Crise de l’euro ou Europe sociale (Paul Boccara, PCF)

jeudi 3 juin 2010.
 

Contre les plans d’austérité engagés en Europe, quelle démarche opposer ? Pour l’économiste communiste Paul Boccara, l’évolution de la crise, l’impasse à laquelle conduisent les plans européens de soutien aux dettes publiques renforcent la crédibilité des propositions qu’il avance en faveur d’une transformation de la construction européenne, du rôle 
de la BCE et de l’euro. 
Des propositions 
qu’il conçoit comme 
une contribution 
au rassemblement 
des forces de progrès.

Les mesures adoptées par les dirigeants européens, début mai, constituent-elles un tournant dans la crise qui secoue l’Union européenne  ?

Paul Boccara. La crise grecque et sa dimension européenne se développent depuis des mois, mais l’insuffisance des mesures prises et la gravité de la situation dans toute l’Europe du Sud ont entraîné un véritable tournant. Cela conforte nos analyses marxistes et communistes. Car la mise en place d’un fonds de stabilisation européen – un tournant par l’ampleur des transformations – persiste à soutenir les marchés financiers et les banques, et non un développement social. Cela fragilise les mesures et renforce l’exigence de transformations radicales de progrès social.

Quel lien y a-t-il entre tous les événements intervenus depuis 2008  ?

Paul Boccara. Ce qui a éclaté en 2008, c’est un surendettement privé considérable, avec la crise financière des subprimes et l’énorme spéculation sur cette dette mondialisée qui a éclaté. D’où les difficultés extrêmes des banques et après une crise très profonde de suraccumulation financière, la crise de suraccumulation réelle, avec le recul de la croissance au niveau planétaire, en 2009.

La profondeur de la crise de 2008 et 2009 a entraîné un tournant dans la crise systémique, avec des interventions énormes des États et des Banques centrales pour sauver le système. Mais cela a beaucoup renforcé l’endettement public. Du surendettement privé l’on est passé à un surendettement public. Ce qui a relancé la spéculation sur les dettes publiques, parce que l’on n’a pas changé les critères des banques et des fonds, malgré les promesses de nouvelle régulation. L’immensité de la spéculation renvoie à une crise radicale du système capitaliste. La spéculation l’envahit comme un cancer, contre l’utilisation des formidables progrès techniques pour les nouveaux besoins sociaux.

Qu’est-ce qui rend possible un tel développement du cancer spéculatif  ?

Paul Boccara. Cela tient d’abord à la révolution monétaire du décrochement des monnaies par rapport à l’or. D’où une création monétaire effrénée en dollars ou en euros, une base de la spéculation. La révolution informationnelle, de son côté, permet d’énormes économies de facteurs par rapport à la production et dégage des disponibilités considérables pour spéculer. Mais les économies de facteurs renforcent aussi l’insuffisance de la demande, qui est compensée par un endettement privé et public, tendant à devenir excessif et à s’effondrer.

Comment se situe la crise grecque dans ces évolutions  ?

Paul Boccara. Il y a une spécificité de l’Union européenne et de la Grèce. Grâce à l’euro, des pays comme la Grèce ou l’Espagne, le Portugal, l’Italie, et même la France ont pu accroître leur dette beaucoup plus que s’ils n’avaient que leur monnaie nationale. L’euro a favorisé le surendettement public de la Grèce et d’autres, pour acheter surtout à l’Allemagne, très dominante commercialement dans l’Union, ou encore à la France, des armes notamment. Il y a eu tellement de dettes par rapport aux possibilités de remboursement de la Grèce, que les agences de notation ont dégradé ses notes de risque et que les taux d’intérêt sur sa dette n’ont cessé de monter. On est passé à une spéculation à la baisse de la valeur des titres pour relever les taux d’intérêt. Avec son déficit et des taux d’intérêt sur les dettes nouvelles élevés, jusqu’à 11 % et plus, la Grèce n’a pu continuer à s’endetter pour rembourser.

Cette crise de la zone euro menace-t-elle tout le système monétaire et financier international  ?

Paul Boccara. Cette crise de surendettement public et de spéculation touche des pays européens bien plus importants comme l’Espagne. Sont exposés, par leurs prises de dettes publiques, les banques des pays en difficulté et surtout celles de la France et de l’Allemagne, les fonds et les assurances. Mais aussi les banques et les fonds spéculatifs des États-Unis. D’où le contrecoup à l’échelle mondiale. En outre, il est possible que la spéculation américaine ait visé aussi la défense du dollar et des titres publics américains, afin de reporter les difficultés sur l’euro, dans la confrontation avec l’Europe, avec la Chine… En effet, la prochaine crise de surendettement, beaucoup plus grave à l’échelle mondiale, concernera tous les titres publics, la dette américaine, la plus formidable, et le dollar.

