" Katyn : une obsession polonaise "

jeudi 6 mai 2010.
 

Le 9 avril 1940, le journal intime du major Solski, officier polonais fait prisonnier par les troupes soviétiques pendant la seconde guerre mondiale, s’achève sur ces mots : "Depuis l’aube, la journée commence singulièrement : départs en fourgon cellulaire, dans de petits compartiments. Horrible ! On nous emmène quelque part en forêt (...). Et là, une fouille complète. On me retire ma montre, qui indique 8 h 30. On me demande ma bague, on me prend mes roubles, ma ceinture, mon canif..." Combien de temps s’est écoulé entre ces mots et le moment où le corps du major Solski, son carnet dans la poche, est tombé dans la fosse commune de la forêt de Katyn, près de Smolensk, aujourd’hui en Russie, une balle dans la nuque ? Une heure ? Deux heures ? On ne le saura jamais. Mais ces dernières notes griffonnées à la hâte pour ses proches ont, elles, en livrant la date au-delà de laquelle il ne leur écrirait plus jamais, laissé un témoignage capital sur l’identité de ses assassins et de ceux des 4 142 autres officiers polonais exécutés avec lui, pendant ces jours d’avril 1940.

Soixante-dix ans plus tard, le 10 avril 2010, à 8 h 56, le Tupolev transportant le président polonais, Lech Kaczynski, sa femme, l’état-major de l’armée et une importante délégation de personnalités polonaises s’écrase dans la forêt de Smolensk, à l’approche de l’aéroport. A 8 h 20, le président a appelé son frère jumeau, Jaroslaw, depuis l’avion, pour lui dire que tout se passait comme prévu, qu’il allait bientôt atterrir. Pourquoi l’avion s’est-il écrasé ? Pendant que les experts étudient la boîte noire, la Pologne en deuil ne peut qu’imaginer. Et murmurer ce même mot : Katyn. Puisque les 96 victimes polonaises de l’avion présidentiel allaient précisément rendre hommage aux morts de Katyn, à l’occasion du 70e anniversaire du massacre.

Katyn. Tragédie polonaise, douleur polonaise, obsession polonaise, désormais dupliquée. Pour comprendre le choc de la Pologne aujourd’hui devant cette extraordinaire ironie de l’Histoire, il faut savoir à quel point Katyn a scandé, depuis soixante-dix ans et jusqu’à ces jours derniers, clandestinement puis publiquement, la vie du pays et ses relations tumultueuses avec le grand voisin de l’Est, l’URSS puis la Russie. Monstrueux massacre stalinien, mensonge d’Etat couvert par deux générations de dirigeants communistes polonais et soviétiques, Katyn a été le point de ralliement d’une nation contre l’envahisseur, puis la revendication d’une vérité historique, due au nom de l’affranchissement. "Couronnement du pacte (germano-soviétique) Molotov-Ribbentrop", selon l’intellectuel Adam Michnik, Katyn est au coeur de l’identité polonaise pour avoir reflété, aussi, l’ambivalence de la gauche européenne à dénoncer les crimes de Staline. Au point que lorsqu’il parvint enfin, après de multiples difficultés, à réaliser son film Katyn en 2007, Andrzej Wajda, dont le propre père, le capitaine Jakub Wajda, a été tué là-bas, refusa toute aide ou participation étrangère : ce devait être un film polonais.

Avril, encore. Dans la nuit du 12 au 13 avril 1943, la radio allemande annonce la découverte dans la forêt de Katyn d’un charnier contenant les corps de 4 143 officiers polonais. Les cadavres des officiers, encore vêtus de leurs uniformes, certains les mains ligotées, ont été empilés en douze couches. La radio nazie précise qu’il n’y aura "aucune difficulté à identifier les corps car, grâce à la nature du terrain, ils sont complètement momifiés et les Russes ont laissé sur les victimes leurs documents personnels". Le 15 avril, Radio-Moscou riposte en rejetant ces "monstrueuses calomnies" et accuse les "bandits germano-fascistes" d’avoir assassiné les officiers polonais, après les avoir capturés en 1941.

