Sur le concept de minorité

jeudi 16 novembre 2006.
 

1 - Origine et évolution du concept de minorité

Le monde recèle un nombre considérable de petits groupes ethniques ou culturels éparpillés à l’ombre de majorités généralement indifférentes. Pour bien saisir la problématique des minorités dispersées, il faut la replacer dans son contexte.

Bien que, dans l’acception actuelle, le concept de minorité soit de création relativement récente, des groupes de langue et de culture différente ont toujours vécu plus ou moins dispersées au sein de la population majoritaire. Sans remonter au Royaume de Sumer où à l’Egypte pharaonique, notons que le grand duché de Lituanie garantissait dès le XIV° siècle une protection spécifique aux Juifs, aux Karaïtes et aux Tatars.

Ces protections, donc le présupposé et le corollaire était le plus souvent le caractère "inférieur " du groupe minoritaire, ne constituaient au demeurant qu’une concession volontaire du souverain, et représentait de sa part une manifestation de "tolérance" (où du sens bien compris de son intérêt).

Ceci étant, il faut dire qu’avant l’apparition des revendications identitaires dans la foulée des mouvements romantiques à la fin du XVIII° siècle, l’ethnicité jouait un rôle secondaire au sein d’Etats soudés par le principe de légitimité monarchique ou d’appartenance religieuse. Très tôt en Europe, en vertu de l’adage "Cujus egio, ejus religio", les peuples ont été censés adopter la religion de leur souverain. Même si, en pratique, cette règle comportait nombre d’exceptions, il en résultait que la notion même de minorité ne pouvait alors avoir d’autre signification que religieuse.

La "question des minorités nationales et ethniques" est en fait la résultante des éveils identitaires des peuples de l’Europe médiane au XIX° siècle et c’est d’ailleurs à travers l’histoire des éveils nationaux centre-européens que nous essayerons de cerner cette version bien particulière de l’altérité collective qu’est le vécu minoritaire notamment dans sa forme dispersée.

L’Europe Médiane ou l’origine du questionnement minoritaire

L’Europe centrale, orientale et balkanique constitue historiquement à la fois un enchevètrement de minorités.

Les éveils nationaux

Après les éveils nationaux serbes et grecs, les révolutions de 1848 marquent en Europe centrale et orientale le premier véritable soulèvement des peuples contre le principe de légitimité monarchique. Parti de Vienne en mars 1848, ce "printemps des peuples" ébranle l’édifice centre-européen et voit les principales nations de l’Empire des Habsbourg rechercher soudain une vie nationale propre. En dépit de l’écrasement des révolutions populaires à Prague et Vienne, le mouvement fait tache d’huile dans la région.

En Russie, la "Renaissance Nationale" au XIX° siècle (elle débute en fait vers 1815) s’est largement réalisée contre l’Occident assimilé à la communauté juive présentée comme apatride, "cosmopolite", affairiste et révolutionnaire. Or, pour des raisons historiques, l’importante communauté juive habitait surtout la "zone de peuplement" autorisée de l’Empire russe située aux confins de l’Autriche-Hongrie. Sa présence au coeur des zones d’éveil culturel et national des peuples slaves : Russie, Ukraine occidentale (Galicie, Ruthénie) et Pologne transforma les Juifs en boucs émissaires.

Notons d’ailleurs qu’au même moment et sur les mêmes lieux la communauté juive vivait elle-même une remarquable période d’expansion culturelle et nationale. La Haskala (philosophie juive des lumières) y connaîtra certains de ses sommets, le Bund (fondé à Vilnius en 1897) et le sionisme s’y développeront brillamment et la littérature yiddish née à cette période constitue toujours un phare.

Après cet échec du premier "printemps des peuples" en apparence, les absolutismes impériaux reprirent comme si rien ne s’était passé leur cheminement séculaire, mais pour les nationalités prisonnières de ces "prisons de peuples" que constituaient ces empires, la vision du monde n’était désormais plus la même.

Les jeunes Etats d’Europe médiane

Quelques décennies après 1848, un certain nombre de peuples accédèrent à l’indépendance. Sont ainsi successivement apparus entre les années 1860-1880 : la Bulgarie et la Roumanie, en 1912 : Albanie. La plupart de ces nouveaux Etats, se voulant des Etats-nations à l’occidentale comportent eux même nombre de minorités souvent éparpillées.

Les traités de paix imposés aux vaincus après la grande guerre poursuivront l’évolution et verront l’émancipation nationale d’un certain nombre de peuples de taille moyenne : la Hongrie, les Pays Baltes, la Tchécoslovaquie, l’Ukraine et la Bielorussie. Dans le Caucase : l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Georgie. Certains, comme les cinq derniers n’eurent alors qu’une très éphémère souveraineté. Malheureusement ces nouveaux Etats à vocation d’Etats-nations (d’inspiration française), n’ont guère de références étatiques nationales et sont eux aussi - pour des raisons que l’on verra plus loin- souvent truffés de minorités explosives : Allemands de Tchécoslovaquie, Hongrois de Transylvanie attibués à la Roumanie, Turcs de Bulgarie ....

La vie politique nationale de la plupart des Etats d’Europe centrale et orientale est donc récente. Le cadre humain et culturel de vie des peuples en question a, pour l’essentiel, pendant des siècles été celui des trois Empires, Autrichien (Hongrie, Slovénie, Croatie ...), Ottoman (Caucase, Serbie, Bulgarie ...) et Russe (Pologne, Etats Baltes, Ukraine...) dont - surtout pour les deux derniers - ni la liberté et la prospérité des citoyens, ni le respect des minorités n’ont jamais été les préoccupations majeures. Dans l’ensemble, à part quelques zones de prospérité -surtout en Bohème d’ailleurs- l’Europe médiane restait dans l’ensemble au lendemain de la Grande Guerre une zone de pauvreté et même, dans de nombreux cas, de misère.

Dans ces conditions, bien avant que le "rideau de fer" ne s’abatte sur l’Europe en 1947-1948, la démocratie initialement inscrite dans les constitutions des nouveaux Etats d’Europe centrale avait - instabilité oblige - déja connu d’audacieux "aménagements".

L’Europe Nouvelle des nazis (1938-1945) et ses suites

A partir de 1938, la politique hitlérienne consacra en effet brièvement un nouveau partage de l’Europe centrale selon les principes ethnistes chers aux théoriciens allemands. La Transylvanie redevint en partie hongroise et des Etats nationaux "protégés" par l’Allemagne nazie apparurent en Croatie et en Slovaquie sous la conduite de "chefs" locaux. La Croatie oustachie laissa notamment un douloureux souvenir pogromiste, alors que l’ensemble des peuples des Balkans, livrés aux haines ethniques, s’entremassacraient en entrainant d’innombrables déplacements de population.

Plus à l’Est (Russie, Ukraine) des soi-disant "armées de libération nationales" levées par les Allemands parmi les millions de déserteurs ou de prisonniers "ethniques" de l’armée soviétique lassés de la terreur rouge perpétueront de leur côté d’innombrables massacres.

Pour finir, à la fin de la guerre, alors que la paix était revenue sur l’Europe dévastée, les vainqueurs choisissent de règler le problème des minorités de façon "définitive" et radicale. En quelques mois, près de dix millions d’Allemands seront en effet brutalement chassés de leurs territoires traditionnels devenus, du jour au lendemain soviétiques, polonais ou tchèques (les Accords de Potsdam d’août 1945 parlent de "déportations humaines et ordonnées"). Dans ce processus que nous qualifierions aujourd’hui de "nettoyage ethnique", deux millions de civils laisseront leur vie.

Plus à l’Est, des millions de Polonais durent de même quitter sans espoir de retour leurs villes et leurs villages d’Ukraine et de Biélorussie pour venir occuper les maisons que les Allemands venaient d’abandonner en Poméranie et Silésie attribuées à la nouvelle Pologne ainsi transfèrée de trois-cents kilomètres vers l’Est au bénéfice de l’Union Soviétique.

C’est que l’Europe de l’Est tombe après la seconde guerre mondiale sous la coupe de ce même communisme qui, depuis la victoire des Bolcheviques sur les Blancs règnait déjà de Brest-Litovsk à Vladivostock. En matière de nationalités, les communistes ont, au demeurant, nous le verrons, développé des approches tant théoriques que pratiques, très particulières.

