En quoi la sécurité sociale professionnelle est-elle la solution ?

lundi 13 décembre 2010.
 

Comme la langue d’Ésope, la sécurité sociale professionnelle peut être la pire et la meilleure des choses.

La pire, si, comme le propose le rapport Cahuc-Kramarz [1] mis en musique par Jean-Louis Borloo, elle consiste à lâcher la proie – les protections offertes par le contrat de travail à durée indéterminée – pour l’ombre : une « flexicurité » qui ne retient en réalité que le premier terme du néologisme, la « flexibilité », c’est-à-dire la liberté de licenciement pour le patronat. Ce serait remplacer le droit du licenciement par un hypothétique droit au reclassement.

La pire des choses encore, avec le rapport Guigou [2] , qui relève de la même philosophie que le rapport Cahuc-Kramarz, même s’il va moins vite en besogne et enrobe la pilule de la flexibilité d’un mince vernis social.

La meilleure des choses, si la Sécurité sociale professionnelle protège ceux qui sont victimes des aléas du marché du travail mais n’empêche pas pour autant que soient accordées de nouvelles protections à ceux qui ont un emploi.

La genèse d’une idée

L’idée de sécurité sociale professionnelle a été introduite par l’économiste Paul Boccara [3] et par le sociologue Robert Castel [4]. Selon ce dernier, le statut de l’emploi était le socle de la citoyenneté sociale. Il assurait un lien extrêmement solide entre droit du travail et protection sociale. Mais aujourd’hui, l’emploi est de plus en plus fragmenté. Il en résulte des « zones grises de l’emploi », c’est-à-dire des zones faiblement couvertes par le droit du travail : CDD, intérim, sous-traitance, travail à temps partiel, intermittent ou « indépendant »… En même temps, le chômage s’est creusé et les alternances de périodes d’activité se sont multipliées. La citoyenneté sociale s’est donc, elle aussi, affaiblie.

Pour remédier à cette situation, Robert Castel propose de transférer les droits du statut de l’emploi à la personne du travailleur. « Ainsi, affirme-t-il, se trouverait rétablie une continuité des droits à travers la discontinuité des trajectoires professionnelles, incluant des périodes d’interruption de travail (chômage, formation, raisons personnelles ou familiales…). » Ce transfert se traduirait par la mise à disposition de « droits de tirage » que chaque salarié utiliserait pour « couvrir » les différentes périodes de sa trajectoire et notamment les périodes d’interruption de travail.

Robert Castel ne tranche pas la question de savoir comment seraient alimentés ces « droits de tirage ». Il ne précise pas non plus qui assurerait leur gestion ou quel serait le rôle de l’État. Si le débat reste donc ouvert, le sociologue estime qu’il est « naïf de penser que l’on pourrait restaurer les protections antérieures », tout en reconnaissant qu’un tel transfert poserait autant de problème qu’il est susceptible d’en résoudre.

Le capitalisme contemporain est-il amendable ?

Selon Robert Castel, le chômage devrait diminuer du fait de l’évolution démographique, avec, selon ses estimations, 300 000 travailleurs en moins par an en France à partir de 2006-2007. La diminution du chômage ferait certes évoluer le rapport de forces en faveur du salariat et pourrait permettre d’avancer vers la sécurité sociale professionnelle que Robert Castel appelle de ses vœux. Mais cela, le patronat le sait pertinemment. Il fera donc en sorte que l’évolution démographique ne fasse pas diminuer automatiquement le chômage.

Fidèle exécutrice des volontés du Medef, la droite au pouvoir depuis 2002 a tout fait pour maintenir le chômage alors qu’il aurait dû baisser naturellement du fait de la fin d’activité des baby-boomers. Sous le gouvernement Villepin, elle a réduit les préretraites, permis les cumuls emplois-retraites, allongé la durée du travail sur la vie, créé le « contrat dernière embauche » (CDE) de deux fois 18 mois entre 57 et 60 ans (voir le chapitre 9), augmenté le contingent d’heures supplémentaires annuels, refusé de remplacer des fonctionnaires partant à la retraite… Le programme de Nicolas Sarkozy, dans ce domaine comme dans d’autres, s’inscrit dans la continuité en pire, en annonçant qu’un fonctionnaire sur deux ne devrait pas être remplacé, en baissant le salaire brut versé sur les heures supplémentaires pour les rendre moins onéreuses que l’embauche et en instaurant le « contrat de travail unique » pour faire lâcher les quelques freins qui existent encore au licenciement…

Si ce n’est dans la réalité, le chômage baissera au moins dans les statistiques : les radiations arbitraires se multiplieront et le glissement des demandeurs d’emplois de la catégorie 1 (le chiffre officiel du chômage) vers d’autres catégories continuera de plus belle. Le « modèle » britannique fait école : Mme Thatcher avait modifié 17 fois les modes de calcul du chômage… Mais la pression des « sans-emploi » reste aussi forte.

