Le "care" peut-il être une nouvelle doctrine socialiste ? (par Denis Collin, site La Sociale)

vendredi 18 juin 2010.
 

Dans une interview au Monde (6 juin 2010), Martine Aubry a précisé la « philosophie » qui devait inspirer son action. Elle avait déjà entrepris d’énoncer ces principes dans une interview à Mediapart, les résumant sous le nom de « care », ce qui avait provoqué quelques réactions assez vives à droite (c’est-à-dire dans la droite gouvernementale et dans la droite socialiste). Le mot anglais a dû paraître bien mystérieux à la plupart des interlocuteurs et sa traduction française en par « soin » a entraîné des réponses « viriles » comme celle de Manuel Valls : « l’individu n’est ni malade, ni en demande de soins ». Le « care » a été qualifié de théorie « paternaliste » ou plutôt « maternaliste » et s’opposerait ainsi à la revendication de liberté et de responsabilité des individus réclamée par les libéraux de droite et de gauche, qui veulent en finir avec l’assistanat d’État, c’est-à-dire avec ce qu’ils appellent encore « l’État-providence » qui n’est rien d’autre que l’État modèle 1945 dont le patronat demande la liquidation complète.

En effet, les déclarations de Martine Aubry ne sont pas des éléments d’un débat philosophique désintéressé, voire abstrait, mais s’inscrivent au contraire dans une discussion politique qui ne fait que commencer et que certains apparatchiks voudraient bien clore au plus vite. Ainsi le potentat du « socialisme » lyonnais, Gérard Collomb estime-t-il que Martine Aubry « s’aligne sur les positions irréalistes de la gauche du parti ». C’est tout à fait exagéré. Reconnaissons aux lignes directrices fixées par la première secrétaire du PS le mérite de poser les termes, pour la première fois depuis longtemps, d’un véritable débat programmatique dont on ne pourra pas faire l’économie si on veut rassembler un bloc social et politique suffisamment large et suffisamment soudé pour engager le redressement social et politique du pays, ce qui nécessite évidemment que la coalition de la droite au pouvoir soit défaite.

Le care, question philosophique.

Essayons de cerner ce dont il s’agit quand on évoque le « care ». La Revue du MAUSS lui consacre sa livraison du deuxième semestre 2008 (n°32) sous le titre : « L’amour des autres, care, compassion et humanitarisme ». Le titre évoque des notions qui appartiennent toutes au registre classique du pathos moral et, évidemment, les esprits forts se demanderont ce que tout cela vient faire dans la réflexion politique. Les libéraux modernes considèrent que l’invocation de sentiments autres que l’égoïsme rationnel est pure foutaise – ce n’était pas le cas des libéraux anciens si on veut bien se souvenir du rôle que joue la sympathie dans la théorie des sentiments moraux d’Adam Smith. Les républicains traditionnels valorisent, au contraire de la compassion et de l’amour de l’humanité, les vertus viriles de la liberté, du courage et du refus de toute ingérence paternaliste dans la conduite de la vie d’un citoyen. Le héros républicain de James Harrington (voir Oceana, le manifeste du républicanisme anglais du XVIIe siècle est un homme propriétaire de sa terre, de son fusil et capable de se défendre. Les marxistes trouvent plus ou moins répugnant ce pathos moral qui ne serait qu’une façon singulièrement fourbe de masquer les antagonismes de classes… Bref, au mieux nous serions non dans une théorie morale à conséquences politiques, mais plutôt dans l’antipolitique. Et comme l’éthique du care est, à son origine, associée à certains courants féministes américains, dans les critiques qu’a essuyées la première secrétaire, on ne manquera pas de repérer l’évidente présence du machisme le plus ordinaire...

Cependant, on peut soutenir l’idée que l’amour de l’humanité, la compassion et le care ne doivent pas être réduits à du pathos moral et peuvent guider une politique. Tout d’abord, voyons ce qu’il en est de l’amour de l’humanité. La revue du MAUSS s’ouvre par un texte de Jean-Marie Guyau, surtitré « L’amour de l’humanité comme irreligion de l’avenir ». Guyau (1854-1888) est l’auteur de L’esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, un ouvrage très apprécié dans les milieux libres penseurs et libertaires1. Son idée est de montrer qu’une morale est possible sans recourir à des hypothèses trop fortes, purement spéculatives, sans énoncer des obligations et sans menaces de sanctions morales (à distinguer des sanctions sociales), en se fondant uniquement sur l’usage de la raison. C’est dans la même ligne que se situe l’extrait présenté par la RDM : « Toutes les théories morales, même les plus sceptiques ou les plus égoïstes à leur point de départ, ont abouti à constater ce fait que l’individu ne peut pas vivre uniquement de soi et pour soi, que l’égoïsme est un rétrécissement de la sphère de notre activité, qui finit par appauvrir et altérer cette activité même. On ne vit pleinement qu’en vivant pour beaucoup d’autres. Nos actions sont comme une ombre que nous projetons sur l’univers ; pour raccourcir cette ombre et la ramener vers nous, il faut diminuer notre taille ; aussi le meilleur moyen pour se faire grand, c’est de se faire généreux, tandis que tout égoïsme a pour conséquence ou pour principe une petitesse intérieure. » (RDM, n°32, p.38)