Eléments de la problématique minoritaire et Europe médiane

La situation des minorités dans l’Europe médiane sera déterminante en ce qui concerne les réflexions géopolitiques et juridiques qui suivent tant il est vrai que c’est dans cette région que se situe aujourd’hui comme hier l’épicentre de la problématique minoritaire.

Des crises enchevètrées

De la Moldavie à la Thrace, de l’Estonie à la Macédoine, l’Europe bruisse aujourd’hui de tensions ethniques et nationales opposant des peuples à des Etats ou des Etats entre eux à propos de minorités. Or nombre de ces foyers de tension sont, susceptibles de devenir, source de crispation nationaliste de la part de la majorité ethnique risquant ainsi de dégénèrer en affrontement. Ce retour aux vieux démons s’effectue souvent avec une vigueur nouvelle nourrie par le fait que l’absence d’autre "mythe collectif" immédiatement disponible laisse le champ libre au bouillonnement incontrolé des nationalismes. Plutôt que de dresser un catalogue des conflits, nous avons tenté un essai de classification des affrontements potentiels ; quelques cas caractéristiques nous serviront d’exemples .

Querelles frontalières et minorités dispersées La Roumanie offre ici un bon exemple. La Transylvanie et le Banat roumain (région de Timisoara-Temesvar) constituent depuis fort longtemps une pomme de discorde entre Roumains et Hongrois. Aujourd’hui, après avoir été une principauté indépendante puis sous tutelle hongroise, la région est roumaine depuis la fin de la première guerre mondiale. Elle comprend une population rurale roumaine orthodoxe avec de fortes concentrations urbaines magyares, et dans une certaine mesure, allemandes, souvent protestantes.

Considérée par les Hongrois comme le berceau de la nation (seule région demeurée véritablement hongroise pendant les trois siècles d’occupation Ottomane) elle est au contraire vue par les Roumains comme le refuge sacré des anciens Daces (puis des Valaques) contre slavisation et ottomanisation. Le malheur est que, dans leurs grandes lignes, les deux histoires sont vraies et que, bien qu’ils aient cohabité harmonieusement pendant des siècles, aucun des deux peuples ne reconnait aujourd’hui les "titres de propriété" de l’autre. Cette crise larvée est heureusement aujourd’hui relativement controlée par les efforts conjoints des deux capitales concernées et des organisations européennes et des accords ont étés signés entre Budapest et Bucarest .

Des conflits gigognes Nous écartant un instant de l’Europe médiane, nous choisirons ici l’exemple " exotique " du Québec, qui illustre bien une situation d’imbrication de revendications identitaires. La majorité francophone de la " Belle province " fait figure de minorité au sein du Canada anglophone et, à ce titre, elle réclame une francisation de la vie publique selon la "Loi 101" qui fait du Québec une province francophone.

Cette francisation est contestée par la minorité anglophone de la province qui, exhipant de ses droits historiques se prétend - et pas toujours à tort - discriminée. Plus embarassant pour les souverainistes, elle se voit activement soutenue dans sa lutte par les populations autochtones (Indiens, Inuits) qui, au nom des Droits de l’homme protestent contre l’obligation d’utiliser le français, langue minoritaire dans un ensemble majoritairement anglophone ou l’anglais est en outre la langue des affaires. Allant plus loin, les autochtones demandent que leurs langues ethniques aient la première place dans leurs "régions ethniques" dont ils réclament l’autonomie si ce n’est l’indépendance. La logique identitaire des nationalistes québéquois francophones se trouve ici prise à son propre piège et, dans leurs échanges avec les nationalistes infra-provinciaux, leur langage perd beaucoup de la sympathique tonalité libertaire que nous leur connaissons.

Une situation fluide La chute des régimes marxistes a laissé les peuples d’Europe Centrale seuls face à eux-mêmes, à leur détresse économique et à leurs vieux démons. Contrairement aux Occidentaux façonnés par quatre décennies de vie démocratique et de progrès économique certains peuples de l’Est ont conservé une "immaturité" économique mais aussi une virulence nationale intacte et une disponibilité totale. On assiste donc dans certains cas à une potentialisation des tensions résultant d’héritages nationaux et communistes évoqués ci-dessus ; les frustrations sociales actuelles venant raviver les vieilles rancunes nationales et la haine des minorités. C’est parfois une véritable course de vitesse qui se déroule entre les dérives nationalistes des majorités et l’établissement d’un état de droit, assorti de l’investissement dans les affaires et son corollaire le décollage économique qui heureusement caractérise déja une bonne partie de la région.

2) TYPOLOGIE DES SITUATIONS MINORITAIRES

La question des minorités est de celles qui, pour des raisons diverses, permettent rarement de parvenir à un consensus. Depuis des décennies des monceaux de documents sur le sujet ont été produits par les organisations internationales et les parties en cause ne sont parvenues à se mettre d’accord sur aucune définition, concluant en général que si l’on voulait atteindre un minimum d’accord, il était préférable de laisser cette question de côté.

Nature des minorités

En dépit des difficultés rappelées ci-dessus, il faut, à ce stade, tenter de cerner les principaux concepts clés de l’approche traditionnelle de la matière. On distingue un certain nombre de types minoritaires regroupés sous les étiquettes suivantes :

Minorités religieuses

Ce sont évidemment a priori les plus faciles à définir. En Italie, les protestants sont ainsi une minorité religieuse comme les Chrétiens le sont au Liban ou les Boudhistes en France. Ceci étant cette simplicité n’est qu’apparente et de nombreuses nuances viennent compliquer l’analyse. Ainsi, en Hongrie, les Juifs refusent par exemple d’être considèrés comme une minorité alors que leurs homologues de la toute proche Ukraine subcarpathique revendiquent au contraire cette qualité. De nombreux Occidentaux s’insurgent contre la mention "Juif" figurant dans les documents officiels de certains Etats d’Europe orientale alors que cette inscription est demandée par les intéressés dans les régions ou les Juifs sont traditionnellement considèrés comme constituant une nationalité.

Minorités culturelles

Initialement, dans les années soixante, les spécialistes ont forgé le terme de " minorité culturelle " pour combler un vide dans la terminologie existante. Il apparaissait en effet difficile d’identifier un groupe comme les Juifs qui vivent en diaspora (si l’on fait abstraction de l’Etat d’Israël), n’ont pas de langue commune et sont évidemment loin de tous se réclamer d’une appartenance religieuse. Et pourtant, ils existent et ont une conscience communautaire. On a donc créé une nouvelle catégorie applicable à un certain nombre de groupes trouvant mal leur place dans les catégories existantes tels les Bahaï ou les Roms (Gitans).

Minorités linguistiques

Comme les minorités religieuses, les minorités linguistiques sont a priori faciles à définir, il s’agit de groupes parlant une langue différente de celle de la majorité. Les Galiciens en Espagne, les Assyro-chaldéens en Irak, les Karaïmes en Lituanie ou les Berbères en Algérie sont des minorités linguistiques.

Cependant, dès que l’on y regarde de plus près, la situation se complique. Qu’en est il par exemple dans les cas fréquents de diglossie ou la langue de référence est en voie d’érosion sous l’effet d’une politique assimilatrice de l’Etat dominant ? Ceux qui perdent progressivement l’usage de la langue cessent-ils d’appartenir au groupe ? Les Karaïmes en voie de lituanisation avancée appartiennent-ils encore à la minorité linguistique karaïme ?

Minorités ethniques

Après la seconde guerre mondiale, l’ethnie a longtemps été le terme clé en matière de sociologie des minorités. En un temps ou le concept en cause n’avait pas été discrédité par l’usage qu’en firent ultèrieurement les anthropologues d’extrême droite, c’est lui qui servait à désigner ce qu’au XIX° siècle on aurait appelé "race". Dans les années 1970, il devient d’usage général.

Il existe deux définitions du concept. Selon la plus étroite de celles-ci, il s’agit d’ "un groupe d’individus partageant la même langue maternelle", ce que les linguistes appellent parfois aujourd’hui GLM (groupe de langue maternelle). L’ensemble des Sorabes constituerait ainsi l’ethnie sorabe. Ceci étant, du fait de l’amenuisement du nombre de locuteurs, l’ethnie sorabe serait en difficile posture. On a donc cherché une acception plus large.

