Socialisme et transformations de la société au 21ème siècle (dossier 4 articles)

mercredi 17 novembre 2010.
 

1) Le socialisme n’a pas de modèle, mais des lignes directrices et un horizon

Par Tony Andréani, professeur émérite de sciences politiques à l’université Paris-VIII (*)

Pour sa sixième édition, le Congrès Marx international présente une nouvelle fois une section Socialisme, et l’on peut se demander si elle apporte vraiment du neuf. À première vue, tout porte à en douter, à commencer par des ateliers qui ressemblent plus à un patchwork qu’à une perspective clairement définie. Mais, précisément, c’est là la caractéristique de la période historique actuelle  : les chemins sont aussi divers que les contextes. En schématisant au maximum, que peut-on dire  ? Deux pays (la Chine et le Vietnam), qui se réclament toujours du socialisme, semblent avoir engagé une transition rapide vers le capitalisme.

Les libéraux s’en félicitent et y voient le triomphe de leur conception, sans se demander pourquoi ces pays ont échappé à la crise asiatique et à la récente crise économique et financière mondiale et connu des taux de croissance sans précédent sur une telle durée. Les antilibéraux, de leur côté, déplorent une telle évolution. C’est oublier la difficulté qu’il y avait à sortir d’un système d’économie administrée et de verrouillage politico-idéologique. Pour le dire vite, il fallait bien libérer l’initiative, à commencer par celle de la paysannerie, et il n’y a rien d’étonnant à ce que cela ait engendré un vaste essor du secteur privé et une nouvelle bourgeoisie, sans qu’il y ait eu pour autant une volonté de restauration capitaliste. Mais l’avenir n’est pas écrit  : certains traits restent, malgré bien des similitudes, étrangers au capitalisme libéral (pour ne citer qu’eux  : l’importance du secteur public, la planification, le contrôle politique des changes et de la monnaie).

Sans doute peut-on dire que tout dépendra d’une part de l’importance de la redistribution, d’autre part de novations (déjà esquissées) en matière de gestion des entreprises publiques et d’économie sociale.

D’autres pays (Cuba, et peut-être dans une faible mesure la Corée du Nord) ne sont qu’au début du chemin de sortie du même système, mais seront certainement attentifs à ces expériences. Il est évident que la voie suivie par d’autres pays, qui n’ont connu qu’un capitalisme de la périphérie, est forcément tout à fait différente  : il s’agit pour eux de renationaliser les secteurs vitaux pour l’économie et d’inventer des institutions économiques et politiques qui permettent de mobiliser la population. Enfin, dans les pays capitalistes du centre, ou dans des pays émergents, on rencontre des tentatives, nouvelles ou revivifiées, pour créer des formes économiques et politiques alternatives reposant sur la démocratie laborale et la participation populaire. Malgré la diversité des voies et des contextes, toutes ces figures d’un socialisme à venir peuvent se croiser et se féconder mutuellement. La section Socialisme s’est ainsi voulue un lieu d’échanges, où se confrontent par exemple des réalisations économiques comme celles de certains districts industriels italiens, d’un grand groupe coopératif comme le groupe Mondragon, des coopératives d’État au Venezuela, des entreprises de bourgs chinoises, et des expériences politiques comme celle du budget participatif au Brésil ou au Kerala, voire des réformes politiques en Chine (à replacer dans leur trajectoire historique). On le voit  : alors que le capitalisme s’est réunifié sous le programme néolibéral, le socialisme n’a pas de modèle, mais seulement quelques lignes directrices et un horizon, déclinable en valeurs (morales et anthropologiques). Des «  modèles théoriques  » ne sont pas à exclure pour autant, mais ils servent et serviront surtout à éclairer l’existant et à en dégager les potentialités. Ce début de siècle n’est décidément pas la fin de l’Histoire.

(*) a notamment publié Le socialisme 
est (a)venir, tomes I et II (Syllepse).

Tony Andréani

2) Développer les forces productives hors de la logique du capitalisme

Par François Houtart, sociologue, fondateur et président du Centre Tricontinental

Le développement des forces productives a toujours été un objectif pour le socialisme, mais aussi une sérieuse pierre d’achoppement. En effet, y a-t-il moyen de développer les forces productives sans passer par la logique du capitalisme, c’est-à-dire en ignorant les externalités écologiques (destruction de la biodiversité et pollution généralisée) et sociales (accroissement des inégalités et déficit démocratique) ?

