La grève comme liberté fondamentale (par Tiennot Grumbach, avocat)

mercredi 25 janvier 2012.
 

On se souvient que, le 22 octobre, le préfet des Yvelines avait pris un arrêté de réquisition, pour six jours, à l’encontre d’une partie du personnel gréviste de la raffinerie du groupe Total à Gargenville. La réquisition préfectorale est une atteinte à la liberté de la grève. Il s’agit là d’une évidence que le Conseil d’État ne conteste pas dans sa décision du 27 octobre. Mais il considère qu’elle ne porte pas une atteinte disproportionnée à la liberté. Il le justifie par le fait que seule une partie d’entre les grévistes ont été réquisitionnés. Ainsi le cantonnement de la liberté face au projet gouvernemental de réforme des retraites a été jaugé à l’aune d’un nombre limité de « réquisitionnés ».

Mais n’eût-il pas mieux valu réfléchir à l’existence même du droit de la grève dans notre pays plutôt que de tenter le diable en exerçant ce contentieux devant les juridictions administratives  ? En France, un droit, censé assurer la liberté des travailleurs en grève et de leurs organisations, n’existe pas. Si la Constitution de 1946, reprise par la Constitution de la VeRépublique, en 1958, énonce que « le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent », aucune loi n’est venue l’encadrer dans le secteur privé. Certes il existe un droit de grève dans l’administration et dans certains secteurs précisément désignés par la loi (transport public de voyageurs, industrie nucléaire, etc.). En dehors de ces secteurs, seule la jurisprudence a progressivement déterminé les limites de l’expression de la liberté des grévistes. Or l’analyse des jugements et arrêts donne à voir que, dans l’immense majorité des cas, ces contentieux sont engagés à l’initiative des employeurs à la suite d’échec des grèves qui ont touché leurs sociétés ou leurs groupes. Ils n’engagent pas d’actions judiciaires quand le rapport de forces a été suffisamment puissant pour que les revendications des grévistes soient satisfaites. Dans ces cas les syndicalistes font acter par les patrons les résultats obtenus dans un protocole de fin de conflit. Il y est expressément indiqué qu’il n’y aura aucune sanction pour des faits survenus à l’occasion de la grève. Ainsi, en mai-juin 1968, des millions de grévistes occupèrent les locaux de leurs entreprises « sans droit ni titre ». Or un seul employeur, monsieur Bercot, patron de Citroën, a osé saisir le juge des référés pour demander l’expulsion des grévistes de « ses » usines. Il a été débouté. L’expulsion aurait provoqué un trouble bien plus grand pour l’ordre public que le maintien de l’occupation.

Cet exemple nous renvoie à l’histoire du mouvement social en France, et à la persistance des effets de la révolution démocratique de 1789 sur notre droit. Pendant des décennies, à compter de la loi Le Chapelier, l’interdiction des corporations a conduit à considérer la grève comme un délit. Les corporations interdites, puis les syndicats réprimés, seule la grève tient lieu de mode de protestation collective. Ce n’est qu’en 1864, sous Napoléon III, que le délit de coalition a été supprimé. Il fait place au renforcement de la judiciarisation quant à l’entrave à la liberté du travail. Elle sera désormais réprimée par le dispositif de l’article 414 du Code pénal pour assurer la liberté du travail des non-grévistes, quels qu’en soient le nombre et la qualification professionnelle. Restée sans modification textuelle pendant près de cent trente ans, l’affirmation idéologique, incantatoire et juridiquement utile, de la liberté du travail contre la liberté de la grève perdure, en son état de 1864, dans sa nouvelle rédaction sous l’article 431-1 du Code pénal.

En réalité, il n’y a pas de droit de la grève en France, il y a un droit de l’échec de la grève. Tant que l’unité des travailleurs, entraînant l’unité syndicale, est puissante, les initiatives judiciaires des employeurs se heurtent à la liberté en mouvement et ont peu de chance d’aboutir. En France, la grève n’est pas une liberté collective dont le syndicat serait détenteur. C’est une liberté individuelle qui s’exerce collectivement.

Les grévistes des raffineries de Total ne se sont pas posé la question de la licéité de leur mouvement. Ils ont été portés par l’idée que chaque travailleur était responsable du mouvement en cours. Ces assemblées générales où chacun se prononce sur les formes et la durée de la grève sont une spécificité de l’histoire sociale en France. Elle vient de loin. Elle reproduit les multiples combats pour arracher la liberté de la grève aux employeurs et au pouvoir. Ce sont les effets sociaux de ces luttes que le programme du CNR a formalisés et qui expliquent que la grève soit une liberté qui figure dans le préambule de la Constitution.

De fait deux conceptions de la grève coexistent en Europe. Dans la plupart des autres pays de l’Union, la grève est un droit collectif et syndical. Elle n’est autorisée que dans un cadre prescrit par la loi et son déclenchement est soumis à des procédures lourdes sans le respect desquelles elle est illicite.

Le gouvernement par ses préfets, en procédant à des réquisitions dans le secteur privé, entend bien encadrer juridiquement la liberté de la grève par l’émergence d’un droit de l’État d’en limiter la portée. Il s’agit en réalité de cumuler les inconvénients de l’encadrement juridique des pays anglo-saxons avec l’encadrement administratif étatique à la française. Il s’agit d’en limiter la portée chaque fois qu’elle prendrait une ampleur nationale ou, comme ce fut le cas pour Lip, d’en casser la portée symbolique et l’utopie qu’elle charrie des lendemains qui chantent. C’est là tout l’enjeu des réquisitions. Ce n’est certainement pas en se référant au droit de grève devant des juges, qui n’en peuvent mais, qu’il faut défendre la liberté de la grève. Dans l’Humanité, Maryse Dumas a rappelé que « l’objectif final doit toujours être présent dans les luttes quotidiennes » en citant une révolutionnaire d’un autre temps. Cette Rosa Luxemburg qui démontrait que l’ampleur des mouvements de luttes et de grèves nourrissait les aspirations au changement politique. Le limon du mouvement social de longue durée, encore en cours, sonne l’espérance de la nécessaire transformation sociale profonde. Il faut savoir écouter pousser le blé.

Tiennot grumbach


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