La démocratie, réduite aux élections ... apparaît de plus en plus douteuse (entretien avec Jacques Rancière, philosophe réputé)

lundi 8 novembre 2010.
 

Pour le philosophe Jacques Rancière, la situation sociale actuelle appelle une « idée forte de la démocratie », qui transcenderait l’opposition entre la légitimité de la manifestation de rue et celle des pouvoirs institués.

Quelle est votre analyse 
du mouvement social  ? 
Ce mouvement porte-t-il, selon vous, au-delà 
de la question des retraites  ?

Jacques Rancière. Chaque fois qu’un conflit s’engage sur une question précise, il est en même temps sous-tendu par une question plus large. Quand on réforme les lois sur le travail, la Sécurité sociale, les retraites, la question de ce qu’on va faire se lie à celle de savoir quelle capacité on accorde aux acteurs, à ceux qui sont engagés dans l’action sociale, de réfléchir par eux-mêmes et d’apporter leur contribution à la réflexion sur les grands enjeux, l’avenir d’une société  ? Il se passe aujourd’hui la même chose que lors des grandes grèves de 1995 ou des mouvements lycéens et étudiants  : on voit grandir le sentiment d’une réforme injuste et, corrélativement, celui de se heurter à un monopole de la discussion et de la décision.

La question des retraites relève-t-elle d’un enjeu de civilisation  ?

Jacques Rancière. Les gouvernements et leurs experts la présentent ainsi. Mais la question du rapport entre les générations pose celle de savoir comment répartir aujourd’hui les efforts des uns et des autres. Or nous sommes dans un système où ni les sacrifices ni les biens ne sont répartis justement. Donc, oui, c’est un enjeu de société, mais le premier enjeu, c’est qui décide de la vie des sociétés, de la répartition des efforts et des profits  ? À qui est reconnue la capacité de réfléchir et de décider pour tous sur le temps de la vie et sur le rapport du présent au futur  ?

Que pensez-vous du recours 
au blocage de lieux stratégiques, notamment de raffineries  ?

Jacques Rancière. Il y a deux aspects. D’un côté le blocage d’une entreprise en grève appartient à la logique des conflits sociaux. Mais quand il s’agit d’une entreprise dont le rôle est stratégique dans une économie nationale, la conduite de la grève se lie à un objectif stratégique global  : le blocage de l’économie. C’est un thème qu’on étiquette volontiers comme «  ultragauche  ». À l’occasion de l’affaire de Tarnac, on avait mis en rapport le sabotage avec le thème du blocage de l’économie, avec l’idée qu’il suffirait de contrôler quelques lieux stratégiques pour faire basculer une situation. Dans les blocages, il y a à la fois une légitimité de l’action liée à des objectifs qui nous concernent tous, et le risque, pour ceux qui les pratiquent, d’apparaître comme de purs stratèges, comptant sur le rapport de forces plus que sur l’adhésion populaire. Un blocage est d’autant mieux perçu et accepté qu’il est porté par un large mouvement.

Le gouvernement peut-il toujours se prévaloir d’une légitimité démocratique pour appliquer sa « réforme », alors qu’une majorité de la population la refuse  ?

Jacques Rancière. Il faut reposer la question de ce que le terme de démocratie signifie. Pour le gouvernement, la démocratie se réduit aux élections. Il suffirait d’être élu pour avoir une totale légitimité, une exclusivité dans le choix des orientations politiques, sociales, économiques. Cette légitimité, même quand elle n’est pas contestée frontalement, apparaît de plus en plus douteuse. Certaines lois ou réformes ont été retirées parce que la rue s’y opposait. Le problème aujourd’hui, c’est que nous restons dans une sorte de bascule entre deux légitimités qu’on essaie de mesurer par des sondages. Ce qui manque, c’est une idée forte de la démocratie. Il faudrait que nous puissions sortir de cette seule opposition entre la légitimité de la manifestation de rue et celle des pouvoirs institués.

Mais de quel côté sentez-vous poindre une nouvelle idée de la démocratie  ? Sa réinvention n’est-elle pas le fait des syndicats et des militants de gauche engagés dans le mouvement social, face aux blocages du pouvoir en place  ?

Jacques Rancière. Leur action fait incontestablement partie de cette réinvention souhaitable. Mais, pour moi, le problème, c’est que puisse se constituer ou se reconstituer un mouvement politique qui soit à la fois détaché des échéances électorales, des luttes de pouvoir, et porteur d’un projet d’avenir. On a le sentiment, aujourd’hui, que les syndicats sont un peu les derniers bastions de la résistance au gouvernement. Mais il faudrait aussi que l’action des syndicats soit liée à un projet de société porteur d’une vision radicalement autre de la vie politique, par rapport à celle, court-termiste et électoraliste, qui domine la vie politique officielle.

Derniers ouvrages : Et tant pis pour les gens fatigués. Entretiens, Éditions Amsterdam, 2009  ; Moments politiques – Interventions 1977-2009, La Fabrique, 2009.

Entretien réalisé par Laurent Etre, L’Humanité


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message