Il n’y a donc pas contradiction entre l’amour de soi (le self love cher à Smith) et l’amour de l’humanité mais un développement continu. On retrouverait sans peine une idée semblable chez Spinoza : la charité (amour de l’autre) est la conséquence logique que devrait tirer quiconque vit sous la conduite de la raison et cherche son bien propre. L’amour de l’humanité procède d’une conversion rationnelle. Cette manière d’envisager l’amour de l’humanité n’est certes pas conforme à l’exigence d’un total abandon de soi à l’autre, telle qu’elle est formulée chez Lévinas, mais elle ne demande pas l’adoption préalable de positions morales trop fortes pour qu’elles soient politiquement utiles.

À l’inverse, l’idée que l’amour des autres n’est qu’une manière subtile de faire prévaloir l’amour propre est le fil directeur des Maximes de La Rochefoucauld. La thèse selon laquelle seul l’égoïsme, la recherche de la maximisation de sa propre utilité, est le moteur de tous les comportements humains est commune à tous les penseurs libéraux, de Mandeville aux néolibéraux contemporains. Quand ils veulent bien reconnaître l’existence de comportements altruistes, ils y voient, comme les partisans de la sociobiologie à la Wilson et Dawkins, une simple stratégie de survie – le père se sacrifie pour ses enfants afin de permettre la survie de ses gènes. Qu’on en vienne à prendre à contrepied ces dogmes maintenant presque universellement défendus, de la morale minimale par agrément à la biologie en passant par l’éthologie et l’économie, et on s’attirera forcément les foudres des preux défenseurs de l’égoïsme sacré – Marx parlait des « eaux glacées du calcul égoïste ».

La question de la compassion est nettement plus épineuse et l’attitude des philosophes canoniques est fort contrastée. Mais nous pouvons tout de même assez facilement admettre que notre capacité à souffrir de la douleur de l’autre peut-être le déclencheur d’un véritable « sentiment social ». La pitié, dit Rousseau, est la forme rudimentaire naturelle qui rend possible la moralité qui seule existe quand les hommes vivent en société et ont défini par la loi ce que sont le juste et l’injuste. Bien qu’en tant que sentiment triste, la compassion doive être évitée par le sage, Spinoza considère néanmoins qu’il agit comme une force limitant l’égoïsme et la cruauté de ceux qui ne vivent pas selon la droite raison. Même si la compassion, pur sentiment moral, n’est pas directement politique, elle l’est indirectement quand elle cause la bienveillance, c’est-à-dire l’impulsion à faire le bien d’autrui par compassion.

Enfin, le care, mot d’usage récent en français, reçoit d’assez nombreuses définitions. L’éthique du care est née aux États-Unis des réflexions de certains courants féministes qui valorisent les éthiques fondées sur le soin à autrui et l’empathie par opposition aux éthiques libérales ne prenant en compte que l’autonomie et la responsabilité individuelle des sujets. Mais ce point de départ ne suffit pas à cerner complètement ce que l’on entend sous le terme de care, de nombreuses tentatives ont été menées de « politiser » l’éthique du care en l’articulant avec le libéralisme de Rawls ou avec une conception aristotélicienne du bien commun. Sur toutes ces questions, on se reportera à Alice Le Goff, « Care, empathie et justice, un essai de problématisation ». Alice Le Goff conclut : « il pourrait être fructueux d’explorer la piste d’une articulation de l’approche du care à la théorie néo-républicaine de la non-domination dont le développement a été initié par Ph. Pettit » (RDM 32, p.235) Il semble que c’est en effet une voie intéressante parce qu’elle permet de fixer quelques garde-fous qui empêchent l’éthique du care de verser dans le paternalisme. En travaillant dans cette voie, on pourrait trouver une bonne traduction politique française du mot anglais « care » : fraternité.

