’Europe ; un échec inquiétant pour la société mondiale.

Souvenez-vous des objectifs du millénaire pour le développement, proclamés en 2000 par la Conférence mondiale des Nations Unies. On se proposait de diviser par deux en quinze ans le nombre des pauvres dans le monde. A la même date, on entamait une nouvelle négociation pour mettre un terme au conflit vieux de trente ans du Proche Orient – les Palestiniens auraient droit à un Etat sous deux ans. Echec sur toute la ligne ! Une plus équitable répartition entre tous des biens communs essentiels que sont l’eau, l’air la terre et la lumière ? Elle a plutôt régressé, avec plus de très riches et plus de très très pauvres que jamais.

Les motifs d’indignation sont donc nombreux. Ce petit livre Indignez-vous ! – qui a eu un extraordinaire succès auprès des parents, et plus encore de leurs enfants, auxquels il s’adresse –, c’est quelque chose qui me touche profondément. De quoi faut-il donc que ces jeunes s’indignent aujourd’hui ? Je dirais d’abord de la complicité entre pouvoirs politiques et pouvoirs économiques et financiers. Ceux-ci bien organisés sur le plan mondial pour satisfaire la cupidité et l’avidité de quelques-uns de leurs dirigeants ; ceux-là divisés et incapables de s’entendre pour maîtriser l’économie au bénéfice des peuples, même s’ils ont à leur disposition la première organisation vraiment mondiale de l’histoire, ces Nations Unies auxquelles pourraient être confiées d’un commun accord l’autorité et les forces nécessaires pour porter remède à ce qui va mal.

Au moins nous reste-t-il une conquête démocratique essentielle, résultant de deux siècles de lutte citoyenne. Elle nous permet de revendiquer le droit de choisir pour nous diriger des femmes et des hommes ayant une vision claire et enthousiasmante de ce que la deuxième décennie qui s’ouvre demain peut et doit obtenir. Voilà la tâche que je propose à tous ceux qui m’écoutent. Qu’ils prennent appui sur les auteurs courageux qui se sont exprimés ces derniers mois, sur Susan George et son beau livre Leurs crises, nos solutions, sur Edgar Morin et son dernier tome L’Ethique, sur Claude Alphandéry et ses propositions pour une économie sociale et solidaire. Avec eux, nous savons ce qu’il est possible d’obtenir.

N’attendons pas. Résistons à un président dont les vœux ne sont plus crédibles.

Vivent les citoyens et les citoyennes qui savent résister !

3) Stéphane Hessel, la superstar des librairies

Le succès du livre du grand résistant s’explique par l’énorme attente de résistance et d’alternative que la gauche peine à combler.

C’est la surprise éditoriale de l’année. Avec un demi-million d’exemplaires écoulés, le petit livre de Stéphane Hessel, Indignez-vous ! (1), est le best-seller de l’année. Michel Houellebecq, prix Goncourt 2010, avec la Carte et le territoire, peut aller se rhabiller. En cette fin d’année, beaucoup de libraires se sont d’ailleurs trouvés en rupture de stock, leurs rayons dévalisés par des lecteurs désireux de faire partager leur enthousiasme pour ce livre à leurs proches à l’occasion des fêtes de Noël. Un cadeau intelligent et bien meilleur marché (3 euros) que le Smartphone dernier cri.

Mais le faible prix de l’ouvrage n’est pas la clé de ce succès. Elle réside dans la faculté de Stéphane Hessel à mettre en mots simples et forts l’indignation de plus en plus largement ressentie dans la population envers un ordre du monde perçu comme injuste et menant l’humanité à la catastrophe. La crise économique mondiale et le déblocage de sommes astronomiques pour sauver les banquiers de la faillite qui en sont responsables, couplés au décalage entre les sacrifices demandés au peuple par le pouvoir sarkozyste et les largesses accordées aux privilégiés, comme l’ont illustré le télescopage de la réforme injuste des retraites et l’affaire Woerth-Bettencourt au cœur de l’été, ont préparé le public à la réception d’un livre comme celui de Stéphane Hessel.

Il répond aussi à une forte attente d’alternative que la gauche peine à dessiner, alors que, selon une enquête Sofres réalisée pour la Fondation Gabriel-Péri, une forte majorité de Français (58 %) pensent désormais qu’« il faut changer complètement la société », alors que, dans le même temps, la confiance dans les politiques tant à gauche qu’à droite s’effondre (69 % n’ont « confiance ni dans la gauche ni dans la droite pour gouverner le pays »). En ce sens, le petit livre de Stéphane Hessel arrive à point nommé pour combler un grand vide.

4) Stéphane Hessel dénonce le sarkozysme : « Des prises de position inconnues depuis Vichy »

Ancien résistant et diplomate, Stéphane Hessel fut l’un des rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

Face à l’escalade sécuritaire de l’Élysée, il analyse les motivations profondes et anticonstitutionnelles de Nicolas Sarkozy.

Quel regard portez-vous sur le climat répressif développé par le chef de l’État  ?

