De Bettencourt à Karachi, l’obsolescence de notre démocratie

mercredi 14 juillet 2010.
 

samedi 10 juillet 2010 (17h29)

Décidément, toute cette affaire me plaît énormément : à elle seule elle suffit à démontrer l’obsolescence de notre démocratie. Tout d’abord, il y a le premier procès : une vieille femme immensément riche, en procès avec sa propre fille au sujet d’un homme qui aurait reçu de l’argent de sa part... la vieille est-elle sénile ou folle, voilà toute la question que se posaient il y a peu, conjointement, la presse à scandales et la justice. Comme symbole d’indécence familiale, de décadence morale au profit d’un capitalisme sans pitié, les héritiers de cette grande famille se déchirent des milliards en public, sous couvert d’une protection morale et affectueuse de la part de la plus jeune envers la plus vieille.

Mais aujourd’hui, tout a changé. On apprend que les conseillers de cette personne sont susceptibles d’une part d’avoir organisé l’évasion fiscale d’une partie de sa fortune, et d’une autre d’avoir financé illégalement certains partis politiques, dont celui de l’actuel président. Il y a plusieurs choses à dire à ce sujet, et qui sont très révélatrices du fonctionnement de notre démocratie, et même de la réalité du monde d’aujourd’hui. Premièrement, on est en droit de s’interroger sur les leçons qui ont été tirées de la crise...les paradis fiscaux existent bel et bien, et ne sont sans doute pas prêts d’être interdits : ils ont le double avantage d’économiser de l’argent, mais aussi et surtout de permettre le financement de certaines activités, licites ou non. Deuxièmement, on s’aperçoit à quel point les politiques sont hypocrites et injustes, car non seulement ils nous ont trompé sur le coup des paradis fiscaux, mais en plus ils ont permis à cette dame, par l’intermédiaire du bouclier fiscale (et en plus de l’évasion fiscale donc), de toucher la coquette somme de 30 millions d’euros ; rien de moins qu’un euro-million, par an si j’ai bien compris.

Le décalage qui existe entre le commun des mortels et ce genre de personnalités est effarant, et donne le vertige. Mais le pire est que c’est à ces gens que reviennent tous les avantages, et ce sont eux qui s’enrichissent chaque jour un peu plus de notre appauvrissement.

Quelle indécence que de pouvoir avouer cela publiquement, et pourtant sans provoquer de révolte de la part du peuple !

Et ce n’est pas tout. En plus de cela, on apprend que l’intermédiaire de ces financements serait le ministre du travail, qui non content de lutter contre la fraude fiscale sans répit, laisse sa femme travailler dans le cabinet de gestion de la fortune de la dame susnommée...en d’autres termes, d’organiser son évasion fiscale. Mais nous sommes en droit d’espérer que ce couple ne parle pas « boulot » à table, secret professionnel, non ?

Voilà où nous en sommes ou à peu près, environ trois semaines après les premières révélations à ce sujet. Un procureur, ami du président, a pris l’affaire en main. Cet homme, qui seul a le pouvoir de classer l’affaire ou de nommer un juge d’instruction, est lui-même, à ce qu’il paraît, cité dans les enregistrements pirates à l’origine de cette affaire. Beaucoup s’en émeuvent, mais pourtant les collusions ne s’arrêtent pas là. Si on y regarde de plus prêt, on verra rapidement que le pouvoir politique est pour ainsi dire en très bons termes avec tout ce que le pays compte d’influents. les amis du président sont de grands magistrats, de grands chefs d’entreprises, de grands personnages influents, et tout ce petit monde se connaît bien. Effet de transparence ou d’opacité ? On remarque aussi rapidement que la justice est en pleine mutation, et on comprend mieux à quoi servira la suppression annoncée du juge d’instruction. De telles affaires n’apparaîtront sans doute plus une fois la justice mise sous dépendance, et pour couronner le tout, même si il s’avérait exact que la campagne présidentielle ait été financée illégalement, le gouvernement a déjà pris soin, à travers la modification constitutionnelle du début de mandat, de protéger le président de toute attaque judiciaire. Si on ajoute à cela que les amendes maximum prévues par la loi sont inférieures aux sommes gagnées par certaines malversations, ou la loi concernant les délits de « prise illégale d’intérêts » qui a déjà été modifiée, on imagine bien que le président, comme la plupart des gens impliqués dans cette affaire, n’ont pas grand chose à craindre...

Alors pourquoi se défendre de la sorte ?

Et bien gouverner c’est certes prévoir, mais également savoir profiter de toutes les opportunités. Car en effet, toute cette histoire semble bien n’être qu’une vaste fumisterie, dont le gouvernement tente de se servir pour attaquer encore un peu plus nos libertés. A travers cet écran de fumée, on peut entrevoir la future mise au pas de la presse, très critiquée par le gouvernement ; ainsi qu’internet, dont la puissance de frappe et la rapidité d’action sont à craindre. D’ici peu nous pouvons nous attendre à voir des propositions de lois concernant la liberté de la presse fleurir comme en Italie, et un renforcement du contrôle de l’information. La droite et la gauche voteront celles-ci comme un seul homme, juste pour nous éclairer un peu plus sur l’état de notre démocratie. Et la presse se soumettra aussi, au nom d’une loi imposée par l’illusion démocratique.

Et pendant ce temps-là, les équipes du gouvernement sont au travail, et les députés continuent de voter. La loi sur la burqa a été adoptée sans faire de vagues, et la réforme des retraites avance sans nous. Même les niches fiscales à vocation sociale ou les allocations logement vont sauter, et personne n’est là pour en parler.

Ensuite, cette affaire tombe à pic pour remplacer la désaffection pour la coupe du monde, et permet d’oublier d’autres sujets brûlants, d’autres affaires impliquant des sommes beaucoup plus importantes, des armes et même des morts. L’affaire Karachi, dont on a très vite enterré le rapport, semble devoir être la grande gagnante de toute cette sombre histoire : car une fois l’affaire Bettencourt remisée au placard et les dispositions législatives prises pour protéger les suspects de la première affaire (la plus importante), les portes seront fermées pour l’enquête, et verrouillées pour la presse. Ainsi, quand tout cela sera terminé et que les esprits se seront apaisés, nous ne penserons plus ni à Bettencourt, ni à Karachi, et encore moins à la taupe, celle qui distille une à une les informations dans la presse.

Nous n’aurons plus alors qu’à nous poser une seule question : comment avons-nous pu laisser faire cela ?

Caleb Irri


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