La Turquie entre modernité et résurgence identitaire

mardi 8 juin 2010.
 

À cheval sur l’Europe, l’Asie centrale 
et le Moyen-Orient, la Turquie, qui est 
à un tournant de son histoire, s’interroge. Adhésion à l’UE, démocratie, 
question kurde, devoir mémoriel (massacres d’Arméniens 
de 1915), poids de l’armée et laïcité sont au cœur des débats.

Des tulipes. Jaunes, rouges, blanches. On ne voit que ça dans les parcs et jardins d’Istanbul. Pourquoi cette fleur  ? Parce que c’est le symbole de l’Empire ottoman. Après plus de quatre-vingts ans de kémalisme, la Turquie semble renouer avec son passé. « Dans les milieux intellectuels comme dans les couches sociales défavorisées, une certaine forme de passéisme gagne du terrain. Et la nostalgie ottomane, qui a été occultée, revient en force, notamment sur la scène politique et culturelle », écrit Nedim Gürsel (1). Tant et si bien que le programme d’« Istanbul, capitale européenne de la culture 2010 » (470 projets artistiques et culturels) a fait en sorte de raviver cette nostalgie à travers des spectacles en sons et lumières, des expositions, la littérature, les arts, les concerts et la restauration des vestiges de l’ancienne capitale ottomane. Mais le passé hittite, romain et byzantin n’est pas oublié, non plus que la période contemporaine.

La culture est en train d’agoniser

Envers du décor  ! « Capitale de la culture européenne  ? », s’étonne Emre. « Jusque-là, on n’a rien vu. On ne peut pas dire que les 14 millions de Stambouliotes soient concernés », ajoute-t-il. « C’est superficiel  ! C’est pour donner l’impression à l’Union européenne que la Turquie maintient le cap », estime Maya Arakon, professeur de relations internationales à l’université Yeditepe d’Istanbul. Selon elle, « la culture est en train d’agoniser. Faute d’investissements, le centre culturel Atatürk a fermé et on n’en a pas ouvert de nouveaux. Le plus vieux cinéma d’Istanbul, Emek, au plafond de style baroque, créé en 1923, situé dans un immeuble datant de 1860 sur l‘avenue Istiqlal en contrebas de la place Taksim, risque de disparaître ». L’immeuble va laisser place à un centre commercial en verre et béton  ! Architectes et intellectuels se battent pour le sauver. « Fermer ce cinéma a un sens symbolique », ajoute-t-elle. « Rien n’est fait pour vraiment valoriser le patrimoine ancien », constate un artiste indépendant rencontré à Sultanahmet. « On est en train de faire du vieux Istanbul une cité touristique, tandis que le peuple est de plus en plus repoussé vers les lointaines banlieues. »

Symboles de la modernité mais aussi lieux de contestation politique, la place Taksim et l’avenue Istiqlal, immense voie piétonnière dans la partie européenne de la ville. Ici, dit-on, transitent deux millions de personnes par jour  ! Ce samedi, autour du monument en hommage à Mustapha Kemal et à ses compagnons, des lycéens membres d’un parti d’extrême gauche exigent un accès plus démocratique à l’enseignement supérieur. Plus haut, autour d’un stand, une exposition de photos sur le dur métier des hommes du feu organisé par le syndicat des pompiers d’Istanbul dénonçant la sous-traitance du métier au profit d’entreprises privées. À proximité, des militants de l’AKP (Parti de la justice et du développement, issu de la mouvance islamiste) distribuent des roses aux femmes. En contrebas, de jeunes militants du Parti communiste de Turquie (PCK) distribuent des tracts dénonçant le « régime fasciste » turc  ! Tous appellent à la mobilisation pour le 1er Mai  : pour la première fois dans l’histoire de ce pays, syndicats et organisations de masse ont été autorisés à commémorer la Fête du travail. Les années précédentes, sur cette place, le 1er Mai était le théâtre de heurts violents entre manifestants et forces de police. Tout comme a été autorisée (pour la première fois) la commémoration des massacres de masse d’Arméniens de 1915 (voir l’Humanité du 26 avril). Est-ce à dire que la Turquie sous le gouvernement de l’AKP se démocratise  ? « Non et oui », répond Fatih Polat, journaliste au quotidien Evrensel, organe de l’Emep (Parti du travail de Turquie, gauche marxiste). « Un des succès de l’AKP est d’avoir fait reculer le poids de l’armée dans la vie publique », explique-t-il. « Pour le reste, il y a beaucoup à dire. Par exemple, concernant la révision constitutionnelle, il est peu probable que l’article 1, qui parle de nation turque, ignorant l’existence des minorités dont les Kurdes, soit modifié. Si ce gouvernement a autorisé la création d’une chaîne de télé en langue kurde (TRT 6), ce qui est une bonne chose, il n’en reste pas moins qu’il a demandé à Bruxelles d’interdire ROJ TV, basée en Belgique, sous prétexte qu’elle est proche du PKK (Parti du travail du Kurdistan, en lutte armée contre Ankara). Autres exemples  : le maire de Sur (Kurdistan) ainsi que 1 200 membres du DTP (Parti pour une société démocratique, interdit avant de devenir BDP, Parti de la paix et de la démocratie) sont incarcérés. Deux de ses dirigeants, les députés Ahmet Türc et Aysel Thgluk, sont interdits de parole. La condamnation récente de Leila Zana en premier appel à trois ans de prison a choqué l’opinion et provoqué un fort mouvement de sympathie en sa faveur en Turquie », poursuit-il. Pour avoir déclaré au Parlement lors d’un débat retransmis par la télé publique turque qu’« une guerre se déroule en ce moment même en Turquie » à propos de la situation au Kurdistan, la députée kurde Sebahat Tuncel s’est fait violemment tancer par le président du Parlement et insulter par des députés du CHP (kémaliste) et du MHP (ultranationaliste).

