De Franco à Juan Carlos, le mythe écorné d’une transition sans rupture

jeudi 19 juillet 2012.
 

Trois ans après l’adoption d’une loi dite Mémoire historique, tardive et timorée, mais porteuse d’espoir, le conflit mémoriel en Espagne reste pour l’essentiel non résolu. Comment comprendre les hésitations, voire les reniements, du gouvernement socialiste  ?

L’écrivain uruguayen Carlos Liscano, emprisonné durant treize ans, nous confiait un jour à Pau  : « Une dictature est toujours un projet économique. » Celle de Pinochet fut au service de la politique ultralibérale des Chicago boys  ; celle de Franco fut prise en main économiquement par les technocrates de l’Opus Dei. L’objectif premier des militaires argentins n’était pas d’assassiner 30 000 personnes, mais de renforcer le capitalisme. Les forces économiques, politiques, institutionnelles, sociales, culturelles… hégémoniques sous le franquisme n’ont guère perdu de poids sous la démocratie. Les vainqueurs et leurs descendants, certes souvent recyclés, dominent encore des pans entiers de la société (économie, magistrature, Église…). On est toujours en Espagne dans une sorte de consensus social et politique (finissant) issu de la fallacieuse « transition en douceur », qui enfanta à la fois une sorte d’armistice social (pacte de la Moncloa) et l’effacement mémoriel (la loi d’amnistie-impunité de 1977).

Alors que le décalage s’accentue avec la société civile, qui souhaite majoritairement le jugement des crimes contre l’humanité du franquisme et que le consensus de la transition s’épuise, le gouvernement s’enfonce dans une politique néolibérale tous azimuts, refusant clairement d’affronter la droite, sur tous les terrains, y compris celui de la mémoire, qui remettrait en cause cette monarchie à laquelle le président socialiste du Congrès, José Bono, a rendu récemment un hommage appuyé (1). Le PSOE refuse toute confrontation radicale avec le passé franquiste et avec ses héritiers. Le récent débat sur un possible « usage démocratique » du mémorial franquiste du Valle de los Caídos témoigne du manque de volonté du gouvernement pour en finir avec tous les vestiges du franquisme, et notamment l’abrogation du décret-loi de 1957 qui définit le Valle de los Caídos, construit par des milliers de prisonniers politiques républicains esclaves, comme un monument destiné à « perpétuer la mémoire des morts pour la croisade de libération et pour Dieu ». Des milliers de corps de républicains, arrachés à leurs sépultures de fortune, y ont été entassés pour remplir les cryptes, aux côtés de leurs bourreaux et à l’insu des familles. Les moines bénédictins qui gèrent le site monumental (intégré au patrimoine national) reçoivent chaque année de l’État 340 000 euros.

Pour ne pas entrer en conflit avec la droite, proche aujourd’hui d’une sensibilité d’extrême droite, le gouvernement refuse d’annuler les procès et jugements iniques des tribunaux d’exception franquistes, d’en finir avec la loi de 1977 (l’Argentine a annulé, en 2003 et en 2005, les lois d’impunité post-dictature  ; ces lois étaient pourtant calquées sur la transition espagnole, présentée comme « modélique »).La suspension du Juge Garzón a eu un effet boomerang  : aujourd’hui, près de 60 % des Espagnols soutiennent le travail de mémoire conduisant à juger le franquisme (sondage Publiscope, Público, 2 mai 2010)  ; c’est bien la preuve que la stratégie de l’oubli a échoué. Le mythe de la transition sans rupture est largement écorné et le cadre démocratique issu des années 1970 s’avère de plus en plus obsolète. Ceci explique la résistance de la droite espagnole et les reniements d’un PSOE toujours prisonnier du corset de la transition. Des forces de plus en plus nombreuses souhaitent une rupture avec le consensus qui suivit la mort de Franco et attendent que s’ouvre enfin un véritable processus de transition authentiquement démocratique  ; mais cela relève d’enjeux de classe…

Par Jean Ortiz, universitaire.

(1) Público, Madrid, 24 septembre 2010.


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