Face à l’échec de la construction européenne actuelle, certains en viennent à proposer la sortie de notre pays de la zone euro, est-ce une solution  ?

Paul Boccara. Nous avions critiqué la monnaie unique et proposé une monnaie commune. Ce qui se passe justifie nos critiques. Mais ceux qui proposent la sortie de l’euro ne voient pas que les possibilités de création monétaire de la révolution monétaire peuvent être utilisées pour faire prédominer le développement social. L’Union européenne offre une bien plus grande surface pour la création monétaire. On pourrait s’appuyer sur l’euro pour le financement du progrès social et de la coopération en Europe, à l’opposé de son rôle favorisant l’exportation des capitaux et entraînant la faiblesse de la croissance européenne. Bien plus, abandonner l’euro revient à laisser le dollar dominer le monde pour la finance. Changer le rôle de l’euro contribuerait à une autre construction mondiale émancipée du dollar, avec une véritable monnaie commune mondiale pour le progrès social. Pour la Chine, coopérer avec l’euro, pour contrer la domination des États-Unis, est autrement crédible.

Les propositions récentes de l’Union européenne de création d’un fonds de stabilisation et de transformation du rôle de la BCE ne peuvent-elles pas permettre de résoudre la crise  ?

Paul Boccara. Après le plan de 110 milliards d’euros des États européens et du FMI pour rembourser les créanciers de la Grèce, c’est la montée des contagions. Déjà, le plan a été conditionné à des mesures de réduction des salaires, des retraites, des dépenses publiques et d’augmentation des impôts (TVA, etc.) pour rembourser. Mais cela déprimera la croissance, donc les recettes publiques et les remboursements. Ce type de rigueur et de risques est imposé en Espagne, au Portugal, en Italie, en Irlande, et même en France, où Fillon s’engage au gel et même au recul des dépenses publiques. D’où le besoin de soutiens financiers d’une tout autre ampleur. Et les dirigeants européens évoquent désormais les insuffisances de la construction de l’euro et des traités européens.

Ils avancent trois transformations  : un fonds européen de stabilisation financière, des rachats par la BCE de titres publics, une autre gouvernance européenne. C’est très ambitieux et audacieux, mais cela ne va pas résoudre en définitive la crise européenne, car le nouveau plan de 750 milliards d’euros reste fondé sur la domination des marchés financiers, avec des dettes pour alimenter le fonds et avec les achats et les ventes de titres de la BCE, outre la contribution du FMI. Cela crédibilise donc une alternative radicale.

Quelles propositions alternatives peuvent être envisagées à propos de la Banque centrale et du fonds  ?

Paul Boccara. Nous avons proposé, depuis longtemps, que la BCE prenne, avec sa création monétaire, des titres de dette publique. Cela afin de soutenir les services publics et une croissance fondée sur un nouveau développement social, à l’opposé du pacte de stabilité. Cette proposition acquiert une crédibilité nouvelle. Mais il faut la développer. Je propose une autre intervention de la BCE et un tout autre fonds, un fonds européen de développement social. Cela va dans le sens des taux d’intérêt à la Grèce abaissés de 5 % à 1 % de la pétition de l’Humanité et des plans de relance sociale, demandés par la Confédération européenne des syndicats et les syndicats grecs.

Comment se feraient ces interventions du fonds et de la BCE  ?

Paul Boccara. Il faut une mixité à prédominance publique et sociale. D’une part, se poursuivraient les placements de dettes publiques sur les marchés financiers, mais ils reculeraient. D’autre part, progresseraient les dettes publiques financées par création monétaire de la BCE, en faisant pression sur les taux d’intérêt et les exigences des marchés. La BCE, par création monétaire, achèterait des titres de dette publique avec des taux très bas, voire nuls. Elle interviendrait en liaison avec le fonds de développement organisant les attributions des fonds provenant des rachats des titres de dettes. Le fonds de développement viserait une expansion des services publics pour une croissance durable d’efficacité sociale, en privilégiant les pays en difficulté.

