Dire “non” à la constitution pour ne pas dire “oui” à la déréglementation de nos services publics Donner quitus par un “oui” à 15 ans de recul de nos services publics ?

jeudi 7 avril 2005.
 

Bien avant l’annonce de sa privatisation par le gouvernement, France Télécom avait déjà cessé d’être une entreprise de services publics. Même partielle, l’ouverture du capital des entreprises publiques provoque mécaniquement la privatisation de leur gestion, voire des dérives financières graves. La valeur de l’action devient l’indicateur d’efficacité privilégié par les dirigeants loin devant les valeurs du service public. C’est malheureusement sur cette voie glissante que sont engagées Edf et Gdf sous l’effet de la loi du 22 juillet 2004 qui les transforment en sociétés de droit privé. Troisième cas de figure, la Poste, dont le statut d’établissement public n’est pas encore remis en cause, voit reculer ses missions d’intérêt général au nom de la compétition avec ses nouveaux concurrents. Usagers et élus locaux constatent chaque jour que la division par deux du nombre de bureaux de plein exercice et de centres de tri a déjà commencé.

France Télécom, Edf, Gdf, La Poste, mais aussi la Sncf, Aéroports de Paris... Autant de stades distincts d’évolution sur une même trajectoire. En la matière, la droite sait où elle va. Pour elle, le recul de l’intervention de l’Etat est un objectif en soi : "les entreprises publiques sont par essence mauvaises gestionnaires" (rapport de la commission Douste-Blazy en juillet 2003). La gauche, en revanche, navigue à vue, réagissant au coup par coup aux offensives libérales. Désormais doté d’une Commission du Projet, le Parti Socialiste doit proposer une alternative entre la déréglementation galopante et la nostalgie des anciens monopoles. Le défi à relever n’est pas nouveau : redéfinir les voies et les moyens de l’action publique dans une économie de marché mondialisée. Les concepts d’économie mixte ou de marché régulé ont montré leurs limites. Pour être pertinent et convaincant, le projet doit partir d’un diagnostic dénué d’ambiguïté sur le mouvement de libéralisation engagé par l’Union européenne depuis une quinzaine d’années. Car, la cause première de la déstructuration des services publics est leur ouverture à la concurrence, depuis l’Acte unique européen de 1987, en vue de la constitution du grand marché intérieur.

Les services publics "à la française" n’en sont pas les seules victimes. La libéralisation des services d’intérêt économique général (Sieg), tels que les définit la Commission de Bruxelles, obéit à une démarche dogmatique qui nie leurs finalités spécifiques (cohésion sociale, aménagement du territoire, protection de l’environnement). Dans la pratique, l’arsenal des mesures communautaires présente un déséquilibre flagrant entre l’ouverture à la concurrence, par des réformes radicales et obligatoires imposées aux Etats membres, et la protection des services d’intérêt général, par des mesures de portée limitée, souvent facultatives et soumises au pouvoir d’appréciation de la Commission. En vérité, tout se passe comme si l’Union européenne n’avait admis l’existence des Sieg que pour mieux les étrangler en resserrant chaque jour un peu plus l’étau du droit de la concurrence.

Le comble est que les avantages théoriques de la libéralisation sont démentis par les faits. Ainsi, la déréglementation de l’électricité fournit la démonstration par l’absurde d’une vaste erreur collective. La désintégration des opérateurs historiques par la segmentation des activités (production, transport, distribution et commercialisation) introduit un risque grave de sous-investissement, révélé notamment par les pannes catastrophiques survenues en 2003 dans les pays où l’ouverture du marché était déjà la plus avancée (Grande-Bretagne, Italie, Espagne, Suède, Danemark). Elle provoque une grande volatilité des prix que les autorités de régulation sont impuissantes à empêcher. Des dangers de même nature menacent l’ensemble des services publics de réseaux comme l’a montré l’échec dramatique et coûteux de la déréglementation des chemins de fer en Grande-Bretagne. En dépit de ce constat inquiétant, la libéralisation s’accélère. Il est grand temps d’esquisser des pistes alternatives.