Care et projet socialiste

De manière pas toujours très précise, Martine Aubry essaie de faire du « care » l’axe d’une politique. Elle définit ainsi le care : « C’est une société de l’attention aux autres. Mais il ne s’agit pas simplement que chacun prenne soin des autres, cela implique aussi que l’État prenne soin de chacun. Pour cela, il faut une véritable révolution des services publics. Jusqu’à présent, les services publics fonctionnaient sur des règles générales, et non sur la prise en charge de chacun. Pour moi, c’est cela le « care ». Nous voulons une société du respect, et non pas une société dure, violente, brutale, égoïste. »

Il ne s’agit donc pas de substituer la morale à la politique et la charité individuelle à l’action sociale étatique. Quand Martine Aubry demande que l’État prenne soin de chacun, on peut y voir une formule pour revivifier le bon vieil État-providence, que la droite du PS (et avec elle, la droite tout court) déclare obsolète. La suite est plus floue. Que les services publics soient attentifs aux cas particuliers et ne traitent pas les citoyens usagers comme des numéros, on ne voit pas bien qui pourrait s’y opposer. Mais qu’est-ce que cela peut vouloir dire concrètement ? Peut-être Martine Aubry veut-elle reprendre le bon vieux principe communiste « à chacun selon ses besoins » ? Ce principe – dont la première formulation n’est pas chez Marx mais chez Saint-Simon – suppose en effet que l’objet de l’organisation sociale est le bonheur (ou le bien) de chaque individu. Le bonheur de chacun est la condition du bonheur de tous, dit encore Marx pour définir le communisme. Mais en posant la question de la distribution des biens sociaux sous cet angle on se place de fait au-delà de toutes les théories de la justice sociale classiques, celles qui remontent d’une manière ou d’une autre à la théorie aristotélicienne de la justice distributive (cf. Éthique à Nicomaque, livre V). C’est-à-dire qu’on pose que chaque individu individu – indépendamment de ses mérites, de sa situation sociale, etc. a un droit intangible de recourir aux biens sociaux pour satisfaire ses propres besoins et que, par conséquent, la distribution de ressources rares ne se pose plus. Au fond, c’est ainsi que l’on procède (théoriquement du moins) en ce qui concerne les soins médicaux. Chacun est soigné selon ses besoins, indépendamment du fait de savoir pour quel montant il a cotisé à la Sécurité Sociale. Même si c’est très partiel, les prestations sociales, comme les allocations logement, permettent précisément d’aider l’individu à satisfaire ses besoins là où ses moyens propres ne suffisent plus. À la bibliothèque municipale, chacun emprunte autant de livres qu’il a envie d’en lire, et personne ne paye de supplément parce qu’il marche plus souvent sur les trottoirs que la moyenne.

On ne peut qu’encourager Martine Aubry à persévérer dans cette direction qui reviendrait à renouer les liens entre la gauche et la plus profonde tradition du socialisme et du communisme. Elle semble même vouloir donner pleine force à ces principes : il ne s’agirait pas de fier à une loi générale et impersonnelle, la simple égalité de droits, mais d’aller au-delà vers l’équité seule à prendre en compte les cas particuliers – ainsi qu’Aristote l’avait déjà souligné.

Il est cependant à craindre que ce ne soit pas vraiment l’intention réelle de la première secrétaire du PS ou qu’elle en ait dit plus qu’elle n’a réellement envie de faire. En effet, vouloir transformer les services publics de telle sorte qu’ils prennent mieux en compte les besoins réels de chacun, cela exige au moins que les services publics soient préservés et qu’ils ne soient pas soumis aux impératifs de rentabilité. Or, ces impératifs sont actés dans les directives de l’Union Européenne qui exige la mise en concurrence du secteur privé du secteur public, directives dont on trouve une première application dans les nouvelles méthodes de décision et de suivi du budget adoptées par le gouvernement Jospin en 2001 (« loi d’orientation sur les lois de finances »), méthodes qui trouvent leur prolongement et leur mise en œuvre dans la RGPP (révision générale des politiques publiques) qui conduit à tailler à la hache dans les services publics. Si Martine Aubry est conséquente, elle devra demander l’arrêt immédiat de la procédure de la RGPP pour lui substituer une procédure de révision des services publics en fonction des besoins du public, ce qui entraînerait sans aucun doute la création massive d’emplois publics destinés à satisfaire ces besoins particularisés par des services particularisés.