Robert Castel ouvre, enfin, un débat fondamental : « La question reste ouverte de savoir si le capitalisme actuel est une période transitoire entre deux formes d’équilibre, c’est-à-dire un moment de “destruction créatrice” ou un régime de croisière du capitalisme de demain. » Il apporte un début de réponse lorsqu’il écrit que « les formes les plus sauvages d’instrumentalisation du “capital humain” ne sont pas forcément les mieux adaptées aux exigences du nouveau mode de production ».

L’actualité devrait pourtant inciter à moins d’optimisme. À la question de savoir s’il évoluerait vers une forme d’exploitation « plus humaine », le capitalisme contemporain nous a, malheureusement, déjà apporté de nombreux éléments de réponse qui ne vont pas du tout dans ce sens mais qui, au contraire, tendent à rétablir les formes les plus « sauvages » de l’exploitation auxquelles le salariat s’efforce de résister.

De lui-même, le capitalisme n’a jamais évolué vers des solutions plus favorables aux salariés. Le « compromis fordiste » qui a structuré les « trente glorieuses » (1945-1975) a permis un développement inouï du capitalisme mais il a été le fruit d’un rapport de forces plus favorable au salariat dans les pays développés.

L’exemple de la Sécurité sociale est significatif. D’un strict point de vue économique, celle-ci a notamment permis l’essor de l’industrie pharmaceutique et des services médicaux ; elle a servi d’amortisseur en période de moindre croissance économique. Globalement, le capital avait intérêt à une telle régularisation de son anarchie spontanée. La Sécurité sociale n’a pas, pour autant, été octroyée par le capital ; c’est le rapport de forces existant en France à la Libération qui a contraint le patronat à l’accepter. Depuis 1967 et les ordonnances gaullistes, les gouvernements de droite n’ont cessé de la fragiliser, jusqu’à la remettre en question avec le « plan Juppé » de 1995, les lois Fillon contre les retraites par répartition (2003) et la loi Douste-Blazy contre l’assurance maladie obligatoire (2004). Là encore, le programme de Nicolas Sarkozy promet d’aller encore plus loin et d’accélérer la substitution des fonds de pension ou des assurances privées à la Sécurité sociale.

Certes, le capitalisme a su faire preuve au cours de son histoire d’une étonnante capacité d’adaptation. Il est douteux qu’il en soit de même aujourd’hui et qu’il puisse par exemple réitérer l’expérience du fordisme. Il y a une raison essentielle à cela : la demande sociale s’est déplacée vers des secteurs où la progression de la productivité est difficile : la santé, l’éducation, la culture. La différence est de taille avec le secteur de l’automobile et celui des équipements ménagers qui ont fait les beaux jours des « trente glorieuses » grâce à la croissance parallèle de la demande et de la productivité. Cette combinaison vertueuse permettait alors de dégager un taux de profit élevé en même temps que des augmentations de salaires qui assuraient une augmentation régulière de la demande. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Pour maintenir son taux de profit, le capitalisme contemporain est obligé de remettre en question tous les acquis de plus d’un siècle de lutte salariale. En France, l’orientation du Medef comme de l’UMP n’est pas au renforcement des droits des salariés mais, au contraire, à la suppression du contrat de travail et des droits qui lui sont attachés. Le « contrat nouvelle embauche » (CNE), le « contrat première embauche » (CPE) que le gouvernement Villepin a voulu imposer à la jeunesse, comme le « contrat unique » du programme de Nicolas Sarkozy, vont tous dans la même direction : le retour au xixe siècle et au contrat « de gré à gré » entre l’employeur et le salarié, au pot de fer contre le pot de terre.