Selon celle-ci, l’ethnie est définie comme "un groupe d’individus liés par un complexe de caractères communs-anthropologiques, linguistiques, politico-historiques, etc. dont l’association constitue un système propre, une structure culturelle : une culture ". Il résulte notamment de cette définition que la perte de la langue maternelle n’exclut plus l’appartenance à l’ethnie ; on peut être un Kabyle acculturé tout en continuant à appartenir à l’ethnie berbère.

Ces définitions, outre les questions "politiques" évoquées ci-dessus se sont heurtées à un certain nombre de problèmes d’ordre scientifique. Par exemple, qui avancerait, en vertu du fait que les Béninois et les Savoisiens parlent également français, qu’ils appartiennent à la même ethnie ? Ces difficultés ont contribué à marginaliser le terme d’ethnie depuis une dizaine d’années privant le vocabulaire d’un concept bien commode.

En tout cas, la minorité ethnique exige la présence - même à l’état de survivance comme en Irlande - d’une langue s’identifiant au groupe et ledit groupe, pour être qualifé de minorité ethnique doit vivre en situation minoritaire et ne pas avoir généralement une conscience nationale développée au quel cas, il vaudrait mieux parler de minorité nationale.

Une sous-catégorie très répandue (et particulièrement pertinente ici) de la minorité ethnique est l’"ethnie sans Etat" : "petite collectivité sous forme d’isolat devant défendre seule une langue parlée nulle part ailleurs" selon l’heureuse formule d’A.L Sanguin. Appartiennent à cette catégorie des groupes aussi divers que les Gallois, les Frioulans, les Samis (Lapons), les Sorabes (Serbes de Lusace), les Pomaks de Bulgarie, les Tchamidès de l’Empire grec ou les Mariis de l’Oural.

Minorités nationales

Selon la définition de Guy Héraud, qui est aujourd’hui largement reçue, la minorité nationale est une collectivité vivant au sein d’un autre Etat que l’Etat éponyme et dont les membres sont "conscientisés", c’est à dire, ont le sentiment d’ "appartenir à une nation qui n’est pas la nation support de l’Etat". Le "minoritaire national" se sentirait ainsi étranger dans l’Etat ou il vit et son aspiration profonde serait la sécession soit pour constituer son propre Etat, soit pour rejoindre un Etat homo-ethnique. Le cas échéant cette minorité se contentera temporairement de l’autonomie. Les exemples des Esquimaux du Groenland, des Albanais de Macédoine, des Autrichiens du Sud-Tyrol ou des Suédois de Finlande viennent instantanément à l’esprit.

Origine des situations minoritaires

L’origine des situations minoritaires telles que nous les connaissons aujourd’hui peut être très diverses. Nous donnerons ci-dessous quelques exemples caractéristiques.

Minorités par essence

On nomme parfois ainsi des groupes, généralement de petite dimension, qui ont toujours vécu en situation minoritaire et se sont eux-mêmes toujours reconnus comme minoritaires. On distingue parfois deux sous-catégories au sein de ce groupe.

Les colonies volontairement implantées à diverses époques pour développer un territoire insuffisamment peuplé aux yeux du colonisateur (Allemands de Lettonie), défendre de frontières ou coloniser la région (Russes du Kazakstan) ont donné naissance à des poches de population souvent situées très loin de leur patrie d’origine (Allemands de Transylvanie ou de la Volga). En Europe, le cas le plus original est celui des Serbes implantés par Vienne en territoire croate pour défendre les frontières de l’empire (Militärgrenze) face aux Ottomans.

L’autre sous-catégorie est constituée de petits groupes dispersés dans une vaste région. Ces populations sont souvent concentrées dans des zones montagneuses leur ayant un temps servi de refuge. Dans les Balkans, on peut citer les Aroumains présents en Albanie, Grèce, Serbie, Roumanie etc. au Proche-Orient, les Assyro-chaldéens d’Irak entreraient dans cette catégorie. Le Caucase offre aussi de très nombreux exemples de ce type.

Minorités par contingence

Il s’agit de groupes qui sont devenus minoritaires du fait des hasards de l’histoire, le plus souvent un déplacement de frontière consécutif à une guerre ou à un partage de territoire. Les traités consécutifs à la première guerre mondiale, en morcelant les empires austro-hongrois et ottoman ont ainsi donné naissance à un grand nombre de telles minorités. Les plus connues et les plus visibles sont les minorités hongroises éclatées entre les divers Etats successeurs voisins de la nouvelle Hongrie après le traité de Trianon. Les lancinantes questions des Hongrois de Transylvanie (2 millions) et de Slovaquie en sont le prolongement actuel. Ces traités de paix (ce fut également le cas en 1945) qui font plus de place aux interêts supposés de vainqueurs qu’à ceux des populations concernées sont souvent, par leur injustice même, porteurs de nuages annonciateurs de guerres à venir. Dans le Caucase, on songe immédiatement aux Ossètes, partagés entre la Fédération de Russie et la Georgie ou aux Azéris dont la majorité sont en réalité en Iran.

Minorités dispersées

Le terme de minorités dispersées s’applique à des groupes, ethnique géographiquement répartis au sein d’un (ou de plusieurs) environnement(s) majoritaire(s) différents. Cette notion, élaborée au XIX° siécle en Autriche-Hongrie, s’applique à des groupes comme les Juifs ou les Vlaks (Aroumains où Koutso-valaques), éclatés en une multitude de petites communautés et souvent dotés d’une forte conscience identitaire mais incapables, du fait de leur dispersion, de réclamer une quelconque autonomie territoriale. On verra plus loin les solutions, juridiques ou non, historiquement proposées à ce problème.

Peuples autochtones

Le concept de peuple autochtone est encore plus récent et plus imprécis que celui de minorité. Il désigne en général des peuples habitant depuis les temps immémoriaux une certaine région et qui, en raison de circonstances diverses ont conservé l’essentiel de leur mode de vie traditionnel. Vivant le plus souvent en petits groupes, ils recourent à des procédés de subsistance archaïques (chasse, cueillette ...) et manifestent une difficulté, sinon une absence de volonté de s’intégrer au monde " contemporain ".

Les Maoris de Nouvelle-Zélande, les Pygmées d’Afrique centrale ou les indiens du Mato-Grosso brésilien entrent dans cette catégorie.

Diasporas et nouvelles minorités

Les traditionnelles diasporas juives et rom (tsiganes) ne sont plus seules de part le monde ; de nouvelles dispersions : arabes, arméniennes, noires, chinoises, indiennes, irlandaises ; grecques, libanaises, palestiniennes et enfin, vietnamiennes et coréennes - pour ne mentionner que les principales sont apparues au cours des deux derniers siècles comme en atteste l’Atlas des diasporas de Gérard Chaliand et Jean-Pierre Rageau. Au cours du XIX° siècle, les suites de la colonisation européennes (Outre-mer pour l’Europe occidentale, continentale pour la Russie par exemple) ont eu pour effet-diffèré-l’arrivée de "réfugiés économiques" vers le nord. Certaines des diasporas mentionnées ci-dessus en sont issues.

Comme l’indique le vocable même de minorités, les groupes examinés ci-dessus se trouvent en général dans une position de faiblesse, si ce n’est de sujétion, par rapport à la majorité et à l’Etat qui la représente. En vertu de l’adage selon lequel, entre le faible et le fort, c’est la liberté qui opprime et la loi qui libère, l’idée d’une protection spécifique des minorités vient tout de suite à l’esprit.

Minorités/Etats : des situations diverses

Trois configurations principales, connaissant, chacune elles mêmes plusieurs variantes, doivent ici être envisagées :

Les minorités enclavées dont l’ensemble de la problématique identitaire se déroule au sein d’un même structure étatique. Dans des optiques très diverses, on peut citer : la question des minorités nationales de la Fédération de Myanmar (ex-Birmanie), les Indiens Miskitos du Nicaragua, ou encore les Lives ou les Cachoubes de Pologne. Dans ce contexte, il faut encore distinguer entre groupes dont l’affirmation différencialiste est essentiellement culturelle ou linguistique, comme les Tchouvaches ou les Maris de Russie, de ceux, formant généralement des groupes numériquement plus importants et compacts, dont la lutte vise à l’autonomie territoriale ou, comme dans le cas des Tchétchènes au détachement par rapport à l’Etat dominant. Le glissement d’une situation à une autre par potentialisation des tensions est évidemment un phénomène classique .

