Grande-Bretagne : après la révolution conservatrice, la révolte populaire ?

vendredi 3 décembre 2010.
 

La situation actuelle de la Grande-Bretagne suscite une interrogation de bon sens : face à la présentation travestie par le gouvernement des causes de la crise économique et face à des coupes sauvages dans les services publics, accompagnées d’impôts et taxes diverses, quel est le seuil de tolérance du peuple britannique ?

Le 2 août dernier, soit trois mois avant l’annonce du programme d’économies budgétaires, le Premier ministre britannique David Cameron avait fait une déclaration, accueillie dans l’indifférence par la presse et l’opposition, qui laissait pourtant peu de doutes sur ses intentions réelles et sa détermination à mener à bien un programme idéologique clair : « va-t-on faire des coupes maintenant puis revenir dessus plus tard et essayer de revenir à la situation antérieure ? Je crois que l’on devrait éviter cette approche ».

Lesdites coupes « sauvages mais justes » dans les dépenses et services publics (-95 milliards d’euros sur 5 ans), au nom de la patrie en danger, furent ensuite annoncées le 20 octobre (« Comprehensive Spending Review »).

Le gouvernement de coalition évita soigneusement de lier cet appel à la rigueur des hausses de taxes et de baisses des prestations sociales qui ont depuis suivi et qui touchent en pratique les plus pauvres ou, pour reprendre l’expression du nouveau leader travailliste Ed Miliband, la « classe moyenne sous pression » (« squeezed middle class »). Ces annonces ont naturellement été présentées sous les atours de la justice sociale, car faire autrement aurait été en contradiction trop flagrante avec le crédo néolibéral « social » officiel :

* une réforme radicale des prestations sociales est en préparation sous la forme séduisante (au moins par le nom) d’une « allocation universelle » (« universal credit ») dont le montant sera calculé sur le montant des derniers salaires perçus (et signifiera une baisse des allocations pour les plus pauvres, autrement dit chez ceux qui en ont le plus besoin), la baisse des pensions de retraite du service public est prévue au nom de leur « sauvetage » à long terme,

* le simple effet de la suppression de 500 000 emplois publics en 5 ans et des économies massives aboutira au moins en partie à un transfert d’un certain nombre de biens publics (payés par les impôts) vers le secteur privé,

* le doublement, voire triplement (de 3500 à 7000 ou 10000 euros) des frais d’inscription annuels à l’université, et ce sans revalorisation (sinon minime) des bourses d’études (de l’ordre de 3500 euros par an) pour les étudiants les plus mal lotis ?

C’est cette dernière mesure, trop brutale et mal « gérée » par la communication politique, qui a mis le 10 novembre près de 50000 manifestants dans les rues de Londres (et ailleurs dans le pays) et a inauguré une série de manifestations, dont la dernière en date le 24 novembre marque peut-être l’installation du mouvement dans la durée. Le candidat Nick Clegg avait fait de la sanctuarisation des frais d’inscription universitaires un point clé de son programme. Aussitôt intégré au gouvernement de coalition, cette promesse électorale des Libéraux-démocrates fut reniée au nom de l’austérité. La réaction populaire fut une manifestation dont l’ampleur et les débordements (saccage du bâtiment abritant le Parti conservateur) surprirent jusques et y compris ses organisateurs. Ce mouvement inspira, sans surprise, des commentaires agressifs de la puissante presse conservatrice qui prit un malin plaisir à souligner les violences pour mieux délégitimer l’ensemble des motifs des manifestants.

Le « cameronisme » est-il un thatchérisme ?

Après six mois d’existence, faut-il voir dans ces événements les premiers signes de résistance sociale à la « révolution conservatrice » du gouvernement Cameron ? Marx remarquait que « tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois (...) la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce ». Ce qui se passe aujourd’hui au Royaume-Uni est-il une farce de la « révolution » thatchérienne menée il y a trente ans ?

Parmi les points communs, on peut relever entre autres l’admiration du Premier ministre Cameron pour la Dame de Fer qui partage avec elle le même programme idéologique de réduction draconienne de l’Etat social (prestations sociales, droit du travail...). Mais là où Thatcher affirmait que « la société n’existe pas », Cameron prône une « Big Society » (sans l’Etat) et s’évertue à donner un habillage plus « humain » et « compassionnel » (« blairiste ») à ses politiques en s’engageant, par exemple, à maintenir les budgets de la santé.

Toutefois, sur le fond, les contextes apparaissent assez différents. Et s’il serait sans doute plus juste de dire que l’expérience actuelle n’a rien d’une farce (car ce qui se décide en ce moment est lourd de drames humains), la révolution auquel aspire l’équipe Cameron semble moins facile à réaliser qu’il y a trente ans.

Le programme thatchérien se définissait comme un programme révolutionnaire de rupture avec l’Etat providence né de la Seconde Guerre mondiale : il dénonçait l’emprise nocive des syndicats sur un Etat « obèse » et sur une économie anémiée ; il voulait restaurer la « valeur travail » et « l’esprit d’entreprise » néolibéral en cassant les syndicats, le droit de grève, en flexibilisant le droit du travail ; il choisissait de transformer le Royaume-Uni en avant-garde du grand casino mondialisé du capitalisme financiarisé ; enfin, et surtout, il pouvait s’appuyer, dans un contexte de guerre froide, sur l’élection, au même moment, de Ronald Reagan à la tête des Etats-Unis, porteur lui aussi d’un programme « révolutionnaire ».

Le programme cameronien se déploie aujourd’hui dans un autre contexte. David Cameron est arrivé au pouvoir sur les décombres de l’effondrement idéologique en 2008 du néo-libéralisme : si la construction néolibérale avait été entreprise par Margaret Thatcher, l’époque Blair l’avait parachevée en lui (re)donnant quelques atours plus sociaux (notamment en créant nombre d’emplois publics...) tandis que le gouvernement de Gordon Brown fut le témoin malheureux de la chute de ce « pays-hedge fund », pour reprendre l’expression bien trouvée de Patrick Artus. Géopolitiquement, le pays ne peut plus autant compter sur des Etats-Unis, eux aussi affaiblis et conduits par un Président démocrate misant davantage sur l’expansion monétaire et la relance que sur l’austérité. La Grande-Bretagne se retrouve, en outre, face à l’affirmation de nouveaux pôles de puissance (dont, évidemment, la Chine) qui rendent plus compliquée la gestion seulement occidentale des affaires du monde. De par sa position économique affaiblie, le pays est aussi davantage obligé de composer au sein de l’Union européenne, qu’il le veuille ou non.

Dans ce paysage bouleversé, alors que la presse continue de rapporter le retour des bonus extravagants chez les banquiers de la City, le peuple britannique peut-il croire éternellement au « récit » construit par le gouvernement et les médias pour lui vendre l’austérité et obtenir son consentement ? Les manifestations des 10 et 24 novembre (avant d’autres prévues prochainement), comme les sondages, laissent penser que quelque chose peut se passer. Les effets concrets des politiques actuelles vont progressivement se faire sentir. Et si la situation économique ne s’améliorait pas, la « common decency » du peuple britannique pourrait pour de bon se révolter contre son sort et ses dirigeants. Il faut toujours se méfier de l’eau qui dort !

François Farbeau, militant du PG à Londres


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