La décolonisation, une légende dorée (Par Alain Ruscio, historien)

lundi 25 octobre 2010.
 

Décolonisation  : le paradoxe est que j’emploie ce mot en sachant pertinemment qu’il est historiquement inadéquat et intellectuellement malhonnête. En fait, la décolonisation n’a jamais existé, en tout cas telle que la vulgate, en Occident, l’a présentée. Mais j’ajoute immédiatement que, que cela plaise ou non, cet Occident a gagné la bataille des mots contre les populations anciennement colonisées et contre les éléments contestataires au sein des sociétés colonisatrices. C’est ainsi. Sans nous en réjouir, en sachant même que l’on se trompe, on l’emploiera tout de même.

Terme historiquement inadéquat et intellectuellement malhonnête, donc.

Interrogeons-nous en effet sur ce que signifie ce mot, décoloniser. Cela porte loin. Cela signifie que les puissances européennes ont toujours et partout conservé l’initiative historique. Elles ont colonisé lorsque cela était conforme à leur intérêt, puis ont maintenu le système, aussi longtemps que cela les arrangeait. Enfin, à un certain moment, elles ont décolonisé, selon toujours leur intérêt, au rythme et dans les formes choisis par elles.

On pourrait d’ailleurs étendre cette critique à ce qui touche à la période précédente, marquée par la traite des noirs  : l’homme blanc a esclavagisé, puis, toujours quand cela l’a arrangé, il a désesclavagisé – pardon pour les néologismes.

Je n’exagère pas. Tout un courant de l’historiographie – sans parler des politiciens et journalistes –, en France, en est resté là. En histoire de l’esclavage et de la colonisation, le péché majeur de la société française, l’intériorisation, souvent sincère, de la formule creuse France, pays des droits de l’homme, fait des ravages. Et son corollaire, la foi dans les grands hommes porteurs de l’émancipation.

C’est l’action des législateurs de la Révolution française, non celle des révoltés guadeloupéens, martiniquais ou, surtout, haïtiens, qui est présentée comme l’initiative historique qui a présidé à la première abolition, celle de 1793 (…). Franchissons un demi-siècle. En 1848, c’est l’action de Schœlcher, non la lutte des esclaves, qui est présentée comme la seule explication de la seconde abolition. (…) Au XXe siècle, à propos du processus de décolonisation, c’est exactement le même raisonnement qui est appliqué.

Ce serait donc Mendès France qui aurait été l’homme de la paix en Indochine, de Gaulle l’homme de la décolonisation pacifique de l’Afrique noire, avant d’être celui de la paix en Algérie… Raccourcis vertigineux, qui gomment derrière des formules imbéciles trois guerres coloniales (car on oublie allègrement, en France, celle qui présida à l’élimination de l’Union des populations du Cameroun, UPC, et à la mort de dizaines de milliers de Camerounais), trois guerres coloniales donc, avec leur cortège de tortures, de corvées de bois, d’élimination physique des patriotes, qui masquent également la répression, précisément en Afrique noire, contre le Rassemblement démocratique africain, l’emprisonnement de ses leaders, l’opposition farouche de De Gaulle à l’idée même de l’indépendance des colonies à Brazzaville (1944) et, dans les années qui ont suivi, la mise en place, par un ministre UDSR de la France d’outre-mer, François Mitterrand, dix ans avant les indépendances, de ce qui ne s’appelait pas encore la Françafrique, l’imposition de la balkanisation par un ministre socialiste, Gaston Defferre (loi-cadre de 1956), puis les manœuvres gaullistes, de communauté en communauté rénovée, pour repousser le plus loin possible les échéances…

La thèse sous-jacente est  : il y eut des Français racistes, des Français colonialistes, des Français chicoteurs, des Français napalmiseurs  ? Oui, hélas. Mais il y en eut tant d’autres lucides  ! Et, si les seconds l’emportèrent finalement, c’est bien que la vraie France, la France pays des droits de l’homme, la France éternelle, s’est réveillée, c’est à elle que reviennent logiquement les honneurs. Les méchants et les bons, singulière science historique  ! (…) Les premiers acteurs de la décolonisation furent les colonisés eux-mêmes. (…) Il est historiquement incontestable que les peuples colonisés se sont toujours opposés à la conquête, puis à la paix française, que les révoltes n’ont pas cessé (…). Ces révoltes et contestations prirent, après la Seconde Guerre mondiale, une dimension et, surtout, une généralisation, sans précédent. Partout, ce fut l’effervescence, comme si les peuples colonisés, que d’aveugles colonialistes croyaient endormis, avaient compris que les failles du système, désormais béantes, n’attendaient plus que d’être agrandies encore (…).

La libération de l’Afrique vint surtout de l’action de ses propres enfants. L’épopée du Rassemblement démocratique africain mériterait en soi une étude exhaustive. Le ciment idéologique de ce Rassemblement était un réel attachement à l’africanité, que l’on ne peut certes appeler toujours et partout nationalisme. En outre, la référence au marxisme, si elle était superficielle pour beaucoup – la suite l’a prouvé –, était réelle pour d’autres, symbolisée par le compagnonnage de route avec le PCF. Ce RDA, première organisation de masse (il dépassa le million d’adhérents) de l’histoire de l’Afrique contemporaine, préfiguration de ce qui aurait pu être une Afrique unifiée, fut en butte à une répression intense  : morts d’hommes lors des manifestations (…), éliminations physiques et/ou politiques d’opposants ou de dirigeants non malléables (…). Sans compter la guerre ouverte contre l’UPC et l’assassinat de ses dirigeants (…).

Insister sur cet aspect (…) me paraît indispensable. (…) La légende dorée d’une décolonisation pacifique de l’Afrique subsaharienne court encore en France, colportée par des politiciens, des intellectuels et des journalistes sans mémoire. À ceux-là, nous répondrons, paraphrasant un certain président, que bien des Français ne sont pas entrés dans l’histoire… critique.

Alain Ruscio


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