Les groupes dont la lutte intéresse directement un État voisin. Citons la Transylvanie roumaine en partie de peuplement hongrois, le Moldova dont l’élément dominant est roumain ou encore les Polonais de Lituanie. Ce type de frictions peut prendre une tournure larvée ou ouverte selon le degré de "pourrissement" atteint. Bien rares sont aujourd’hui les Etats qui échappent complètement à ce genre de préoccupation !

Les nouvelles diasporas : si, traditionnellement, on l’a vu, cette situation qui , au sens propre, correspond au cas où la majorité d’un peuple vit en état de dispersion, de nos jours, on a pris l’habitude de parler de diasporas concernant divers groupes ethno-culturels en partie dispersés, comme les Arméniens, les Palestiniens, ou même les Irlandais.

Ces nouvelles diasporas, souvent numériquement importantes, tendent de plus en plus à rester entre eux et à rechercher la solidarité de groupe. On parle alors parfois de communautarisme.

Dans un pays comme la France, cette résistance à l’assimilation est souvent vue comme enrayant le mécanisme de fabrication de la France républicaine. Si le Royaume-Uni semble mieux en prendre son parti, les Etats-Unis y voient en général un obstacle au fonctionnement du Melting-Pot qui a fait la nation américaine. Contre l’ "envahissement" de l’espagnol (castillan) certains songent aujourd’hui à faire de l’anglais la langue officielle du pays.

En Europe, de très grands progrès ont, on l’a vu, étés réalisés depuis la chute du mur de Berlin (1991) et la situation des minorités ne cesse d’évoluer. Ceci étant, comme nous l’observerons ci-dessous, cette évolution est loin d’être linéaire et des courants contraires sont même apparus depuis quelque temps. Nous examinerons ci-dessous l’incidence des problématiques minoritaires sur la politique des Etats et sur les rapports entre ceux-ci.

L’omniprésente revendication identitaire

L’identité collective prend traditionnellement deux formes principales : le culturel et le religieux. Le XIX° siècle a, dans l’ensemble, marqué un éveil du phénomène national face à un relatif déclin du religieux. La laïcité, le positivisme, le rationalisme lancés en Europe par la philosophie des lumières et la révolution française de 1789 ont longtemps dans les milieux " éclairés" été réputés avoir sonné le glas du sacré.

1830-1848-1918 ont semblé marquer le triomphe progressif de l’identité ethnique et de l’idée de nation. L’idée d’autodétermination des peuples tend à s’imposer. Chacun dans son pré-carré et ce sera la paix. Certains ont même alors lancé l’idée que le monde était désormais "fini".

Après ce premier printemps européen des peuples", les années 1960 marquèrent l’avènement du "tiers-monde" et la décolonisation. Etait-ce celà le terme du processus d’émancipation et de désaliénation ? Bandoeng marqua-t-il vraiment une fin de l’histoire ? Non, dans la foulée de la décolonisation, des mouvements autonomistes, indépendantistes et irrédentistes réoccupèrent bien vite la scène. Cette nouvelle vague identitaire touchant cette fois tous les laissés pour compte des "libérations" précédentes au niveau infra-étatique. De la Kabylie au Timor-occidental, des Sud-Tiroliens aux Burakumins japonais, ce furent les oubliés de l’histoire des cinq continents qui élevèrent la voix. Or, cette myriade de soulèvements identitaires interviennent dans un monde qui, technologisation oblige, est simultanément soumis à un intense processus d’ uniformisation. Cette contradiction apparente entre "massification" et affirmation différencialiste suscite alors bien des interrogations. Les Etats-nations dont la vocation est uniformisatrice (langue, marché, territoire ...) réagissent avec plus ou moins de bonheur à ces prurits différencialistes correspondant à une logique fondamentalement différente de la leur. Parfois , comme en Iran ou au Soudan ils passent avec armes et bagages du côté des insurgés .

3) PROTEGER LES MINORITES DISPERSEES ?

La question n’est, hélas, pas si simple qu’elle parait à première vue. Faut il vraiment sauvegarder les minorités ? Depuis que le terme minorités a, dans ses grandes lignes, pris l’importance largement admise aujourd’hui, il a non seulement connu les problèmes de définition que l’on sait, mais, en devenant à la fois plus visible et plus opérationnel, il s’est heurté à un certain nombre de critiques. Rappelons brièvement quelques unes de celles-ci.

Les minorités causes de problèmes

Tout le monde n’est pas d’accord avec l’idée du maintien des minorités.

Les vertus du métissage

Si la théorie ci-dessus constitue en pratique essentiellement un argumentaire étatique notamment pour rejeter - en toute légalité - les demandes de la "base", on rencontre souvent dans une certaine opinion publique de gauche une argumentation au terme de laquelle il serait excellent que les minorités se fondent dans la masse, supprimant ainsi toute cause de racisme de la part de la majorité. Celle ci émane souvent de milieux d’immigrés de la seconde génération. Le métissage constituerait, à les entendre, le sésame des sociétés pacifiées. Les minorités offrant une inopportune résistance à cette dissolution salvatrice seraient coupables d’archaïsme nationaliste.

Minorités et tensions sociales : l’instrumentalisation

Une autre critique du concept de minorité a pour origine l’observation-incontestable au demeurant - selon laquelle la plupart des conflits qui ensanglantent notre planète ont aujourd’hui pour cause une situation minoritaire mal vécue ou mal gèrée. Selon cette thèse, qui en réalité, s’exprime rarement de manière explicite, les minorités ethniques seraient "bellifères" par essence et moins on parlerait d’elles et de leur éventuelle protection, mieux cela irait.

Cette théorie a connu son heure de gloire à l’issue de l’échec du système de la SDN dans les années trente. Selon cette théorie, encore largement répandue dans les années cinquante, c’est le système multilatéral de protection des minorités lui-même qui aurait engendré les tensions nationalistes et les conflits qui ont suivi. Cette approche de la question qui confond manifestement les causes et les conséquences n’a cependant pas perdu toute audience aujourd’hui. Une autre composante intellectuelle peut aussi y être décelée, en l’occurence un reste de vulgate communiste au terme de laquelle les nationalismes minoritaires européens (considérés a priori comme "de droite") seraient réactionnaires et manipulés par les Américains. Sans remonter à la vieille notion de "peuple historique", digne de survie chère à Engels, on note qu’en Europe ce sont surtout les nationalismes anti-Moscou que visent les tenants de cette théorie.

Les marxistes et la question nationale

Pour Marx et Engels, dans les rares textes consacrés explicitement à cette matière, la question nationale passe toujours au second plan derrière la classe. La Nation (ou la nationalité), quelle qu’elle soit, formation éminement temporaire et correspondant à une phase bien particulière du développement du capitalisme, ne pouvait qu’être subordonnée aux intérêts historiques du prolétariat international.

En dépit de cette croyance de principe selon laquelle le problème national était appelé à terme à s’évaporer de soi même, les fondateurs du marxisme étaient naturellement également influencés par l’esprit "national" du temps et ne manquaient pas de prendre en compte l’omniprésente question nationale. Cependant, dans une optique "instrumentale", ils la considèraient comme une simple contribution possible à l’ éveil de la conscience politique des masses. Ils voyaient en revanche un progrès dans la naissance de grands ensembles étatiques centre-européens ( et d’abord de l’Allemagne) dans la mesure ou la naissance d’un vaste marché capitaliste unifié constituait pour eux un préalable à la naissance de conditions révolutionnaires. A cet égard, ils distinguaient logiquement les grands "Etats-nations" réputés "viables" des petits "nations non-historiques" (Geschichtslose Nationen), déchets de l’histoire, voués à la disparition comme les Tchèques, les peuples balkaniques (sauf les Serbes) ou baltes, les Bretons, les Basques et toutes les minorité dispersées. Ces peuples réputés "incapables de développer une culture et une vie politique propres" sont vus comme des facteurs de guerres locales " inutiles" et parasites. Avec le temps, cette position connut cependant des évolutions pragmatiques. Dans la mesure ou l’objectif tactique était la destruction des "foyers de réaction" et en particulier des empires russes et britanniques, Marx et Engels furent notemment amenés à soutenir de "petits" nationalismes de Russie (Polonais, Baltes) et, à l’Ouest à partir de 1867 la lutte Irlandaise. Cette importante question irlandaise inverse d’ailleurs un temps à leurs yeux le shéma classique, ce n’est plus la révolution sociale qui règlera la question nationale, mais l’émancipation nationale qui permettra la libération ouvrière. C’est alors que s’impose le slogan selon lequel, un peuple qui en opprime un autre ne peut pas devenir libre.