L’URSS a détruit l’environnement de manière dramatique. Elle a pu, certes, malgré un état de guerre quasi-permanent imposé de l’extérieur, assurer un bien-être social généralisé, mais au prix d’un grave manque de démocratie. Dans le Sud, depuis Bandoug et les mouvements de libération africains, tous les projets, à l’origine qualifiés de socialistes et parfois même ouvertement marxistes, ont fini par céder au néo-libéralisme. Ce fut le cas de l’Afrique du Sud et de l’Inde, du Mozambique et de l’Angola, du Sénégal et de l’Indonésie, et pas uniquement en fonction des pressions extérieures du FMI ou de la Banque mondiale ou de l’établissement de dictatures soutenues par le monde capitaliste.

En Amérique latine, le développement autochtone par substitution des importations « désarrollismo » prôné par la CEPAL (Commission des Nations Unies pour l’Amérique latine), version régionale du « nation building » asiatique, a subi le même sort. Plus près de nous, les nouvelles expériences latino-américaines, se voulant sociales et même socialistes, sont confrontées avec le même problème. Le Brésil de Lula n’a pas hésité à suivre la voie tracée par le président Cardoso (ancien intellectuel progressiste devenu néolibéral). Plutôt que de mener des réformes économiques et sociales en profondeur, il a brillamment développé les forces productives du pays sur un mode capitaliste, le faisant émerger dans une économie de marché internationale, tout en menant avec une partie des excédents une politique d’assistance en faveur des plus démunis. Celle-ci a considérablement réduit la misère, mais sans changer la structure des inégalités.

Dans les autres pays, tels que le Venezuela, l’Equateur et la Bolivie, des tensions se font jour entre d’une part la nécessité de disposer des moyens de mener des politiques de transformation économique et sociale et donc de développer les forces productives et de l’autre la prise en compte des externalités écologiques et sociales, notamment le sort des peuples indigènes.

C’est cependant en Chine et au Vietnam que le problème se pose de la façon la plus criante. Les nouvelles orientations de Deng Xio Ping en Chine ou du Doi Moi (renouveau) au Vietnam sont très claires. Tout l’effort consiste à mettre l’accent sur le développement des forces productives, pour faire de la Chine une grande puissance économique mondiale au premier quart de ce siècle ou du Vietnam un pays semi-industrialisé d’ici 2020. Mais le coût d’une telle opération est énorme.

Sur le plan des dommages environnementaux, la Chine a atteint des niveaux inquiétants : empoisonnement des nappes phréatiques, pollution atmosphérique, érosion des sols, au point que plusieurs centaines de millions de personnes en meurent chaque année. Le Vietnam suit la même ligne, moins brutalement vu sa moindre capacité industrielle, mais le delta du Fleuve rouge est envahi par les produits chimiques qui affectent la pêche et le pays qui est le troisième exportateur mondial de riz pourrait bien ne plus en exporter du tout en 2020 si les plans prévus se réalisent. Les investissements chinois en Afrique, pour s’assurer des approvisionnements en énergie et en matières premières utilisent des méthodes de monoculture ou d’extraction, très destructrices de la biodiversité.

Sur le plan social, ce n’est guère mieux. Les écarts de revenus se sont creusés de manière accélérée. En Chine l’indice de Gini, qui mesure ces derniers, est devenu semblable à celui du Brésil. Les bas salaires ont produit des réactions ouvrières. Des millions d’immigrés intérieurs n’ont pas d’accès aux avantages sociaux. Peut-on oublier que développer des forces productives signifie créer des rapports de production ? Certes, le gouvernement s’en inquiète, mais sans remettre en question le modèle suivi : « une économie sociale de marché » destinée à développer les forces productives. Au Vietnam, les investissements étrangers, en grande partie asiatiques, exigent des conditions de travail inhumaines, afin de jouir d’avantages comparatifs. Les syndicats, conçus pour un système socialiste, c’est-à-dire comme moyens pour un pouvoir révolutionnaire d’accéder au milieu des travailleurs, ne sont pas à même de répondre aux nouvelles obligations de la défense de ces derniers. Tout comme en Chine, la lutte des classes a été réintroduite, sans permettre aux ouvriers de la mener (le droit de grève est interdit dans les entreprises étrangères). Cette nouvelle étape a fait suite à période (difficile et parfois contradictoire) d’élimination de la misère et de création d’une pauvreté partagée dans la dignité (éducation, santé).