Une région sous tension extrême

Mais signe que la question kurde n’est plus taboue  : la réaction de la pop star turque Hakan Peker, qui a interpellé publiquement lors d’un concert à Istanbul le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, au sujet du Kurdistan. « On aurait dû régler le problème kurde il y a dix ans », s’inquiète Ebru Kus Sen, du comité d’organisation d’Istanbul capitale européenne de la culture. La jeune femme craint « que ce soit plus difficile aujourd’hui, tant les positions des uns et des autres se sont radicalisées ». En effet, pas un jour ne passe sans qu’un soldat turc ou des membres du PKK soient tués dans cette région sous tension extrême.

Quant à l’armée, qui se veut la gardienne des dogmes kémalistes dont la laïcité, et qui par trois fois a renversé des gouvernements, elle entretient des rapports crispés avec le gouvernement AKP. De fait, elle a usé de divers moyens pour le renverser  : il y a eu la proposition du gouvernement de levée de l’interdiction du port du foulard par les étudiantes à l’université avec à la clé une tentative d’interdiction de l’AKP par la Cour constitutionnelle sous prétexte d’atteinte à la laïcité, puis la tentative d’empêcher l’élection à la présidence turque d’Abdullah Gül en 2008, ce qui a provoqué des élections législatives anticipées remportées par ce même AKP en juillet de la même année… L’affaire Energekon en 2009-2010, du nom d’une organisation clandestine ultranationaliste regroupant des officiers supérieurs de l’armée à la retraite, démantelée après la découverte d’un plan de déstabilisation du pays  : assassinats d’hommes politiques, de journalistes et d’intellectuels, attentats à la bombe, provocations d’incidents armés à la frontière turco-grecque, bombardement de mosquées islamistes  ! Le tout visant à créer une situation d’instabilité généralisée propice à une intervention militaire avec à la clé la proclamation de l’état d’urgence, la dissolution du gouvernement et du Parlement  ! L’affaire, qui a fait grand bruit, est loin d’être terminée. Plusieurs dizaines d’officiers supérieurs à la retraite ont été interpellés. La « grande muette » se défend. « Nos soldats crient Allah Akbar quand ils combattent l’ennemi. Comment ose-t-on nous accuser de vouloir bombarder des mosquées », s’indigne l’un de ses responsables  ! « Mon sentiment est que l’armée ne s’est pas rendu compte que les temps ont changé, que la guerre froide est terminée et que rien ne peut plus être caché », assure Maya Arakon.

Pour l’heure, cette affaire Energekon semble servir le Premier ministre et son parti, l’AKP. Aussi, profitant que l’armée soit sur la défensive, ont-ils décidé d’enfoncer le clou. Le Parlement vient en effet d’adopter un projet de révision constitutionnelle qui sera soumis à un référendum. But de l’opération  : réduire l’influence de l’armée et celle de ses relais kémalistes au sein des institutions étatiques. Sont visés le puissant Conseil supérieur de la magistrature (HSYK), qui nomme les magistrats et la Cour constitutionnelle, deux bastions kémalistes laïques en conflit ouvert avec l’AKP, dont ils ont tenté d’interdire l’activité. Au nom d’une « laïcité infiniment plus dure que la laïcité française » et d’une conception de la nation turque niant l’identité kurde (2), ces deux institutions sont derrière les interdictions d’activité des partis et des députés kurdes, du port du foulard par les étudiantes à l’université et dans les institutions publiques, les poursuites contre les intellectuels appelant à un travail de mémoire sur les massacres d’Arméniens. D’où, à travers cette révision constitutionnelle, la volonté de rendre plus difficile la dissolution des partis politiques par le HSYK et la Cour constitutionnelle. L’opposition laïque, qui soupçonne l’AKP d’avoir un « agenda caché », affirme que le but de cette révision constitutionnelle est d’islamiser en « douceur » la société turque.

Abderrahmane Dilipak, écrivain et journaliste au Valeit Daily News, membre de Human Rights Watch, ténor de l’islamisme turc, qui dénonce « la théocratie laïco-kémaliste », s’en félicite  : il soutient la révision constitutionnelle. « La laïcité  ? Je ne suis ni pour ni contre. C’est un prétexte pour empêcher la société d’avancer. On est dans un pays musulman où on ne peut pas pratiquer librement sa religion. On essaie de l’emprisonner dans les mosquées », affirme-t-il sans se démonter. La Turquie, pays émergent, membre du G20 mais aussi deuxième puissance militaire de l’Otan, qui a doublé son PIB en cinq ans, à cheval sur le Moyen-Orient, l’Asie centrale et l’Europe dont elle veut être membre, puissance régionale incontournable, est à un tournant de son histoire. La modernisation à l’occidentale imposée avec une main de fer par les kémalistes, qui n’est pas, selon Altan Golpak, « un projet de modernité », semble avoir atteint ses limites (3). Si une majorité de Turcs reste attachée à la laïcité, l’islam turc n’a pas encore tout à fait tranché en son sein le vieux débat opposant les tenants d’une islamisation de la modernité et ceux qui prônent la sécularisation de la religion.

Hassane Zerrouky

(1) Nedim Gürsel, La Turquie, une idée neuve en Europe, Empreinte. (2) Altan Gokalp, « Turquie  : les tabous 
d’une démocratie » in la Pensée du midi n° 19, novembre 2006. (3) Idem.


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