C’est sur la base des travaux rappelés ci-dessus que Lénine élaborera sa propre doctrine. Cosmopolite par trajectoire et par vocation, le futur fondateur de l’Union Soviétique est fondamentalement hostile aux " esprits de clocher" et autres "cloisonnements médiévaux" même si l’une de ses préoccupations est de réconcilier le prolétariat russe et celui des peuples de l’empire en lutte pour leur libération. En 1898, au Congrès du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie (POSDR, II° Internationale), il s’oppose nettement aux Mensheviks partisans de la thèse austro-marxiste de l’autonomie culturelle des minorités (c.f supra) tout en reconnaissant le droit à l’autodétermination de celles-ci. Au congrès social-démocrate de Russie (1903) qui marque la rupture bolcheviks-menscheviks, il fera adopter le droit à l’autodétermination (point 9) comme un principe de base du parti.

C’est à Staline, le "merveilleux Georgien" selon l’étrange formule de Lénine, lui même minoritaire qu’échouera la tâche de formuler le corpus de ce qui sera la praxis soviétique en la matière. Il le fera, à la demande de Lénine dans un long article publié au début du siècle et intitulé "Le Marxisme et la question nationale". Selon Staline, " la nation est une communauté stable, historiquement constituée, communauté de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique qui se traduit dans la communaté de culture". Cette définition qui sur plusieurs points s’écarte des idées de Lénine (notamment le prétendu caractère stable de la nation), à néanmoins pour effet de disqualifier ses adversaires (notamment les austro-marxistes) qui, selon lui, confondent nation et tribu et d’exclure les Juifs et autres minorités dispersées qui ne possèdent pas tous les attributs d’une nation. On connait le sort de nombreuses minorités dispersées d’URSS (les peuples punis).

De l’utilité des minorités

Contre les argumentaires "anti-minorités", les plaidoyers favorables ne manquent pas. Examinons maintenant les arguments en ce sens.

Le droit à l’identité : un des Droits de l’Homme

Avec la fin de la guerre froide et l’avènement d’une société internationale où la poursuite d’hypothétiques Droits de l’Homme replace de plus en plus souvent l’action politique, le droit des minorités a fait un retour spectaculaire sur la scène internationale. La plupart des organisations intergouvernementales, qu’elles soient à vocation universelle (ONU, UNESCO) ou régionale (Conseil de l’Europe, OSCE ) ont entrepris l’élaboration de conventions et autres traités visant plus ou moins explicitement à la protection des minorités ethniques, culturelles ou religieuses. Les ONG humanitaires (Amnesty International, Survival International, MRG International etc.), conscientes de ce que les conflits ethniques représentaient les plus gros contingents de déportés, réfugiés, massacrés et autres victimes de la violence politique contemporaine, se sont de leur côté employées à développer la prévention en la matière. Le résultat s’est bientôt révélé d’autant plus spectaculaire qu’en l’absence d’autres critères objectifs, le traitement réservé par un Etat aux minorités vivant sur son sol s’est révèlé être l’un des critères utilisables pour autoriser à un Etat l’accès aux "clubs pour Etats" (Conseil de l’Europe ou l’ASEAN).

Cette reconnaissance, pour être liée à un esprit du temps, voir à une certaine mode internationale, est au demeurant importante et opportune.

Minorités et paix sociale

Le pluricultralisme est, on le sait, facteur de paix intérieure et extérieure. La connaissance de la langue du "voisin" facilite toujours grandement la cohabitation entre porteurs de cultures différentes. A contrario, les sociétés mono-linguistiques (ou plus exactement mono-culturelles), dépourvues de cette conscience "métaculturelle" qui fait la richesse des sociétés polyglottes, s’étiolent, se déssèchent et parfois s’engagent dans la voie sans issue du nationalisme. La pire menace pour un Etat est en réalité sans doute aujourd’hui de parvenir à réaliser l’idéal théorique de l’Etat-nation, l’Etat mono-culturel c’est à dire sans minorités.

L’identité collective minoritaire en effet, loin de n’être qu’un réflexe "tribal", héritage des âges obscurs apparait souvent de nos jours comme un bon antidote aux dérives du fanatisme et de l’ensauvagement urbain. Les désordres auxquels on assiste aujourd’hui de par le monde sont souvent moins dus en effet à un excès d’identité qu’ à un déficit de reconnaissance d’identité. Considèrons par exemple : l’ex-Yougoslavie.

Nombre d’observateurs ont parlé à ce sujet de haines ancestrales et d’identités exacerbées. Or, chacun sait que les peuples en cause ont le plus souvent vécu paisiblement ensembles dans le passé. La vérité est que vingt ans de domination serbe et 40 ans de communisme ont, en dépit d’un fédéralisme de façade, profondément traumatisé les personnalités des peuples balkaniques. Les erreurs, les contradictions occidentales, le jeu pervers de leaders ethniques (ethnic contenders en anglais) sans scrupules ont suffit à exacerber des tensions prévisibles. Si ces peuples avaient pu vivre librement leur culture et leur histoire, les choses auraient surement évolué différemment. Notre monde s’oriente manifestement vers une ère de "fanatisme identitaire", l’extrémisme religieux : les ayatollahs iraniens, le terrorisme islamique algérien ou égyptien, le fanatisme sikh, les sectes, le stato nationalisme : J. Haider en Autriche, le Front National en France, les Republikaner en Allemagne ... ont partout le vent en poupe.

Face à cette montée des périls, les traditionnels moyens d’action politique se révèlent manifestement insuffisants. Au point ou nous en sommes arrivés, seule une réaction populaire de la base pourrait enrayer le processus de montée en puissance de certains identitarismes extrémistes. Il est permis d’imaginer que la revitalisation du tissu de la société civile par la pleine reconnaissance des affirmations identitaires démocratiques pourrait ainsi offrir un rempart efficace contre l’intolérance et l’arbitraire et préserver les chances de la démocratie et de la liberté.

Si Samis et Tatars ne sont pas heureux et fiers de leur identité, Juifs, Roms et immigrés risquent d’être un jour à nouveau seuls face à la stigmatisation assassine d’un pouvoir incontrôlé et il sera alors trop tard. Le respect des droits des minorités a toujours été la pierre de touche et le test du caractère démocratique d’une société , il y a lieu de penser que les minorités seront un jour le rempart de la démocratie.

Multi-culturalisme et adaptabilité sociale

Nous vivons dans un monde en évolution si rapide que l’aptitude à innover est souvent synonyme de capacité de survie. Or, la faculté d’innovation, c’est un phénomène bien connu, n’existe qu’à partir du moment ou des cultures différentes, des sensibilités diverses permettent de poser sur les problèmes des regards obliques libres et questionneurs (comme le dit l’adage populaire, on est autant de fois homme que l’on connaît de langues). Cette pluralité de regards (on parle souvent à ce sujet de pluri-occulisme) sur les problèmes du monde que ceux-ci soient techniques ou de société est, selon les socio-psychologues à l’origine d’une créativité, d’une flexibilité sociales qui constituent autant de facteurs d’adaptabilité. Les inventeurs ou innovateurs sociaux sont surtout de ce fait des gens de culture différente de l’environnement dominant.

Dans ces conditions, lutter contre la massification, l’entropie sociale, c’est mener une démarche nécessaire à la survie de la diversité créatrice. Contre la tendance à l’uniformisation entraînée conjointement par les nécessités d’un capitalisme toujours plus international et la volonté assimilatrice des Etats, seule une efficace promotion des différences permet de préserver l’avenir.

