Aux Bahamas, entre ciel et terre

mercredi 15 septembre 2010.
 

Voyage en avion avec les financiers londoniens payés pour aider les entreprises à défiscaliser leurs revenus vers l’un de ces paradis fiscal.

Vous lisez une centaine d’articles sur les paradis fiscaux, et finalement vous vous rendez compte que vous ne savez rien sur cette finance offshore bombardée à grands jets de chromos sur les écrans du G20. Voyagez en classe affaires British Airways (BA) entre Londres et Nassau, capitale des Bahamas et l’un des royaumes de cet argent extraterritorialorial, et vous en aurez un excellent aperçu.

Première surprise, la partie business de l’avion affiche complet alors que l’économique est presque vide. Les hôtesses ont du mal à placer les bagages volumineux pris en cabine par des passagers à l’évidence pressés.

Le code vestimentaire de l’élite est strict : chemise, blue jeans griffés et mocassins. Le survêtement et les baskets seraient un manque d’éducation. Tout comme la cravate, les Church’s ou le stylo Montblanc agrafé à la poche qui trahissent le surclassé. En voyage, les représentants de la haute finance s’habillent "smart casual", décontracté mais bon chic bon genre.

SAUTEURS DE MÉRIDIENS

A l’heure de l’apéritif, ces sauteurs de méridiens, dont la moyenne annuelle de vols au compteur dépasse largement celle d’un pilote de ligne, boivent du jus de tomate plutôt que du champagne. Il faut garder les idées claires et surtout préserver sa silhouette. Il y a deux passagères au sourire avenant, style calculette, qui ont tout des gestionnaires de fonds.

L’autre incongruité dans cette assemblée de bourreaux du travail masculins, est un retraité américain à la peau tannée.

Le présentoir de magazines a un air macabre : la crise et encore la crise... Lire les hebdomadaires économiques serait malvenu. Il est recommandé de feuilleter, avec une nonchalance étudiée, les articles aguicheurs des revues de mode de vie des nantis, Harpers, Vanity Fair, GQ. Placé à proximité des toilettes, un montage photo représente le panorama de la City. Les financiers ne doivent jamais oublier leur mère nourricière, la place de Londres.

QUANT-À-SOI ET COHABITATION D’ÉGO

Que signifie cet air soucieux de l’occupant du siège 1A ? Sa serviette de cuir contiendrait-elle des liasses de dollars provenant du recyclage de l’argent sale dans la plus pure tradition du best-seller La Firme, de John Grisham ? Les amateurs de suspense seront déçus, car le voilà qui sort un dossier épais comme quatre ou cinq annuaires. Aujourd’hui, le financier off shore ne blanchit plus les fonds illicites. Il travaille au profit de gens qui gagnent des fortunes mais veulent payer le moins d’impôts possible en toute légalité en constituant des sociétés immatriculées dans un paradis fiscal.

Les sièges ne sont pas côte à côte, mais se font face. Après le décollage, c’est à qui sera le premier à installer l’écran spécial en accordéon l’isolant complètement de son voisin. La formule rituelle est "Cela ne vous dérange pas ?", à laquelle vous répondez, en choisissant soigneusement vos mots : "Pas du tout, au contraire." Rencontrer le regard d’un inconnu, lui parler est un champ miné de nuances, comme le savait le colonel Bramble, d’André Maurois. Mieux vaut garder son quant-à-soi, respecter celui de l’autre, et la cohabitation des divers ego dans le sanctuaire d’une classe affaires long-courrier reste supportable.

Au moment du repas, un homme d’affaires guindé fait une chose extraordinaire pour un Anglais : s’adresser à un autre passager. "Cela vous ennuie-t-il de changer votre hors-d’oeuvre, car je déteste les crevettes, et il n’y a plus de quiche." Après cet éclair d’humanité murmuré entre les dents, il replace illico la séparation avant de se concentrer sur l’écran de télévision. Personne ne lit de livre.

HONORAIRES FACTURÉS À L’HEURE

La revue maison High Life fait état d’une petite révolution, à savoir un système permettant d’envoyer des SMS et des courriels lors d’un vol. Ce nouveau service devrait être disponible dès l’automne à bord de la future navette transatlantique BA, 100 % classe business, entre Londres-City et New York JFK. Pour gagner du temps, le contrôle douanier aura lieu à l’escale de Shannon, en Irlande.

British Airways et la mondialisation, c’est cousin cousine. Le voyageur qui débarque au nouveau terminal Cinq de l’aéroport d’Heathrow, entièrement réservé à la compagnie britannique, éprouve en effet une sorte de vertige : 220 vols quotidiens, deux et bientôt trois aérogares et six salons de première. Victime de la crise mondiale et de la désaffection de la clientèle d’affaires, le transporteur a certes enregistré une lourde perte pour l’exercice 2008-2009. Néanmoins, les lignes vers les places financières des Antilles, du Proche-Orient et d’Asie résistent au ressac. Genève, Dublin ou Gibraltar aussi, Dieu merci.

Vues d’avion, les Bahamas ressemblent à une série de rochers isolés au milieu d’une mer de saphir. Après l’atterrissage, Ray-Ban sur le nez, valise de marque à roulettes à la main, les banquiers se précipitent vers la sortie de l’Airbus. Il faut impérativement être le premier à se présenter devant les douaniers, qui examinent respectueusement les papiers des riches. La limousine avec chauffeur, qui les attend bien sûr, ne les emmène pas à l’hôtel, mais dans un spacieux duplex avec vue sur la plage blanche interminable. Sur le balcon tout en longueur, ils porteront un verre de rhum à leurs lèvres en songeant aux listings de clients et aux honoraires facturés à l’heure.

Marc Roche

Publié le 26 mai 2009 à 14h48 - Mis à jour le 22 janvier 2014 à 10h25


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