Stéphane Hessel. Son discours, notamment celui de Grenoble, est une véritable erreur et une violation des principes démocratiques de notre Constitution. Le président ne se rend pas compte que les deux politiques auxquelles il a donné son nom, l’une sécuritaire essentiellement répressive et l’autre d’immigration qu’il a appelée immigration choisie, sont des atteintes au droit, dues à sa prédilection pour la partie la plus réactionnaire de notre démocratie. Il puise dans les électeurs de droite et d’extrême droite une partie de son soutien. S’il souhaite être réélu, il doit donner des gages à cette partie de notre population, qui n’est fort heureusement pas majoritaire.

Ce jusqu’au-boutisme serait-il dû uniquement à fins électoralistes  ?

Stéphane Hessel. Exactement, il profite de chaque fait divers un peu brutal pour se réaffirmer comme le défenseur inconditionnel de ceux qui pensent que la France doit se protéger des étrangers. C’est exactement l’inverse d’une politique intelligente pour notre pays.

Qu’entendez-vous par politique intelligente  ?

Stéphane Hessel. Selon moi, toute la gauche doit travailler ensemble sur deux points essentiels. D’une part, mettre au point une politique radicalement opposée à celle mise en œuvre par Nicolas Sarkozy. En matière de sécurité, il nous faut revenir à une politique réellement de gauche, tournée vers la proximité, et comprendre l’origine des problèmes de sécurité. Il faut une politique de justice à l’égard de toutes les composantes de la communauté française. D’autre part, il faut revenir complètement sur la politique d’immigration menée par messieurs Hortefeux et Besson. Les expulsions, le manque de régularisations sont des crimes commis contre la tradition française qui veut que les immigrés trouvent ici leur place. Les mouvements migratoires ne doivent pas être traités par la France contre les immigrés mais par des accords entre la France et les pays d’origine afin que ces flux soient connus et maîtrisés. Voilà, à mes yeux, l’ébauche d’une politique intelligente que la gauche devra appliquer une fois revenue au pouvoir, sur la base d’une action sociale importante.

Pour revenir au président, au-delà des incantations sécuritaires, son bilan depuis dix ans reste désastreux…

Stéphane Hessel. En effet, pour quelqu’un qui insiste constamment sur cette thématique, il faut reconnaître que son action n’a en aucun cas conduit à une plus grande sécurité dans le pays. Il est impératif de réviser complètement l’approche de ce problème. En clair, la situation de la sécurité en France est moins bonne qu’elle ne l’a été à d’autres périodes et, évidemment, la faute revient à la politique menée par Nicolas Sarkozy, d’abord place Beauvau puis à l’Élysée. L’échec de sa politique est patent.

Comment un président peut-il utiliser autant d’approximations et d’amalgames  ?

Stéphane Hessel. Il est évident qu’il est mal conseillé par son entourage immédiat et probablement aussi qu’il n’écoute pas les conseils de ses collaborateurs mieux renseignés que lui sur notre Constitution. Dès lors, il entre immédiatement en conflit avec le Conseil constitutionnel. Par ailleurs, heureusement que le Conseil est là pour empêcher des dérives auxquels il se laisserait volontiers entraîner pour préserver sa stature de président capable de régler les problèmes de suite avec force, autorité et parfois même brutalité. Selon moi, ses excès, heureusement, n’aboutiront pas. Nous disposons d’instances en France qui éviteront d’aller aussi loin qu’il le proclame. Cependant, ses prises de position, que nous n’avions plus connues depuis Vichy, sont très graves pour l’image qu’il présente en France et à l’étranger  : celle d’une démocratie bafouant ses valeurs traditionnelles.

Est-ce nouveau qu’un président dresse, sans complexe, une équation empruntée à l’extrême droite qui voudrait qu’immigration égale délinquance  ?

Stéphane Hessel. Je répondrai par une phrase de notre Constitution  : tous les Français sont égaux, quelles que soient leurs origines. Ce n’est pas parce que quelqu’un est d’origine étrangère, comme l’est entre parenthèses Nicolas Sarkozy lui-même, qu’il a moins de droits ou d’autres droits que ceux de l’ensemble des Français. En cela, il est important de lui rappeler cet article premier de notre Constitution.

Mais le président ne peut l’ignorer…

Stéphane Hessel. Le souci d’un homme comme Sarkozy est d’apparaître comme l’homme providentiel, l’homme qui a la responsabilité de tout le pays à lui seul. C’est le grand danger qui guette notre démocratie, où le président de la République est élu au suffrage universel direct et où le Parlement n’apporte qu’une légère contrainte. Plus largement, c’est l’ensemble du système de la Ve République qu’il faudra un jour réviser pour tenir compte de ce que pensent les vrais démocrates français et définir clairement le fonctionnement d’une République moderne.

La dérive sécuritaire que connaît notre pays se limite-t-elle à nos frontières  ?

Stéphane Hessel. Disons que la démocratie en Europe traverse une période délicate. La grande crise du capitalisme libéral entraîne une série de conséquences très graves sur la différence entre les riches et les pauvres, ce qui implique des zones de sous-développement pouvant générer de la violence et de la délinquance. La tentation de répondre uniquement par la répression risque de porter atteinte, pas seulement en France mais dans d’autres pays européens, à des valeurs fondamentales d’équité, de justice et de progrès social. C’est pourquoi il ne faut pas seulement regretter les violences verbales de tel ou tel président de la République, il faut penser que nos sociétés modernes démocratiques ont besoin d’être confortées dans leurs valeurs fondamentales.

Entretien réalisé par Lionel Decottignies


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