D’où la question : n’y a-t-il pas d’autres voies que la logique du capitalisme pour le développement des forces productives ? Faut-il nécessairement passer par la destruction de la nature et par le sacrifice de plusieurs générations pour y arriver ? En Asie de l’Est en particulier, faut-il vraiment suivre le modèle des « tigres asiatiques » ?

Comme le disait Maurice Godelier : le drame du socialisme est d’avoir dû commencer à marcher avec les jambes du capitalisme. Mais faut-il que cela continue, sans détruire l’idée même du socialisme ? Pendant longtemps, la conception d’un progrès linéaire, d’une planète inépuisable, ont dominé l’univers des représentations. Ce fut le fruit du Siècle des lumières, qui certes a produit un grand accroissement de richesses, mais à quel prix. Aujourd’hui une nouvelle conception s’impose, face à l’épuisement des ressources naturelles et à la destruction environnementale. Elle exige de nouvelles pratiques aussi bien dans l’agriculture que dans l’industrie et les services. Le socialisme serait-il incapable de l’envisager ou laissera-t-il le monopole de l’innovation en ce domaine à des conceptions partielles ou culturalistes ? A cet effet, le concept de transition devrait être remis en valeur, aussi bien théoriquement que dans les pratiques.

Une des caractéristiques du marxisme est de ne pas séparer dans son analyse l’accroissement des biens et des services, des rapports sociaux de leur production. Ici aussi des idées nouvelles doivent être développées sur la base de l’information (l’accès populaire à la science) et de la participation (démocratie généralisée). Le lien entre ces deux aspects sera la base du socialisme du XXI° siècle.

François Houtart

3) La crise actuelle ouvre la voie à des alternatives de transitions socialistes

Par Rémy HERRERA, économiste et chercheur au CNRS (Centre d’économie de la Sorbonne) (*)

Il nous a semblé fondamental d’aborder, dans le cadre du Congrès Marx International 2010, la question des transitions socialistes au XXIe siècle, en tant que processus longs de luttes et de transformations sociales. La crise actuelle – qui n’est pas que financière, économique ou de «  régulation  », mais systémique, structurelle, globale – ouvre de nouveau la voie (pas plus, pour l’instant) à des alternatives de transitions socialistes. Mais si l’hégémonie unipolaire des États-Unis – qui sont toujours en guerre impérialiste – est remise en cause et si la conscience de la nature principalement destructrice du capitalisme devient de plus en plus claire, nombre de forces progressistes dans le monde demeurent sur la défensive. Aussi, les discussions sur le socialisme sont-elles trop rarement associées à des pratiques anti-impérialistes, plus rarement encore anticapitalistes.

Nous avons besoin de réactiver nos débats théoriques (contrôle de la finance et nationalisation de banques, reconstruction d’un front du travail uni et internationaliste, participation populaire et nouvelles formes de planification, régionalisations alternatives…), mais également de les articuler avec les luttes concrètes et actuelles. Car des tentatives de transitions socialistes existent à l’heure présente. L’Amérique latine est un continent où les peuples sont repassés à l’offensive. Après des décennies de dictatures néofascistes aidées par les États-Unis, l’ouverture d’espaces de démocratisation a permis une réorganisation de la gauche, l’accès au pouvoir de gouvernements progressistes et de véritables avancées révolutionnaires. Des mouvements de masse réémergent sur le continent, fort divers, toujours enracinés dans des luttes locales, réunissant de larges secteurs des classes dominées. Ils redynamisent les luttes des partis et syndicats de travailleurs. Certains, bien organisés, ont des programmes antisystémiques de classe, mettant l’accent sur la nécessité du socialisme  ; d’autres ont surgi spontanément, sur le terrain du conflit capital-travail ou de la défense de biens communs. Ces expériences se déroulent dans des contextes très différents  ; chacune est singulière. Malgré d’immenses et multiples difficultés, la révolution cubaine, socialiste, anti-impérialiste et anticapitaliste, reste l’avancée la plus radicale. D’autres révolutions affirment leur choix pour le socialisme, mais n’ont pu combattre pour le moment que la forme néolibérale du capitalisme, sans en altérer les structures profondes (Venezuela, Bolivie, Équateur, avec des problèmes distincts). Des gouvernements réformistes progressent dans la lutte contre la pauvreté, mais sans affecter les causes de celle-ci, la ligne néolibérale n’étant pas modifiée (Brésil). Ce sont tous les peuples d’Amérique latine qui sont en mouvement – et qui invitent les travailleurs du Nord à reconstruire une solidarité internationaliste.