Cette orientation n’est pas spécifique à la France ; elle est celle du patronat dans tous les pays du monde. L’objectif est de faire régresser les droits des salariés dans les politiques nationales (précarité, déréglementation) mais aussi au travers d’organismes internationaux comme l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le Fonds monétaire international (FMI) ou la Banque mondiale. L’Union européenne poursuit la même politique depuis l’Acte unique de 1986 et cherche à niveler vers le bas l’ensemble des acquis sociaux. Fin 2006, le vote par le Parlement européen de la « directive MacCreevy », qui reprenait 80 % de la « directive Bolkestein » tant décriée, n’était que le dernier avatar de cette orientation.

L’organisation du travail n’est jamais le résultat automatique d’innovations technologiques, même si celles-ci sont souvent présentées comme les causes premières qui s’imposaient selon « l’ordre naturel des choses ». En réalité, c’est également pour renforcer sa position que le capital introduit de nouvelles technologies. Au début du siècle, le taylorisme n’était pas la conséquence mécanique de l’introduction de l’électricité, du moteur à explosion et de la machine-outil dans le processus de production industrielle. Il résultait aussi de la volonté du patronat de rendre docile une main-d’œuvre qualifiée et organisée en syndicats. Ces innovations permettaient non seulement d’augmenter la productivité du travail, mais aussi de déqualifier l’ouvrier professionnel (OP) pour le remplacer par l’ouvrier spécialisé (OS). Cette politique (anti-)sociale s’est révélée d’une très grande efficacité pour le patronat, notamment aux États-Unis où les ouvriers professionnels, regroupés dans l’American Federation of Labour (AFL) depuis 1886, et les ouvriers spécialisés, regroupés dans le Congress of Industrial Organization (CIO) créé en 1938, ont dû attendre 1955 pour que soit créé l’AFL-CIO qui mit fin à leur division.

De ce point de vue, la situation actuelle présente bien des points communs avec celle du début du xxe siècle. L’émergence de collectifs de travail stables durant les « trente glorieuses » avait favorisé l’implantation des syndicats et fait baisser dangereusement (aux yeux du capital) le taux de profit. Les organisations par projet, le travail à flux tendu, l’individualisation du salaire, les primes au mérite, le choix de favoriser les contrats précaires, l’externalisation de tout ce qui ne constitue pas le « cœur du métier » ou la division des entreprises d’un même groupe en centres de profit autonomes, tous ces modes d’organisation qui se sont développés depuis le milieu des années 1980 poursuivent un double objectif : augmenter la productivité tout en limitant l’émergence de collectifs de travail homogènes analogues à ceux qui s’étaient constitués au cours des « trente glorieuses » Les « nouvelles technologies » ne sont bien souvent qu’un moyen, voire un alibi, pour imposer ces transformations de l’organisation du travail.

Christophe Ramaux résume la situation avec pertinence : « Le travail n’exige pas par nature des emplois plus instables. Dans l’évolution du travail, il y a certes des éléments qui poussent dans le sens de l’instabilité, comme le raccourcissement du cycle de vie du produit […], mais il y a d’autres éléments qui poussent dans le sens de la stabilité : l’exigence de polyvalence, de responsabilisation, d’autonomie, de travail en équipe. Le travail essentiellement non qualifié de jadis était beaucoup plus interchangeable que le travail qualifié tel qu’il tend à se développer ; ce sont les politiques néolibérales qui ont généré chômage et précarité, pas l’évolution intrinsèque du travail lui-même [5] <#_ftn5> . »

L’évolution de l’organisation du travail et les « zones grises » du travail qui en découlent, loin d’être imposées par les « nouvelles technologies » sont au contraire le fruit d’une volonté délibérée du patronat d’imposer l’insécurité sociale au salariat. Cette insécurité sociale n’est pas une scorie du fonctionnement du capitalisme contemporain qu’une franche négociation entre les représentants du salariat et du patronat pourrait balayer. L’insécurité sociale est au contraire le carburant indispensable au fonctionnement du capitalisme actuel. C’est ce qui rend plus aléatoire, dans le système actuel une « sécurité sociale professionnelle ».

L’instauration d’une Sécurité sociale professionnelle qui ne soit pas un marché de dupes pour le salariat ne pourra donc qu’être imposée au patronat, car il n’existe aucune solution du type « gagnant-gagnant » à ce problème.

