Grèce : de la mythologie capitaliste à la tragédie grecque, aux origines de la crise hélénique

vendredi 23 juillet 2010.
 

La Grèce a fini par frapper à la porte du Fonds monétaire international et le plan Union européenne-FMI de sauvetage de l’économie hellénique a été mis en route, après une déclaration lyrique du Premier ministre, comparant la nouvelle période historique s’ouvrant pour le pays au voyage d’Ulysse  ! Alors que règne dans le pays une atmosphère lourde et instable, il est indispensable, pour comprendre la crise grecque, de la replacer dans son contexte international.

par GEROTZIAFAS Grigoris, SAKELAROPOULOS Spiros

Seul un angle de vision global est à même d’expliquer les mécanismes sous-jacents de la crise hellénique, étroitement reliés aux ef fets de la crise mondiale et de l’intégration européenne. Il permet aussi de combattre la mythologie qui domine les interprétations et conduit à présenter les choix politiques actuels comme une voie unique, sans alter native possible.

Contrairement à ces interprétations, la crise grecque n’est pas liée à une augmentation immodérée des salaires. Elle n’est pas non plus le résultat d’une baisse des exportations, et les problèmes que connaît le pays ne sont pas aussi graves et profonds qu’ils le conduiraient au bord de la faillite. En revanche, trois facteurs profonds ont interagi pour produire la situation actuelle  : le processus d’insertion du capitalisme grec dans la division internationale du travail a atteint ses limites  ; la crise de l’intégration à la monnaie européenne a ébranlé l’économie hellénique  ; la Grèce est aujourd’hui la cible de l’acharnement des forces capitalistes à imposer au niveau international leur modèle de répartition des richesses.

Des mythes en série

La situation de l’économie grecque n’est pas aussi dramatique qu’on veut bien la représenter. Les indices macroéconomiques sont certes très négatifs, mais pas davantage que ceux d’autres pays occidentaux.

Ainsi, le fameux déficit public atteint 12, 9 % du PIB, mais il est de 12, 5 % aux États-Unis et de 10, 9 % au Japon. L’État grec n’est pas aussi gaspilleur qu’on l’affirme. Arrêtons la mythologie  : le secteur public, c’est 18 % de la population active et des dépenses représentant 14 % du PIB. En France, il compte pour 25 % des actifs et 25 % du PIB. Le total des dépenses publiques  ? Elles représentent 50 % du PIB, comme dans beaucoup d’autres pays de la zone euro. La dette publique grecque, à 113, 4 % du PIB, est quant à elle de l’ordre de celle des États-Unis (100 %) ou de l’Italie (plus de 100 %), tandis que la dette japo naise avoisine les 200 %.

La dette globale (publique et privée) hellénique s’élève à 179 % du PIB, quand la moyenne de la zone euro est de 175 % et que la dette globale de l’Italie, de l’Espagne et des Pays-Bas atteint respectivement 194 %, 207 % et 234 % du PIB. Les 50 milliards d’euros dont la Grèce a besoin cette année pour financer son déficit représentent évidemment une somme colossale, pour laquelle le plan UE-FMI a été mis en œuvre. Mais ce montant est relativement modeste si on le compare avec le total des emprunts prévus cette année par la Belgique (100mil liards) ou par l’Italie (400 milliards). Évidemment, rechercher de telles sommes sur les marchés financiers en période de crise financière est une entreprise à haut risque. Mais si la situation budgétaire de la Grèce n’est pas idyllique, elle reste comparable à celle d’autres pays européens.

Un deuxième mythe est celui selon lequel les salaires grecs auraient été fortement augmentés durant les quinze dernières années, ce qui expliquerait l’accélération de la crise. Il est vrai qu’il y a eu pendant cette période une hausse des salaires nominaux. Mais il en va autrement des salaires réels, dans la mesure où l’augmentation a été rongée par l’inflation, en particulier celle qui a touché les produits de consommation populaire les plus cou rants. Par ailleurs, la hausse observée du salaire moyen n’est pas vraiment repré sentative de la réalité, puisqu’elle résulte aussi en partie du boom des bonus et autres parachutes dorés. Enfin, les chiffres qui rendent compte d’une augmentation en valeur absolue intègrent le développement significatif des heures supplé mentaires.

La convergence des salaires vers la moyen ne de la zone euro (de 14 %) est nettement inférieure à la convergence de la productivité du travail (19 %). La part des salaires dans le PIB a reculé, de 56 % en 1995 à 54 % en 2008. Autrement dit, la répartition des richesses entre le travail et le capital continue d’évoluer en faveur de ce dernier. Cette situation se reflète dans la détérioration des conditions d’existence des classes populaires helléniques. À no ter que le taux d’épargne annuel des salariés est passé de 14, 1 % en 1996 à 8, 9 % du salaire en 2004. En 2006, 21 % de la population vivaient sous le seuil de pauvreté. Cette proportion est désormais de 23 %, faisant de la Grèce le pays de la zone euro qui compte le taux le plus élevé de pauvres.