L’appel au socialisme du XXIe siècle (mieux  : à des transitions au communisme dans les très difficiles conditions du XXIe siècle) agit comme un stimulant pour approfondir les processus en cours. Mais n’oublions pas que d’autres avancées révolutionnaires, emplies de complexité, mal connues et déformées par les médias dominants, ont aussi eu lieu ailleurs. L’une des plus importantes s’est récemment produite au Népal, où la conversion au «  réformisme  » de forces de la gauche radicale – CPN (M) en tête, après dix ans de guérilla – amena une révolution (chute de la monarchie), un gouvernement temporaire radical (réforme agraire) et, grâce à la priorité accordée à l’élargissement de la base sociale (plutôt qu’électorale), la fin de l’illusion qu’une démocratie capitaliste serait possible, en l’absence de progrès social et de participation populaire véritable. Capitalisme et démocratie sont des antonymes.

(*) A publié en 2010  : Dépenses publiques 
et croissance économique (L’Harmattan), 
Un autre capitalisme n’est pas possible (Syllepse), les Avancées révolutionnaires 
en Amérique latine (Parangon).

Rémy HERRERA

4) Les rythmes des transformations sont divers

Par Isabel Monal, professeur de philosophie à l’université de La Havane, directrice de l’institut de philosophie

Depuis plus de dix ans maintenant, poussée par de forts mouvements et mobilisations populaires, l’Amérique latine dans son ensemble s’est engagée dans des processus de transformation qui concentrent l’attention mondiale. Sur ce continent, nous sommes dans une atmosphère de changements et d’espoirs, même s’il reste encore des pays, comme le Honduras, dominés par leurs oligarchies et sous contrôle des États-Unis. Toutes les transformations ne sont pas radicales, les temps et les rythmes sont divers.

Dans beaucoup de cas, il s’agit d’évolutions modérées (Paraguay). D’autres pays sont plus progressistes (Brésil). D’autres encore, comme le Venezuela et la Bolivie, se projettent dans des processus révolutionnaires et ont même, avec l’Équateur, manifesté leur intention d’aller vers le socialisme. Après les illusions sur la démocratie consécutives à la fin des dernières dictatures, après la vague mondiale de conservatisme et de néolibéralisme qui a elle-même suivi la faillite de l’Union soviétique et des pays de l’Est, l’idée socialiste (avec toutes ses nuances) revient avec force et légitimité, en lien avec un solide sentiment anti-impérialiste. Les alternatives ne se posent pas seulement par rapport à l’objectif ou au type de société recherchés, mais aussi par rapport à d’autres alternatives, une diversité d’expériences, de conditions politiques et économiques, etc. Chacun peut et doit apprendre de l’autre, mais les processus seront, et sont déjà, très différents. Néanmoins, ils prennent tous comme point de départ la possibilité, pour les mouvements sociaux et les organisations politiques, d’arriver au gouvernement par des élections classiques et, dans la plupart des cas, d’amples alliances.

C’est le Venezuela qui a ouvert la voie en la matière. Il continue d’être à l’avant-garde grâce à sa fermeté et à sa radicalisation progressive. Particulièrement significative est la montée en puissance des mouvements indigènes. Le cas de la Bolivie est à cet égard très significatif, puisque pour la première fois, un Indien est parvenu à la tête du gouvernement grâce à la poussée des masses indiennes. Celles-ci ont compris l’importance de la politique et surmonté la tentation du refus d’être au gouvernement. Les révoltes des peuples indigènes ont aussi surmonté leurs tendances au localisme et à la limitation de leurs demandes à leurs problèmes spécifiques. S’ils ont pu atteindre le devant de la scène politique, c’est parce qu’ils ont été capables de porter un projet national, de s’approprier et de défendre les demandes des autres groupes d’opprimés et de subalternes (dans le sens de Gramsci). La réussite de l’expérience bolivienne est de la plus grande importance pour le reste du continent. D’une certaine façon, ces voies pacifiques ont été ouvertes par Allende et le gouvernement de l’Unidad Popular au Chili  ; les leçons de leur faillite et de l’ingénuité de l’époque sont bien entendu prises en compte dans les nouveaux efforts. L’existence de Cuba révolutionnaire est également essentielle, avec sa résistance et son pouvoir moral pour le reste du continent. Un continent qui marche, dans cette époque de bicentenaire des indépendances, par « les grands boulevards » comme le voulait Allende, vers sa « seconde indépendance », comme le réclamait José Marti.

Isabel Monal


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