Quelle que soit la terminologie choisie, une claire volonté de préserver les identités les plus vulnérables est aujourd’hui absolument nécessaire à notre survie en tant qu’espèce. Le concept de minorité dispersées, par delà ses inconvénients, correspond bien à la définition de cette "force des faibles" selon l’expression d’H. Caratini. Même s’il faut sans doute affiner le concept, les minorités, notamment dans leur version dispersées, paraissent bien aujourd’hui constituer des acteurs essentiels du jeu international et leur protection constituer un impératif incontournable.

Donner aux jeunes des groupes minoritaire un enseignement de qualité dans leur langue maternelle ne correspond pas seulement pour un Etat à la mise en oeuvre d’un devoir moral et à une obligation juridique. Il s’agit en réalité de bien plus que cela.

4) DES DROITS POUR LES MINORITES

Nous pensons ainsi avoir clairement démontré le pourquoi de la protection des minorités.

Les origines du droit des minorités dispersées : des statuts discriminatoires. Considèrons deux exemples parmi d’autres.

Chrétientés d’Orient et capitulations

Très tôt, l’Europe occidentale est entrée en contact avec les communautés chrétiennes de l’Empire ottoman, ces frères séparés qu’il connaissait depuis les croisades. Les Occidentaux réalisèrent bien vite le profit qu’ils pourraient tirer de la possession de "correspondants" sur place et notamment dans les Échelles du Levant. Le premier accord de Capitulations (de capitula ou articles d’un traité) fut conclu en 1535 par Soliman le Magnifique avec le roi de France François I°. Celui-ci prévoyait la reconnaissance au bénéfice des sujets du roi de France de nombreux avantages et privilèges notamment commerciaux.

En matière religieuse, cet accord assurait par exemple la liberté religieuse aux Français résidant dans l’empire ainsi que la garde des Lieux Saints de Palestine. Ceci eut pratiquement pour conséquence de mettre les chrétiens latins sous protectorat français. Ce système se développa au cours des temps et, au milieu du XVIII° siècle, le prestige de la France auprès de Constantinople était tel que celle-ci fut chargée d’assurer la sécurité de tous les chrétiens d’Orient. Ce principe fut d’ailleurs entériné par le traité franco-ottoman de 1802. Dans le cadre de ce régime, les résidents, non soumis aux loi ottomanes, ne payaient pas d’impôts et leurs domiciles et magasins étaient inviolables.

Ultérieurement, avec l’affaiblissement de la Porte, le régime des capitulations fut étendu aux autres puissances européennes. Angleterre : 1580, Pays-Bas : 1612, Autriche : 1615, Prusse : 1761. Mais, c’est le grand voisin, la Russie qui exerçait l’influence la plus pernicieuse pour Constantinople. En effet, les Russes, en manoeuvrant ostensiblement certains groupes dans le sens de la sécession, indisposèrent la Porte qui, en 1853 réagit vivement en refusant de laisser Saint Pétersbourg accroître son pouvoir sur les chrétiens de l’empire. Une coalition anglo-franco-sarde manoeuvra alors pour obtenir en 1854 un arrêt de la poussée russe et la mise en oeuvre par Constantinople (1856) de mesures libérales en matière communautaire (tanzimat) comportant notamment un statut des minorités. Ce régime bien particulier de protection des minorités (il engendra bien des abus) se perpétuera jusqu’à la première guerre mondiale.

Au moyen-âge, un statut particulier pour les juifs

A la fin du Moyen-Àge, les souverains, en vertu des principes religieux de la charité chrétienne et/où de leur interêt du moment accordaient certes parfois à des groupes minoritaires (notamment aux juifs) un certain nombre de garanties ou d’avantages. Ceux-ci étaient cependant toujours révocables sans préavis. Le statut des Juifs polonais aux premiers temps de l’immigration ashkénase offre un bon exemple d’une telle politique. En arrivant sur le territoire du Royaume, les Juifs se voyaient octroyer un certain nombre d’avantages réputés correspondre à ceux dont ils bénéficiaient dans leur pays d’origine. Les termes du statut octroyé dès 1264 par le Duc Boleslav de Kalisz servira ainsi de matrice à bien des textes postérieurs. La communauté juive y était reconnue comme un corps social particulier en fonction de sa religion et de son " origine ethnique ". Considérés comme des servi camerae, c’est à dire en fait comme la propriété du prince, les Juifs ne pouvaient être jugés que par un représentant du prince et leur communauté (Kéhilla) bénéficiait de l’autonomie interne. Toute atteinte à une personne ou a un bien juif était considérée comme une atteinte au trésor du souverain et durement sanctionnée. En 1334, Casimir le Grand adopta le "statut de Kalisz" pour le royaume, imité en 1388 par Vytautas de Lituanie de telle manière que le statut en question se trouva en vigueur dans l’ensemble du domaine polono-lituanien.

Cette technique d’attraction des Juifs, fort pratiquée en Europe Médiane et Orientale n’était pas toujours sans arrières pensées et l’exploitation des "protégés", souvent l’objet d’un vif anti-sémitisme de la part des chrétiens, prenait des formes diverses. Celle-ci connut ultérieurement un raffinement singulier connu sous le nom de "méthode de l’éponge". Le principe en était simple : on attirait officiellement les Juifs persécutés ailleurs par des avantages et des garanties largement diffusés. Lorsque la communauté en cause avait bien prospéré et devenait solvable, on retirait les privilèges et on l’expulsait, la spoliant ainsi de ses biens et intérêts. Quelque temps après, on proposait aux juifs (les mêmes ou plus souvent d’autres) de revenir en rachetant les biens et privilèges préalablement spoliés. La multiplication des pogroms dans l’Europe médiévale rendait cette pratique particulièrement rentable. La révolution française et ses suites, réalisant l’émancipation des Juifs mit progressivement fin à ces statuts discriminatoires.

Les temps modernes, minorités et ordre international

Pendant plusieurs siècles, même si en pratique on reconnaissait l’existence de minorités au sein des Etats occidentaux, l’idée de donner une protection spécifique à celles-ci aurait - hormis le cas particulier des Juifs vu ci-dessus - relevé de l’utopie. En matière de minorités religieuses - les seules identifiées pendant longtemps - c’est plutôt la persécution qui étaient la règle. C’est dans l’ordre des rapports entre puissances que, sous l’effet d’une pression de l’autre partie, certains Etats - on a vu plus haut le cas de l’empire ottoman - généralement en position de faiblesse, acceptent tardivement dans l’histoire européenne, d’introduire dans un texte juridique les liant des clauses offrant une protection spécifique à des groupes minoritaires (religieux) relevant de leur juridiction, dérogeant ainsi au principe traditionnel d’unité de la foi.

Prolégomènes d’un statut international des minorités

Si l’on met à part le Traité de Westphalie qui, suite à la victoire des princes allemands protestants, entérina (1648) la liberté de religion de ceux-ci face à l’Empereur catholique, le premier traité international prévoyant explicitement une protection pour les minorités est semble-il la Paix d’Oliva conclue entre Polonais et Suédois le 3 mai 1660 dans la petite église d’Oliva près de Dantzig. Les traités de Nimègue, de Ryswick, de Nystad, de Breslau, de Varsovie et de Frederickshamm comporteront ensuite des clauses de ce type. De même, le traité de Paris (1763) mettant fin à la guerre franco-britannique de sept ans et transférant le Canada au Royaume-Uni prévoyait une protection pour les catholiques.

Au XVIII° siècle, c’est la Raison qui règne. L’Homme est réputé universel et les lois de chaque Etat ont vocation à l’ être également Pas de place pour les minorités dans une telle nation. La Révolution française, puis les guerres de l’Empire contribuent, de l’Allemagne à l’Espagne, à éveiller les sentiments nationaux des peuples occupés et meurtris par les soldats de la "Grande Nation". La langue est symbole d’identité et arme de lutte. La religion elle-même devient souvent affaire politique dans la mesure ou elle joue un rôle essentiel dans l’ "âme" de la nation.