Le pseudo « modèle » danois de la « flexicurité »

Selon la dernière mystification intellectuelle de la pensée unique, il y aurait un « modèle » danois à imiter pour régler le problème du chômage en France, celui de la « flexicurité » qui assurerait à la fois la liberté de licenciement pour les employeurs (la flexibilité) et la sécurité pour les salariés.

Il est pourtant illusoire de penser qu’il pourrait facilement être importé et constituer une solution dans notre pays. D’abord, parce que l’économie danoise n’a pas grand-chose à voir avec l’économie française. La population active y est dix fois moins importante qu’en France, et, à l’exception de Lego et de Karlsberg, l’économie danoise est une économie de PME. Le Danemark compte 9 millions d’habitants, parmi lesquels 600 000 à 700 000 salariés changent effectivement d’emploi chaque année, soit 30 % en 2003. Or, en France, la mobilité est déjà supérieure à celle du Danemark puisque 40 % des salariés changent d’emploi chaque année…

Ensuite, parce que si l’on compare le taux d’emplois supplémentaires entre 1994 et 2004 – 10,7 % en France contre 5,5 % au Danemark – on constate que la « flexicurité » n’a pas favorisé la création d’emplois. Si le chiffre du chômage a été divisé par deux, c’est sous l’effet des modalités de comptabilisation du nombre de chômeurs qui a diminué au rythme de l’augmentation du nombre de préretraités, de stagiaires en formation, de salariés déclarés « inaptes » ou en congés sabbatiques. Le Danemark dénombre ainsi 190 000 chômeurs officiels, soit 4,6 % de la population active, mais au total ce sont 475 000 personnes (16 %) qui sont « retirées » de l’emploi. Si l’on adoptait cette méthode, cela voudrait dire 2,25 millions de préretraités en France au lieu de 79 000 !

Enfin, parce que le budget de l’État danois atteint 49,8 % du PIB contre 45,7 % en France en 2003 et que le patronat danois acceptait, jusqu’alors et contrairement au Medef, de véritables compromis sociaux. C’est ce qui explique que si les entreprises ont la liberté de licencier (quasiment sans préavis et sans indemnités), les salariés qui ont perdu leur emploi peuvent bénéficier pendant quatre ans d’une allocation (plafonnée à 22 900 euros) égale à 90 % de leur salaire. Pour cela, ils doivent répondre à des obligations de recherche d’emploi, sinon l’allocation est réduite ou supprimée. Si Nicolas Sarkozy entend transposer cette dernière clause en envisageant « deux refus d’emploi maximum » à capacité professionnelle égale, la différence réside toutefois dans les 21 000 agents chargés de former et accompagner les chômeurs au Danemark, soit un pour neuf chômeurs. Pour atteindre le même rapport en France, il faudrait 250 000 agents alors que l’ANPE n’en a que 28 000. Ce système coûte 4,49 % de son PIB au Danemark qui dépense 2,7 fois plus que la France pour chaque chômeur. À effort comparable, cela représenterait 7,84 % du PIB français, soit trois fois plus qu’aujourd’hui…

Alors pourquoi cet emballement autour de la promotion du « modèle » danois ? Dans un seul but : faire accepter aux salariés français d’être licenciés abusivement sans protester en échange d’un hypothétique droit au reclassement que le gouvernement n’a aucunement la volonté de mettre en place.

Le rapport Cahuc-Kramarz et les mesures Borloo

Le rapport Cahuc-Kramarz, remis en décembre 2004 à Nicolas Sarkozy (alors ministre des Finances) et à Jean-Louis Borloo, comportait deux volets. Le volet « flexibilité » envisageait la création d’un contrat de travail unique qualifié de CDI mais permettant le licenciement express de tous les salariés en contrepartie du versement d’une taxe par les entreprises. Le volet « sécurité » esquissait un « contrat intermédiaire » assurant pendant 18 mois un revenu équivalent au salaire et prévoyait l’accompagnement des chômeurs afin de leur permettre de retrouver un emploi.

Au sein des mesures adoptées par le gouvernement Villepin, sous la houlette de Jean-Louis Borloo et Gérard Larcher, respectivement ministre de l’emploi, du travail et de la cohésion sociale et ministre délégué aux relations du travail, le volet « flexibilité » s’est traduit par le « contrat nouvelle embauche » qui permet à un employeur, dans les entreprises de moins de vingt salariés, de licencier un salarié quand il le souhaite, sans motif ni recours, avec un délai de préavis et une indemnité dérisoires. Dans son programme présidentiel, Nicolas Sarkozy a préconisé la généralisation de cette précarisation.