Un troisième mythe est la prétendue diminution des exportations, qui serait liée à une augmentation des coûts du travail. Cet argument n’est pas recevable car, comme cela a été démontré, il n’y a pas eu en Grèce d’augmentation significative des salaires. D’autre part, les données économiques ne justifient pas l’idée qui est donnée d’un effondrement des exportations. Entre 1960 et 1989, les exportations représentaient 33 % des importations du pays. Ce déséquilibre structurel reflète les défauts de compétitivité du capitalisme grec. Le glisse ment progressif qui a été observé, après l’en trée de la Grèce dans la zone euro, dans le sens d’une détérioration accrue du rapport exportations/importations, ma ni feste la pression exprimée sur le capitalisme grec par les pays européens dont les économies sont plus compétitives.

Pour récapituler, l’ensemble de ces données montre que la Grèce est un des pays les plus pauvres de la zone euro, dans lequel le rapport entre capital et travail est le plus défavorable à ce dernier.

Des modalités particulières d’insertion capitaliste

Il ne suffit cependant pas de démolir la mythologie de la culpabilité collective du peuple grec, ainsi que de la supposée faillite de l’économie nationale. Il convient aussi d’expo­ser les véritables causes de la crise, pour comprendre non seulement la situation actuelle, mais aussi pourquoi le peuple grec est devenu un modèle d’application quasi expérimentale des politiques de dérégulation du marché du travail et de démantèlement des droits sociaux et démocratiques.

Pour situer les origines de la crise hellénique, il faut revenir sur le mode d’insertion du capitalisme grec dans la division internationale du travail, choisi par la bourgeoisie du pays après la Deuxième Guerre mondiale. Les pivots du développement capitaliste en Grèce ont été l’économie d’armement (de navires) - la Grèce est toujours classée parmi les grandes puissances navales dans le monde, le bâtiment (travaux publics et construction privée) et le tourisme. L’insertion du pays dans l’Union européenne a favorisé le développement de ces secteurs. La place de l’industrie a toujours été secondaire.

Dans les années 1990, la victoire du néolibéralisme à l’échelle internationale a eu pour conséquence une accentuation de la pression sur la compétitivité du capitalisme grec. La bourgeoisie hellénique n’a pas modifié son plan stratégique de développement, n’a pas impulsé de transformation technologique ni de restructuration/modernisation de l’organisation du travail. Au contraire, le développement capitaliste s’est poursuivi sur le même modèle, avec une augmentation de l’exploitation du travail et l’intégration au marché du travail de l’immigration clandestine. Cette stratégie a été renforcée à travers l’organisation des jeux Olympiques de 2004.

Dans ce contexte d’exploitation accrue des salariés, des mécanismes d’intégration de secteurs des couches moyennes de la société dans la coalition du pouvoir dominant ont été mis en place et appliqués. La corruption dans les travaux publics, l’économie parallèle et l’imbrication entre la bourgeoisie et l’État sont les principaux moyens qui ont servi à incorporer un secteur non négligeable de la petite-bourgeoisie dans le processus de modification des rapports entre capital et travail en faveur du premier, avec pour corollaire une marginalisation des classes populaires.

Crise financière et zone euro

Mais la période idyllique du capitalisme grec a pris fin avec le déclenchement de la crise financière internationale. La diminution des ressources en provenance de l’Union européenne, la baisse des impôts issus des revenus du tourisme, l’augmentation consi­dérable du coût des travaux publics, liée à des phénomènes de corruption, tout cela associé au montant énorme des dépenses militaires, figurent parmi les facteurs déclen­cheurs de la crise.

Dans le même temps, l’intégration de la Grèce dans la zone euro a privé la classe dirigeante de ses moyens monétaires de régulation de l’économie nationale. L’asso­ciation à l’euro a des effets cata stro phiques sur la compétitivité du capitalisme grec vis-à-vis des autres formations capitalistes européennes, en particulier l’Allemagne et la France. Les phénomènes de régression économique s’aggravent depuis 2005. Selon les estimations, le PIB baissera de 2 % en 2010.

Ces évolutions négatives liées à la perte de compétitivité ont évidemment des consé­quences sur la dette publique grecque. Depuis 2006, la part du budget consacré au remboursement de la dette augmente constamment, et une accé lération s’est produite en 2009. La dette publique est un facteur déclenchant majeur d’une crise stratégique du capitalisme grec.

Dans un environnement de récession mondiale, cette crise ne peut pas avoir uniquement des conséquences locales. L’impuissance de la bourgeoisie grecque à élaborer une stratégie de réorganisation de l’économie provoque un effondrement de la confiance des marchés financiers. Parallèlement, la concurrence interimpérialiste et la nature de l’euro transforment la crise grecque en une crise de la zone euro dans son ensemble. À l’intérieur de cette zone, cette évolution a mis en évidence les intérêts divergents entre la France et l’Allemagne, conduisant à des positions différentes. Dans le même temps, ces expressions de concurrence inter-impérialiste aggravent davantage l’instabilité du capitalisme grec.

L’actuelle période de crise et de baisse radicale du taux de profit capitaliste conduit à une accélération des attaques contre les acquis sociaux. Pour la bourgeoisie, la crise est clairement une occasion de modifier les rapports capital/travail au détriment des salariés. La grande question, qui aura des conséquences au niveau européen, est celle de la réaction du peuple grec et des luttes du mouvement ouvrier. La réponse des travailleurs grecs pourrait devenir le levier d’un bouleversement radical des stratégies de sortie de crise à l’échelle de l’Europe.

Grigoris Gerotziafas et Spiros Sakelaropoulos.


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