Le concept de souveraineté nationale et son corollaire la notion d’Etat-nation tend à devenir le paradigme des intellectuels libéraux d’Europe centrale tels J.G. Herder où J.G Fichte. L’idée selon laquelle une nation ne peut survivre que si elle jouit de son propre Etat se répand et son corollaire l’idée du droit "naturel" de chaque nation à l’autodétermination se fait jour. Le Congrès de Vienne (1814-1815) qui met fin à l’aventure napoléonienne amène à affiner le sens d’une préoccupation pour les minorités à propos notamment du partage de la Pologne qui soulève de nombreuses questions de minorités.

En 1815, le Protocole concernant la protection des catholiques des terres catholiques de Savoie cédées à la République calviniste de Genève prévoient au bénéfice des populations concernées la libre pratique du catholicisme et le maintien de leurs droits civiques. Les traités signés en 1830 à Londres (naissance) et 1863 (expansion) de la Grèce donnent un contenu juridique à la notion de protection des minorités. Le Congrès de Berlin de 1878 ira plus loin en adoptant une résolution édictant des règles spécifiques pour chacun des nouveaux Etats (Monténégro, Roumanie Serbie) en matière de droits civiques et politiques.

La première guerre mondiale et ses suites

En dépit des "balbutiements" en la matière du XIX° siècle finissant, c’est cependant seulement au cours de la première guerre mondiale que la conception moderne des minorités et de leur protection prend réellement naissance. Deux facteurs principaux y ont concouru.

Le premier est lié au fait que, si la plupart des peuples européens avaient connu une "renaissance nationale" au cours du XIX° siècle. Rares étaient ceux qui avaient alors obtenu le droit à l’autodétermination ou au moins une réelle reconnaissance. A l’issue de la guerre qui avait suscité de grands espoirs, bon nombre d’entre eux se sont retrouvés en situation de "minorité nationale" plus ou moins éclatée et bien sur insatisfaite. Le second facteur résulte de la volonté des puissances victorieuses de voir inscrire dans les faits les "buts de guerre" du président Wilson et notamment le droit à l’auto-disposition des peuples.

En 1918, le pacte de la Société des Nations (SDN) donnait corps à ces principes. Les traités de paix subséquents Saint Germain (Autriche - 1919), Neuilly s/s (Bulgarie - 1919) et Trianon (Hongrie - 1920) les imposaient aux Etats "vaincus" ou à leurs successeurs. Aucun de ces textes cependant ne comportait de dispositions sur les minorités, celles-ci étant renvoyées à d’ultérieurs traités bilatéraux. Plus tard, les traités de Sèvres (art. 140 à 151) et de Lausanne en 1923 (art. 37 à 45), conclus avec la Turquie, comporteront en revanche des dispositions spécifiques concernant les minorités ethniques et religieuses.

L’Europe de Genève : le système de la SDN

Afin d’assurer la stabilité des États et la permanence des frontières, on s’accorde à constater qu’il faut reconnaître une protection efficace aux minorités de l’Europe médiane qui représentent alors quelque 30 millions d’individus soit près du tiers de la population totale de la zone. À cette fin, les auteurs de la charte mettent en place un système complexe d’engagements bilatéraux croisés. Aux Etats créés ou agrandis (Pologne, Tchécoslovaquie, Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, Roumanie), des "traités de minorités" avec eux même furent en général imposés par les puissances victorieuses.

En outre, le système de la SDN comportait un ensemble de déclarations particulières (Albanie, Estonie, Lettonie, Lituanie) et de conventions conclues entre divers Etats (Allemagne-Pologne, Grèce-Bulgarie, Dantzig-Pologne, etc.) sous l’égide de la SDN.

Afin d’optimaliser le fonctionnement de ce système, le Conseil Suprême de la SDN institua en 1919 une "Commission des nouveaux Etats et de la protection des minorités". En vertu du système ainsi mis en place, tout membre du Conseil de la SDN était en droit de porter devant le "Conseil en matière de minorités" ou éventuellement la Cour Permanente de Justice Internationale un litige opposant une minorité à un Etat. En 1926, le mécanisme fut même étendu aux particuliers. Le système ainsi mis en place était tellement général et contraignant que la Cour de justice, dans une affaire dite des Ecoles grecques en Albanie (1935) conclut que le système s’appliquait même en l’absence de traité.

Après avoir fonctionné un certain temps de manière satisfaisante (Conflit lituano-polonais sur Vilna en 1920, Différent albano-yougoslave en 1921 etc.), dès le début des années trente, le dispositif se heurta à une mauvaise volonté croissante des Etats "vaincus" qui le trouvaient discriminatoire. Il périt comme l’Europe versaillaise avec la montée de chauvinismes, l’irrédentisme croissant des minorité allemandes hors du Reich et l’avènement des dictatures "dures". Parmi celles-ci, il faut faire une place à part à l’Union Soviétique et à la doctrine sur laquelle prétend se fonder cet Etat.

La question nationale en URSS

Arrivant au pouvoir, en Russie en 1917 les communistes affirmèrent avoir résolu la "question nationale" : l’"internationalisme prolétarien" assorti d’un respect affiché pour les formes extérieures des traditions nationales33 semblait ainsi avoir eu raison des vieux nationalismes. Entre "peuples frères" les questions de protection des minorités n’étaient - disait-on- plus d’actualité et d’ailleurs, de toute façon les solidarités de classe ne devaient ils pas l’emporter à terme sur les questions nationales par la création à terme d’un homo sovieticus (en réalité russe).

En attendant, afin de rendre la question des nationalités indéchiffrable et donc sans danger, Staline entreprit de redécouper le territoire de l’Union Soviétique. Opèrant dans le corps du vieil empire russe un découpage théoriquement destiné à prendre en compte les enseignements du principe des nationalités (nationalnost), il effectua en réalité deux types d’opération. D’abord il morcela des ensembles ethniques historiques en créant des nations artificielles (comme dans le cas du démembrement du Turkestan), à tel point qu’on a pu décrire l’URSS comme une machine à fabriquer des nations. Corrélativement, il instaura une ethnicisation systématique des rapports sociaux. La fameuse "ligne 5" du passeport intérieur portant la "nationalité" (appartenance ethnique et non citoyenneté) obligea chacun à se déclarer comme Allemand, Juif, Russe etc. en fonction d’une liste fixée ne varietur par l’administration.

Ensuite, il laissa des "morceaux" d’une nation au sein de la nation voisine tout en enlevant à la première quelques éléments en application de l’adage "diviser pour règner". Le cas du démembrement de la Bessarabie par détachement de la Boukovine du nord et de la zone côtière au profit de l’Ukraine avec création simultanée de la Transdniestrie moldave avec un morceau d’Ukraine est typique à cet égard. Qu’elles soient historiques (comme l’Ukraine ou la Lituanie) ou nouvelles (comme l’Ouzbékistan ou le Turkménistan), ces nations devaient par la suite, dans la mesure ou elles jouissaient des apparences d’un véritable Etat, engendrer des Etats-nations post soviétiques par restructuration au sein du (nouveau) système soviétique des réseaux de sociabilité des sociétés antérieures.

Ce mécanisme qui s’apparente à celui de la création des nations en Amérique latine34 donna des résultats étonnants dans les profondeurs de l’Union. Contrairement à toute attente, de véritables Etats-nations sans nation et sans idéologie ont ainsi pris corps autour d’apparences d’Etats (symboles nationaux, administrations etc.) des contreforts de l’Himalaya au Prout.

Ceci étant, si des néo-nations plus ou moins artificielles émergeaient, les anciennes poursuivaient leur existance souterraine. Aidées par des diasporas d’autant plus importantes et motivées que la guerre froide leur apportait des fonds américains, les nations historiques d’Europe médiane duraient en silence confortées par des idéologies nationales.

Le temps des dictatures : protection des minorités ou protection contre les minorités ?

1933, avec l’arrivée au pouvoir de Hitler à Berlin et le départ de l’Allemagne (et du Japon) de la SDN, marque le début de la fin pour le système de l’Europe versaillaise. Pour les Nazis, l’idée de protection des minorités est absurde en elle même, les peuples dominateurs doivent être réunifiés et dominer (ou supprimer) les peuples réputés inférieurs. Au nom de ces principes Hitler apporta partout son "soutien" à des groupuscules activistes, le IIIme Reich mit l’Europe à feu et à sang. Enfin et peut-être surtout, toujours en vertu des droits immanents du Herrenvolk, il procéda à l’extermination systématique des Juifs et des Tsiganes.