Le fonds serait aussi alimenté par des taxations des flux financiers. Et des obligations de prise de titres publics à bas taux d’intérêt seraient imposées aux banques, aux assurances, aux fonds d’investissement. Ensuite la BCE aurait un autre rôle, de refinancement des banques pour un nouveau crédit pour l’emploi et la formation dans les entreprises. Ce crédit, depuis des fonds régionaux jusqu’à la BCE en passant par un pôle financier public, offrirait des taux d’intérêt, pour des investissements matériels et de recherche, d’autant plus abaissés que l’on fait de l’emploi et de la formation. Le développement des services publics peut contribuer à la demande aux entreprises et favoriser ce nouveau crédit incitatif. Il peut aussi inciter aux qualifications et à la productivité. Cette double action des Banques centrales, pour les services publics et pour l’emploi, pourrait se poursuivre jusqu’au niveau mondial avec un nouveau FMI, en passant par d’autres banques zonales, comme la Banque du Sud, en Amérique latine.

N’y a-t-il pas là une nouvelle gouvernance européenne, très différente de celle envisagée par Angela Merkel et Nicolas Sarkozy  ?

Paul Boccara. Il faut une progression, et surtout une démocratisation de la gouvernance européenne. Cela s’opposerait à la direction prévue d’un fonds nouveau par la Commission européenne et par les États, sans parler du contrôle envisagé des budgets des États par la Commission. Un contrôle démocratique du fonds de développement social se ferait au niveau européen et au niveau national, avec des représentants du Parlement européen, des Parlements nationaux, du Comité économique et social européen, des syndicats, des représentants des services publics. Pour une nouvelle gouvernance, nous proposons une démocratie participative et d’intervention depuis les citoyens et les travailleurs, dans les entreprises, les services publics, les localités, et avec les élus. La nouvelle gouvernance aurait aussi une dimension internationaliste. L’Union européenne est dominée par l’Allemagne et à un moindre degré par la France, également dominée. C’est la prédominance du capital financier qui entraîne ces dominations. On ne pourra les faire reculer pour une véritable unité des nations dans l’Union européenne que sur la base d’un développement social en coopération.

Quelles luttes peut-on engager pour se saisir de ces propositions nouvelles  ?

Paul Boccara. Ces luttes devraient faire se rejoindre trois niveaux. Il y a d’abord une dimension sociale avec le rôle des syndicats et du mouvement social, cherchant leur débouché politique. Ensuite, il y a les forces politiques, les forces de gauche, avec de nouveaux rapprochements entre elles, en France et en Europe, sur un autre contenu de transformations sociales. En troisième lieu, il y a le niveau idéologique contre l’intégrisme des marchés et de l’étatisme, avec notamment la contribution des intellectuels, dont les économistes marxistes et hétérodoxes. On pourrait organiser une rencontre européenne de participants de ces trois forces pour qu’ils débattent de contre-propositions, de luttes nationales convergentes et de luttes communes, d’un réseau durable pour l’action.

Comment surmonter les divisions 
des forces de gauche et progressistes, françaises et européennes, et parvenir à rassembler dans l’action  ?

Paul Boccara. Les exigences sociales des syndicats peuvent jouer un rôle très important pour faire pression sur la social-démocratie. Ainsi, en Allemagne, alors que la social-démocratie collabore avec Merkel, elle recommence à s’en écarter, tandis que le syndicat DGB a pris position, de même que la CES, avec John Monks, de manière critique sur l’euro et pour la relance sociale. Les pressions sociales et idéologiques sur la gauche et la social-démocratie peuvent s’exercer d’autant plus qu’elles sont confrontées au défi nouveau de la droite européenne, à l’audace et à l’ampleur de ses mesures, dépendant pourtant des marchés financiers, en s’opposant au progrès du modèle social européen. Si la social-démocratie veut réussir l’alternance, elle peut être obligée de travailler pour l’alternative, et le PCF s’efforce de contribuer à des propositions rassembleuses dans ce sens.

En France, le Parti socialiste a voté le plan pour la Grèce au Parlement, mais cela l’a mis à la remorque de la droite. Il a d’ailleurs été obligé d’exprimer des réserves qui, si elles avaient été poussées jusqu’au bout, auraient pu aller vers la recherche d’une alternative. Il ne suffit pas d’avoir un discours à gauche, il faut des propositions précises et audacieuses. D’ailleurs, dans la gauche du PS certains économistes sont en partie influencés par nos propositions.

Face au cancer financier et à la mise en cause du modèle social et des services publics, au-delà d’une émancipation économique et politique, c’est une autre civilisation en Europe, et dans le monde, avec d’autres valeurs de coopération, de partage, de solidarité, de créativité commune, qui peut rassembler.

Entretien réalisé par Pierre Ivorra


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