Le volet « sécurité » implique quant à lui la mise en œuvre de deux mesures. Tout d’abord, la création d’un « guichet unique de l’emploi » qui, en augmentant les attributions d’un organisme de droit privé (l’Unedic), aux dépens du service public (l’ANPE), accroît l’insécurité des chômeurs. Et ceci bien que l’ANPE revendique, preuves à l’appui, dans une étude publiée en novembre 2006, un taux de reclassement largement supérieur au privé. La deuxième mesure de ce volet a été adoptée par le Medef et, notamment, la direction de la CFDT. Il s’agit de la « convention de reclassement personnalisée » (CRP) qui n’a rien à voir avec les quatre ans d’allocations à 90 % du salaire antérieur des Danois : le niveau de rémunération antérieur au licenciement n’est acquis que pendant trois mois, suivi pendant cinq mois d’une allocation dégressive.

Le rapport Guigou

Dans le rapport d’Élisabeth Guigou, les seuls freins aux licenciements seraient une information plus importante des comités d’entreprise et un « système de bonus malus à la française » qui permettrait de moduler les cotisations afin « d’inciter à la stabilité et à la qualité des emplois » [6] . En contrepartie du versement de cette taxe, les employeurs pourraient licencier comme ils l’entendent. Ce projet marque un net recul par rapport à la « loi de modernisation sociale » de Lionel Jospin-Élisabeth Guigou de janvier 2002, laquelle était déjà en deçà des attentes du salariat français.

Les autres mesures préconisées par ce rapport ne se distinguent guère de ce que propose ou met en œuvre la droite : le suivi et l’accompagnement individuel des demandeurs d’emploi et le développement des services aux personnes. Si une réforme de la formation professionnelle est certes envisagée, la mise en place d’un grand service public de la formation professionnelle n’est même pas évoquée, alors que le gaspillage des immenses fonds qui lui sont attribués est épinglé régulièrement par la Cour des comptes : 80 % ne vont pas au public visé… Le rapport propose également « un compte mobilité » offrant des « droits de tirages sociaux » dont le contenu paraît bien limité : formation, accompagnement, aide à la mobilité, aide à la création d’entreprise. La perspective de diminuer le temps de travail pour en finir avec le chômage de masse est quant à elle totalement abandonnée ; elle n’est même pas mentionnée.

Enfin, le rapport attribue un rôle important à l’Union européenne. Cette dernière, en élevant le niveau de vie des États-membres (comme cela avait été le cas pour l’Espagne et le Portugal), devrait permettre de promouvoir « la convergence sociale qui est la meilleure réponse au risque de délocalisation et d’immigration ». Cette convergence sociale devrait s’appuyer sur un gouvernement économique européen qui attribuerait un budget pour la cohésion et l’innovation, assurerait l’harmonisation sociale et fiscale par le haut et développerait un fonds structurel pour les réindustrialisations.

Ce rapport avait été écrit avant le débat qui a abouti le 29 mai 2005 à la nette victoire du « non » (avec 55 % des voix dont 75 % de voix de gauche, 59 % de voix socialistes, 79 % de voix d’ouvriers, 63 % de voix d’employés) au référendum sur le projet de Constitution européenne. Il n’est pas inutile de noter, pour juger du sérieux du projet, qu’aucun des points abordés par Élisabeth Guigou n’était évoqué dans ledit projet de Constitution qu’elle appelait pourtant à voter.

La Sécurité sociale professionnelle : les pièges à éviter à l’épreuve de la négociation

L’accord du 25 septembre 2003, intégré à la loi du 4 mai 2004, crée un « droit individuel à la formation » (DIF). Grâce à ce droit, tout salarié en CDI peut bénéficier de 20 heures de formation par an, cumulables pendant six ans. Le salarié prend l’initiative de demander une formation, mais l’accord de l’employeur est nécessaire. Le DIF n’est pas transférable d’une entreprise à une autre. Il peut cependant être utilisé après un licenciement économique. Trois types d’action sont instaurés :

- d’abord les actions d’adaptation au poste de travail, menée sur le temps de travail et rémunérée normalement ;

- ensuite, les actions liées à l’évolution des emplois ou au maintien dans l’emploi. Elles sont également menées sur le temps de travail et rémunérées normalement, mais dans la limite de 50 heures par an, sous réserve d’un accord d’entreprise, et ne peuvent être majorées en tant qu’heures supplémentaires ;

- enfin, les actions liées au développement des compétences des salariés. Elles peuvent se dérouler hors du temps de travail dans la limite de 80 heures par an et sont rémunérées non par un salaire mais par une allocation.