Les droits de l’homme contre les droits des groupes ?

L’Organisation des Nations Unies nait officiellement en octobre 1945. Elle prend en fait dans une large mesure la succession de la SDN qui cesse officiellement d’exister en avril 1946 après le tranfert de ses biens à l’ONU. Le système, essentiellement européen du temps de la SDN, devient universel.

Dans les années qui suivent la première séance (1946), les droits collectifs, prétextes supposés de tous les massacres de la guerre, passent au second plan (il faut rappeler ici que les minoritaires en Europe médiane sont désormais moins de 10 millions - quelque 8 % du total de la zone - depuis la guerre et les tranferts de population qui l’ont suivie) et les droits de l’Homme, concept abstrait et universel s’il en est, occupent les esprits.

La Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations-Unies du 10 décembre 1948 devient l’unique texte de référence en matière d’action humanitaire "sans distinction d’aucune sorte telle que la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion..." (art.2). Dans ce nouveau système le maintien de droits spécifiques "discriminatoires" pour les minoritaires, fussent-ils dispersés ne parait pas s’imposer. D’ailleurs, la Charte des Nations-Unies stipule dans son article 2 § 7 que le principe de non-ingérance constitue l’une des règles-clés de l’Organisation, précisant cependant que "ce principe ne porte en rien atteinte à l’application des mesures de coercition prévues au chapitre VII".

Peu à peu cependant, les experts réalisent que sans droits collectifs, les droits individuels sont souvent dépourvus d’efficacité. En 1948, la Résolution 217 C III de l’Assemblée Générale des Nations Unies reconnait que l’organisation ne peut pas rester indifférente au sort des minorités et invite la Commission des droits de l’homme à examiner en détail la question des minorités en vue de leur assurer une protection efficace. Le contexte politique n’étant pas prêt à le reçevoir, le message se perdit dans les arcanes de l’organisation internationale, il ne ressortira qu’en 1966 avec le "Pacte international sur les droits civils et politiques".

Le retour des droits collectifs

Entre 1948 et 1966, l’ONU ne cessa en fait de s’occuper de questions de minorités, mais elles le fit dans l’optique individualiste de la Déclaration de 1948 qui prévalait alors, réticente à reconnaitre l’existence de droits collectifs en faveur des minorités.

1966 marque le retour de la problématique minoritaire dans les arènes internationales. Premier "grand texte" en la matière, le Pacte des droits civils et collectifs de l’ONU (entré en vigueur en 1976) stipule en effet dans son article 27 que : "Dans les États ou il existe des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques, les personnes appartenant à ces minorités ne peuvent être privées du droit d’avoir, en commun avec les autres membres de leur groupe, leur propre vie culturelle, de professer et de pratiquer leur propre religion, ou d’employer leur propre langue".

L’article 27 fut à l’origine d’une importante étude sur la question réalisée pour le compte de la Sous-commission par le professeur italien F. Capotorti et son collègue français J. Deschênes. Cette étude, publiée en 1991, lança l’idée d’une Déclaration des Nations-Unies sur les droits des groupes minoritaires, idée qui après un long cheminement prit corps sous la forme d’un projet officiel soutenu par la Yougoslavie. Après une longue gestation, une "Déclaration sur le droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses ou linguistiques" a finalement été adoptée par l’Assemblée Générale en décembre 1992. Cela ouvrit la voie aux nombreux développements intervenus depuis.

Initiatives régionales en droit des minorités

Après la fin de l’Union soviétique, l’une des premières initiatives régionales a été celle du tout nouveau Conseil des Etats de la mer baltique réunissant tous les riverains de la Méditerranée du nord. En mars 1993, confronté à la grogne - largement répercutée par Moscou - des populations russophones d’Estonie et de Lettonie, le Conseil a décidé de créer un poste de Commissaire pour les droits de l’homme et les questions minoritaires. Depuis sa création, ce Commissaire a surtout effectué un travail d’inventaire.

Une Déclaration sur la protection des droits de minorités a aussi été adoptée le 19 novembre 1994 par les Etats membres de l’Initiative pour l’Europe Centrale réunissant anciennes et nouvelles démocraties de l’Europe médiane (Autriche, Bosnie, République tchèque, Croatie, Hongrie, Italie, Pologne, Macédoine, Slovénie, Slovaquie). Ce texte, à caractère politique, reconnaît le droit des minoritaires à exercer leurs droits collectivement et individuellement.

On peut donc dire qu’on assiste aujourd’hui enfin à l’élaboration d’un droit international des minorités. Ceci étant, il s’agit en l’occurence, surtout d’un droit pour les minorités territoriales vivant en groupe importants et compacts. Hormis le cas des "peuples autochtones", les "poussières de peuples" restent largement hors du champ des textes de droit positif.

5) MINORITES DISPERSEES ET ORDRE JURIDIQUE (Kautsky, Renner, Otto Bauer)

Les minorités dispersées sont par essence peu visibles, souvent en voie d’extinction et naturellement dépourvues de moyens de se faire entendre. Elles sont en outre souvent "dérangeantes" par leur mode de vie réel ou supposé (stéréotypes). Il en résulte qu’elles sont mal connues. Une surveillance systématique - comme on le fait pour certaines espèces animales en danger - permettrait de savoir ou elles en sont. La mise en place d’un Observatoire des Minorités Dispersées comme proposé par E. Zingeris apparaît à cet égard comme une initiative éminemment opportune et urgente.

Ceci étant, la protection des minorités dispersées est une préoccupation qui remonte à la seconde moitié du XIX° siècle en Galicie autrichienne, région particulièrement multi-ethnique (Juifs, Polonais, Ukrainiens notamment). Les juristes qui se sont penchés sur la question se sont vite aperçus que l’autonomie territoriale réclamée (ou obtenue comme la Hongrie en 1867) était inapplicable aux groupe partageant un même territoire à plusieurs. Ainsi, dans les pays baltes, la cohabitation d’Allemands, de Baltes, de Juifs, de Russes et de plusieurs autres groupes minoritaires posait un réel problème.

C’est dans ces conditions que les fondateurs de ce que l’on appelle habituellement les austro-marxistes inventèrent une méthode originale qui, cent ans plus tard, n’a rien perdu de son actualité.

Les précurseurs

Le premier a avoir tenté de donner un corpus théorique de la question nationale et au problème des minorités dans une optique sociale-démocrate est, en 1887, l’Autrichien Karl Kautsky (1854-1938). A la différence de Marx et Engels, ayant formulé sa thèse sur la base d’une observation surtout britannique, Kautsky a une démarche à la fois historico-économique et occidentale. Il adoptera notamment concernant les nationalités une position pragmatique, adaptée au terrain, à mi-chemin entre internationalistes intransigeants (R. Luxemburg) et partisans de l’indépendance nationale.

Le juriste autrichien Karl Renner, fait lui une place éminente aux nations. Adepte du système des "autonomies nationales culturelles territoriales", il voit l’empire d’Autriche divisé en provinces (fédérée en une Union-Verband) correspondant aux limites ethniques et dans lesquelles l’élément ethnique dominant aurait le pas en matière linguistique. Les minoritaires jouiraient eux de l’ "autonomie culturelle personnelle" extra-territoriale.

Tentant de s’écarter du strict déterminisme linguistique de Renner, le sociologue Otto Bauer, également autrichien, innova en donnant une place aux " nations sans histoire " et en reconnaissant l’importance des cultures minoritaires pour les prolétariats. Auteur en 1905 d’un ouvrage fondamental intitulé "La question des nationalités et la social-démocratie", il demeurera l’un des phares de l’austro-marxisme.

Renner et Bauer refusaient d’appliquer leurs théories aux Juifs et autres peuples dispersés ou diasporiques. Au début du siècle, les théoriciens du Bund et au premier rang de ceux-ci Vladimir Medem adaptèrent la théorie de l’autonomie personnelle extra-territoriale aux Juifs (et indirectement mutatis-mutandis, aux autres minorités dispersées) en se fondant sur l’expérience et l’héritage autonomiste des Kehillot. La première guerre mondiale rendit impossible l’expérimentation de ces théories originales sur une grande échele.

par Yves Plasseraud, président du "Groupement pour le droit des minorités ethniques" (1998)


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