Remédier à l’énorme déficit démocratique : il est urgent de reconnaître enfin aux citoyens un droit de participation aux choix stratégiques et d’évaluation du coût et de la qualité des services publics. La composition des conseils d’administration doit faire une place plus importante non seulement aux syndicats de salariés mais aussi aux associations d’usagers. Des Observatoires régionaux d’évaluation des services publics, dotés de moyens autonomes d’expertise et d’audit, doivent être créés.

Réaffirmer la légitimité de l’Etat à incarner l’intérêt général : dans le cadre des textes communautaires, celui-ci reste maître des choix d’organisation des services publics (article 295 du Traité Ce), de la définition des obligations d’intérêt général imposées aux opérateurs (article 86) et même de financer le développement des entreprises publiques à condition de se comporter en "investisseur avisé".

Revendiquer l’indispensable clarification du droit communautaire : l’actuelle situation d’incertitude juridique s’agissant, par exemple, des financements autorisés en compensation des obligations de service public, fait peser sur les Etats une pression inacceptable en faveur de la déréglementation.

Il est évident que la plupart de ces batailles essentielles ont peu de chances d’être remportées en l’état actuel du Traité de l’Union. Poser les bases d’un droit européen des services publics, applicable aux biens et services non marchandisables, passe par l’adoption d’un nouveau traité. Mais pas n’importe lequel ! Le projet constitutionnel adopté lors du sommet de Bruxelles le 18 juin 2004 est inacceptable car il ne corrige en rien l’asymétrie fatale entre la prééminence réelle du droit de la concurrence et la reconnaissance formelle des services d’intérêt général. La ligne de plus grande pente reste fixée par le dogme libéral.

Dans la partie II, l’article 36 issu de la Charte des droits fondamentaux, qui "reconnaît et respecte l’accès aux services d’intérêt économique général", ne réalise aucune avancée. Depuis le sommet d’Amsterdam en 1997, le Traité de l’Union a déjà pris acte de "la place qu’occupent les Sieg parmi les valeurs communes de l’Union" et du "rôle qu’ils jouent dans la cohésion sociale et territoriale". Avec les résultats que l’on connaît ! La constitutionnalisation de la Charte n’apporte aucune garantie supplémentaire puisque les articles II-51 et II-52 en annulent la portée : "la présente Charte (...) ne crée aucune compétence ni aucune tâche nouvelle pour l’Union et ne modifie pas les compétences et tâches définies dans les autres parties de la Constitution". Dans la partie III sur les politiques sectorielles, l’article 6 reproduit les termes du Traité d’Amsterdam (article 16) selon lequel l’Union et ses Etats membres veillent à ce que les Sieg fonctionnent sur la base de principes et dans des conditions qui leur permettent d’accomplir leurs missions. Il ajoute seulement que "la loi européenne définit ces principes et ces conditions". Sous couvert d’un changement de vocabulaire, la constitution ne fait que réaffirmer la nécessité d’une directive-cadre, déjà décidée par le Conseil européen lors du sommet de Barcelone en 2002, sans apporter la moindre précision sur son périmètre ni sur ses orientations. Enfin, par référence à l’article I-3 qui élève au rang d’objectif essentiel de l’Union l’existence d’un "marché unique où la concurrence est libre et non faussée", l’article III-56 énumère les seules aides publiques susceptibles, par exception, d’être accordées aux entreprises : il ne mentionne pas les services d’intérêt général !

Agir en européen fervent ne consiste pas à laisser croire à nos concitoyens que l’on peut prendre ses désirs pour des réalités, même au nom d’un prétendu "oui socialiste". Valider cette constitution libérale n’est pas le meilleur moyen pour faire aboutir des exigences de gauche qui n’y figurent pas ! Loin de conférer aux services publics une plus grande autonomie par rapport aux lois du marché, elle consacre leur statut dérogatoire et précaire. Approuver ce texte, ce serait donner quitus à l’Union européenne pour la politique de déréglementation qu’elle mène depuis quinze ans. Au nom de la construction européenne, la gauche doit-elle indéfiniment marquer contre son propre camp ?

Christian Martin, Membre du Bureau national du PS, Conseiller régional de PACA


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