Le problème est que les frontières entre ces trois types de formation sont poreuses. Un glissement du premier et du deuxième type vers le troisième est donc à craindre. La durée de travail des salariés pourrait alors augmenter de deux semaines par an, avec une faible contrepartie financière sous forme d’allocation n’ouvrant aucun droit à la retraite ou aux allocations chômages. Il est donc justifié de se demander si l’excellent principe de « non régression », posé en préambule de cet accord de Sécurité sociale professionnelle, a bien été respecté.

Ne pas lâcher la proie pour l’ombre

Il serait illusoire de penser pouvoir imposer au patronat une véritable Sécurité sociale professionnelle sans faire reculer le chômage de masse. Pour cela, il faut réduire le temps de travail sans baisser les salaires et engager la lutte contre la financiarisation de l’économie, la libre circulation des capitaux qui est aujourd’hui l’arme principale du capital face au salariat.

Une véritable Sécurité sociale professionnelle ne participerait pas à ce marché de dupes « gagnant-perdant » qui consiste à échanger la « flexibilité » contre la « sécurité ». Au contraire, elle devrait s’accompagner de toute une série de mesures destinées à sécuriser l’emploi :

- nouveau contrôle administratif sur les licenciements ;

- droit à la réintégration des salariés licenciés abusivement ;

- quotas limités pour employer des CDD et des salariés intérimaires ;

- facilitation de la reconnaissance des unités économiques et sociales, pour lutter contre l’externalisation et l’exploitation des salariés d’entreprises sous-traitantes ;

- responsabilisation pénale, économique et financière des donneurs d’ordre pour les marchés passés sous leurs ordres ;

- pénalités fortes pour les entreprises qui délocalisent avec obligation de remboursement de toute aide perçue antérieurement ;

- augmentation des droits des comités d’entreprise et des délégués du personnel (avis conforme) et des conseillers du salarié dans les très petites entreprises (TPE) ;

Une Sécurité sociale professionnelle digne de ce nom devrait également obliger le patronat à prendre la responsabilité de ses politiques sociales.

Depuis 1982, au contraire, et malheureusement à l’initiative de gouvernements de la gauche, le patronat s’est vu progressivement exonéré de ses responsabilités dans le domaine de l’emploi.

En 1982, sous le gouvernement de Pierre Mauroy, les allocations de l’Unedic ne furent plus versées en fonction des circonstances qui avaient provoqué le chômage mais en fonction de la durée de cotisation. À partir de là, les salariés les plus précaires furent aussi les moins protégés. Selon l’adage de l’époque – « Les profits d’aujourd’hui créent les investissements de demain et les emplois d’après-demain… » –, il ne fallait surtout pas, en effet, augmenter les cotisations sociales patronales. Le patronat n’avait donc pas à assumer sa politique de précarisation du salariat.

En 1984, sous le gouvernement de Laurent Fabius, à la demande pressante du Conseil national du patronat français (CNPF), l’ancêtre du Medef, le régime d’indemnisation des chômeurs est coupé en deux. D’un côté, le régime de l’assurance-chômage (l’Unedic), financé par les cotisations chômage et géré par le patronat et les organisations syndicales dites représentatives. De l’autre, le régime de la solidarité financé par l’État prend en charge les chômeurs qui n’ont pas accès aux allocations versées par l’Unedic à travers l’allocation de solidarité spécifique (ASS).

Quatre ans plus tard avec la création du revenu minimum d’insertion (RMI), le patronat se voit dégagé de toute responsabilité dans la montée du chômage.

En 1992, Martine Aubry introduit une troisième brèche dans le principe de l’assurance en imposant l’obligation pour les demandeurs d’emploi de faire la preuve d’une véritable recherche. Une façon d’accuser les chômeurs d’être responsables de leur sort plutôt que les employeurs qui licenciaient de plus en plus, sans y être contraints, pour augmenter leurs bénéfices...