Martine Aubry, pour illustrer sa politique donne l’exemple de l’école et de la politique suivie à Lille avant que Darcos n’institue la semaine de quatre jours : les enfants allaient à l’école six matinées par semaine et l’après-midi se consacraient à des activités culturelles et sociales. Il faut encore savoir ce qu’ils font réellement le matin, c’est-à-dire s’ils consacrent vraiment leur temps à l’instruction et ensuite il faut des animateurs et des enseignants qualifiés pour les activités culturelles de l’après-midi. Il y a aussi une version perverse du soin particularisé : c’est celle de la « remédiation » scolaire qui s’est généralisée à tout le second cycle : on commence par détruire les enseignements de base égaux pour tous afin de consacrer des heures à « l’aide personnalisée », laquelle d’ailleurs n’a de personnalisée que le nom puisqu’elle s’inscrit à la place des dédoublements de classes et des « modules ».

Donc faute d’engagements précis, faute d’un vrai programme pour les services publics, les belles paroles pourraient bien servir à couvrir la même politique sous d’autres formes.

La société décente

La première secrétaire du PS présente une autre formulation de son projet politique : une société décente. Elle présente ces deux formulations comme équivalentes. Ce que l’on pourrait discuter. La société décente renvoie à la « common decency » de Orwell, c’est-à-dire la défense d’un genre de vie modeste, égalitaire, où les valeurs se nomment travail, solidarité, défense de la vie communautaire, méfiance radicale à l’égard des politiciens professionnels… Christopher Lasch rapproche le populisme (au sens américain) du concept orwellien de « common decency ». Jean-Claude Michea a redonné sa place dans le débat philosophique et politique actuel à la « common decency ». Il serait à la fois encourageant et stupéfiant que la première secrétaire du PS reprenne à son compte les idées d’Orwell et de Michéa comme base pour la reconstruction d’une doctrine socialiste moderne.

Mais comme Martine Aubry ne cite pas expressément la « common decency » dans un texte où les références philosophiques ne manquent pas (Lévinas), c’est peut-être parce qu’elle entend autre chose par « société décente ». Mais comme cela reste très flou, essayons une définition de la « société décente ».

C’est d’abord une société où chacun peut mener une vie décente : disposer d’un logement correspondant aux normes de surface et de confort généralement admises, pouvoir vivre de son travail, disposer de loisirs et d’un accès à la culture, pouvoir éduquer ses enfants et leur donner, selon leurs talents une instruction solide, et, enfin, être protégé contre les aléas de l’existence en cas de maladie ou quand sonne l’heure de la retraite. En gros c’est l’idéal de la transformation de la classe ouvrière en une classe moyenne bénéficiant d’un honnête niveau de vie et pouvant entretenir des espérances pour ses enfants. En gros c’est l’idéal de la social-démocratie traditionnelle – la social-démocratie « marxiste » d’avant la première guerre mondiale autant que la social-démocratie keynésienne des trente glorieuses. Ce n’est évidemment pas très révolutionnaire ni même très nouveau. Cependant dans la situation présente, garantir la réalisation effective de cet idéal exigerait une lutte décidée contre l’oligarchie financière et des mesures qui, aujourd’hui, paraissent tout à fait révolutionnaires s’imposeraient pour atteindre ces objectifs purement réformistes, que soutenaient jadis aussi bien les socialistes que les démocrates chrétiens. Ne serait-ce que la garantie pour chacun de vivre de son travail, cela demande qu’on en finisse avec le « marché libre » du travail, et du même coup cela exige également la rupture avec toute une série de directives de l’Union européenne...

Une société décente est aussi une société d’où est bannie l’indécence des revenus de la caste dirigeante. Quand un patron de banque se fait verser des salaires plusieurs centaines de fois supérieurs au salaire de base, ce devrait être tout simplement tenu pour de l’abus de biens sociaux. Techniquement parlant, la réduction des revenus des 0,1% de ploutocrates ne permettrait pas une hausse spectaculaire des revenus des plus pauvres. Mais ce serait tout simplement une question de décence ! Quand on sait par ailleurs qu’un part importante des plus hauts revenus ne paient pas un centime d’impôts sur le revenu grâce aux « niches fiscales », l’indécence atteint l’insupportable. On devrait être aussi nettement moins tolérant à l’égard de tous ces riches (la famille Mulliez par exemple) et ces vedettes du show-biz, de droite comme de gauche, qui se sont fiscalement expatriés pour ne pas payer au pot commun de la citoyenneté. Le cas de l’ami du président Johnny Halliday est bien connu mais en Suisse il croise aussi beaucoup d’amis de la gauche, des défenseurs des droits de l’homme, des pleurnicheurs sur les sans-papiers…

Nul doute que si le PS avance dans le sens que nous indiquons, il aura contre lui toute la presse ou presque et que les rangs des belles gens qui peuplent les comités de soutien pourraient s’éclaircir. Mais en perdant ceux qui ont le cœur à gauche et le portefeuille à droite, nul doute qu’il regagnerait l’estime et le soutien de ceux qui ne peuvent planquer en Suisse l’argent qu’ils n’ont pas.