De plus, il fut décidé que le refus d’un emploi « compatible avec la spécialisation ou la formation antérieure et rétribué à un taux de salaire normalement pratiqué dans la profession et la région » pouvait entraîner la fin du versement des indemnités.

En n’obligeant pas le patronat à endosser ses responsabilités dans la stagnation du pouvoir d’achat et de la croissance, les licenciements massifs et la généralisation de la précarité pour les nouveaux emplois, et donc en ne le contraignant pas à augmenter sa part de cotisations chômage, les dirigeants de la gauche ont privé d’assurance des centaines de milliers de chômeurs. De son côté, chaque fois qu’elle revenait au pouvoir, la droite a confirmé cette option et amplifié sa portée, tout en dénonçant l’« assistanat » dans lequel se complairaient les « bénéficiaires » des maigres indemnités versées par l’État…

Pour une vraie sécurité sociale professionnelle

Comment parler de sécurité sociale professionnelle sans hypocrisie dans un tel système ? Comment distinguer les vrais motifs de fermeture d’entreprises, de conversion ou de mutation industrielle des licenciements abusifs et boursiers ? Comment sanctionner les abus et empêcher les coups de force des patrons de Metaleurop, de Moulinex, de Hewlett-Packard, de Faurécia, de Danone ? Comment promettre des « reclassements » à des salariés lésés si le système vise en fait à les déclasser pour travailler à plus bas coût, sans même imposer la reconnaissance des qualifications acquises (que le patronat ne veut plus négocier) dans les conventions collectives, dans les grilles salariales, par métier.

Si la droite et la gauche se déclarent l’un comme l’autre en faveur de « la sécurité sociale professionnelle », c’est que derrière la même étiquette, ils ne mettent pas du tout la même chose. À l’opposé de la philosophie « précariste » de Laurence Parisot, Thomas Coutrot propose une définition de ce que devrait être la Sécurité sociale professionnelle : « Comme la sécurité sociale protège contre les aléas de la vie, la sécurité sociale de l’emploi doit protéger contre les aléas du marché du travail [7] <#_ftn7> . »

Le dispositif devrait s’appuyer sur trois principes clés :

Premièrement, la mobilité. Les entreprises seraient obligées d’adhérer à un ou des réseaux d’entreprises qui seraient collectivement responsables de l’emploi de chaque travailleur de ce ou ces réseaux. Les salariés verraient ainsi leur mobilité assurée entre les entreprises du réseau.

Deuxièmement, la continuité. Au cours de sa mobilité au sein du réseau d’entreprise, chaque salarié conserverait son statut : qualification, revenu de référence, droits à la formation et droits sociaux.

Troisièmement, la mutualisation. Les coûts du maintien du revenu des salariés hors emplois seraient mutualisés : entre les employeurs du réseau en conjoncture normale ; entre les employeurs des différents réseaux en cas de choc spécifique à un réseau ; entre les entreprises et l’État en cas de choc économique global.

Dans le cadre d’une telle Sécurité sociale professionnelle, le patronat serait de nouveau responsable de sa politique de l’emploi et les salariés seraient protégés contre les aléas du marché du travail. Dans notre société actuelle, c’est ce qu’on peut appeler une « revendication de transition », réaliste et concrète, pour en finir avec la précarité et la déréglementation, pour imposer une nouvelle sécurité et stabilité de l’emploi, confortant ainsi le salariat, son unité, ses capacités de mieux négocier ses salaires et ses conditions de travail : autant dire pour inverser le rapport des forces

[1] 1> Pierre Cahuc, Francis Kramarz, De la précarité à la mobilité : vers une Sécurité sociale professionnelle, La Documentation française, Paris, 2004.

[2] 2> Élisabeth Guigou, Pour une sécurité des parcours professionnels, note de la Fondation Jean Jaurès, février 2005.

[3] 3> Paul Boccara, Une sécurité d’emploi ou de formation, Le Temps des cerises, Paris, 2002.

[4] 4> Robert Castel, L’Insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, La Seuil, « La République des idées », Paris, 2003.

[5] 5> « La “Sécurité sociale professionnelle” comme alternative à la précarisation ? », Mouvements, n° 35, 2004/5.

[6] 6> Élisabeth Guigou, Pour une sécurité des parcours professionnels, op. cit.

[7] 7> Thomas Coutrot, Démocratie contre capitalisme, La Dispute, Paris, 2005.


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