Être et avoir

Enfin Martine Aubry donne une troisième définition de ce qu’elle entend par care : une société où l’on privilégie l’être, le bien-être, sur l’avoir. Cette troisième définition recoupe partiellement la « common decency », mais aussi les revendications avancées du côté des partisans de la décroissance. L’accumulation illimitée de marchandises n’est effectivement pas un idéal social décent et dans la tradition socialiste et communiste, l’idéal pour l’homme futur n’est généralement pas vu comme celui du hamster gavé qui fait tourner la roue dans laquelle il est enfermé.

Encore faut-il préciser qu’on peut se moquer du superflu quand on a déjà un confortable nécessaire – ce qui nous ramène au point précédent. Encore faut-il également préciser qu’on ne sait pas bien comment fixer la ligne de partage entre le nécessaire et le superflu et encore moins qui doit définir cette ligne. Pour qu’un peuple devienne frugal et privilégie l’être avec les autres, l’être cultivé, l’être citoyen, encore faut-il qu’il dispose de cette prospérité nécessaire à l’épanouissement de l’esprit civique. Et nous sommes ainsi ramenés à la question de la répartition des revenus et de la production des conditions matérielles d’existence.

Admettons que cette question soit résolue – comme on pensait pouvoir la résoudre au temps des trente glorieuses quand le modèle keynésien social-démocrate (qu’il soit rhénan, français ou suédois) semblait la solution enfin trouvée de la question sociale. Se posera alors une autre question plus ennuyeuse : si les individus ne mettent plus leur acharnement à posséder trois autos par famille, à changer les appareils électro-ménagers tous les cinq ans et à faire la queue pour acheter le dernier gadget inutile de la « high-tech », comment les capitalistes réaliseront-ils la plus-value ? L’heure aura-t-elle alors sonné d’une organisation de la production la plus économique possible, d’une diminution massive de la durée du travail et de l’extension du temps libre où l’homme est à lui même sa propre fin, comme le disait Marx ?

Pour ne pas conclure trop vite

Sous quelque angle que l’on prenne la « philosophie » de Martine Aubry, les mêmes questions se posent. D’un côté, si on prend au sérieux ce qu’elle dit sur les principes qui devraient fonder l’action d’un gouvernement socialiste, on y voit sans peine la trace du communisme à l’ancienne (lequel n’a rien à voir avec le « socialisme scientifique » ou le « socialisme réellement existant » concocté dans les officines staliniennes). Mais d’un autre côté, les conclusions de ces prémisses ne sont pas tirées – dans son interview au Monde, Martine Aubry cite quelques réalisations lilloises fort sympathiques mais cela ne suffit pas pour faire une politique sur le plan national. Et surtout les moyens manquent même pour réaliser les versions les plus minimalistes du « communisme » de Martine Aubry. Enfin, on voit mal comment tout cela peut cadrer avec la politique de DSK dont on a vu quel « care » il prenait pour les travailleurs grecs !

Écartons l’hypothèse non charitable qui veut que tout cela ne soit que de la poudre aux yeux pour amuser la galerie en attendant les élections. Partons des prémisses posées par la première secrétaire du PS et voyons sérieusement, sans maximalisme, mais sans concession avec un social-libéralisme aujourd’hui rejeté largement, comment on peut mettre en musique cette politique du soin, comment on avance vers une société plus décente. Une telle perspective redonnerait incontestablement du cœur au combat à ceux qui s’opposent aujourd’hui aux mauvais coups de Sarkozy et elle formerait la base d’un rassemblement politique pour nous débarrasser au plus tôt de cette « majorité » largement désavouée par le peuple mais qui continue de frapper sans relâche sur les plus faibles.

1Le livre de Guyau, qui était à l’état de manuscrit au moment de la mort du philosophe, a été édité par Alfred Fouillée qui avait déjà consacré un livre à Guyau et en avait traité dans un autre ouvrage. Fouillée est un des penseurs républicanistes que J-F Spitz a fort opportunément tirés de l’oubli dans son livre, Le moment républicain en France, Gallimard, 2005. Bien qu’il soit souvent en désaccord avec lui, Nietzsche a aussi beaucoup lu Guyau et l’appréciait.


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