Pendant des décennies, ces deux versions vont s’affronter. Pour les Allemands, le massacre remonte à 1940, quand les officiers étaient aux mains des Soviétiques. Lorsque l’armée polonaise a été écrasée par les assauts conjugués de la Wehrmacht et de l’Armée rouge, en octobre 1939, plus de 200 000 prisonniers de guerre ont été déportés en URSS. En juin 1941, les troupes de Hitler, déferlant sur le territoire soviétique, ont traversé l’Ukraine en quelques semaines : la zone où étaient internés ces prisonniers polonais se trouve désormais sous domination nazie.

Les Polonais, eux, n’ont jamais eu de doutes. D’abord parce que les familles des officiers déportés en URSS ont cessé de recevoir de leurs nouvelles en avril 1940. Ensuite parce qu’un rapport de la Croix-Rouge internationale a, en 1943, apporté des indications accablantes sur la culpabilité soviétique. Et plus l’URSS nie, plus les Polonais sont convaincus qu’elle est coupable. Le fait que le charnier de Katyn n’ait livré "que" 4 143 corps - ceux des officiers détenus au camp de Kozelsk - ne les empêche pas, au contraire, de penser que les 10 500 autres officiers polonais internés eux, dans les camps de Starobelsk et Ostachkov, et disparus aussi, ont subi le même sort. La vérité est encore pire, puisque, à Katyn et dans d’autres lieux de la région, ce sont au total 21 857 officiers et responsables civils polonais qui ont été exécutés.

Etouffée sous la Pologne du pacte de Varsovie, la quête incessante de l’aveu soviétique devient plus vive que jamais dans la société polonaise lorsque Solidarnosc commence à contester, au début des années 1980, le monopole communiste. En février 1988 à Moscou, Mikhaïl Gorbatchev, au nom de la glasnost, évoque la nécessité de remplir "les pages blanches" de l’histoire soviétique et accepte la création d’une commission mixte d’historiens polonais et soviétiques, dont les travaux avanceront très lentement, faute de pouvoir accéder aux archives. La visite de M. Gorbatchev à Varsovie, en juillet de la même année, fait naître l’espoir à Varsovie, vite déçu : le secrétaire général du PCUS regagne Moscou sans avoir rien lâché. Il faut attendre août 1989 pour que le voile soit levé par les Nouvelles de Moscou, organe de la glasnost, dans un article intitulé "Les secrets de la forêt de Katyn"...

La presse et les historiens polonais, eux, ont déjà largement brisé la loi du silence. Le mois suivant, le porte-parole du gouvernement polonais encore communiste pour quelques mois, Jerzy Urban, s’autorise l’audace d’annoncer que Varsovie a transmis à Moscou des documents prouvant la responsabilité du NKVD, la police politique de Staline, dans le massacre de Katyn.

Avril, toujours : l’aveu, incomplet mais clair, arrive enfin le 13 avril 1990, lorsque Radio-Moscou reconnaît la responsabilité du NKVD dans la mort des soldats et officiers polonais internés en septembre 1939 dans des camps soviétiques. L’aveu est incomplet parce que l’on ignore encore, à ce stade, comment sont morts les 10 500 hommes manquants. Ce sera, finalement, le grand rival de Gorbatchev, Boris Eltsine, qui transmettra au président Lech Walesa, le 14 octobre 1992, les archives du NKVD sur le massacre. Le mensonge aura survécu à l’URSS, disparue en 1991.

Ces archives révèlent toute l’horreur d’une décision prise froidement à l’unanimité par le Politburo, le 5 mars 1940, et signée de la main de Staline, donnant l’ordre de fusiller 26 000 Polonais, militaires et civils, internés en URSS. C’est Beria, le chef du NKVD, qui, dans un rapport joint, avait préconisé d’exécuter "ces ennemis endurcis et incorrigibles du pouvoir soviétique". Exactement ce qu’avaient soupçonné les Polonais : l’URSS avait voulu briser la Pologne résistante, la décimer, anéantir ses élites, empêcher l’Etat polonais de fonctionner en le privant à jamais de ses officiers et hauts fonctionnaires civils. Aucun autre "pays frère" n’a eu droit à un tel traitement.

Sans l’aveu sur Katyn, une normalisation des relations entre la Pologne et la Russie était impossible. Mais les zones d’ombre qui ont persisté depuis, la difficulté d’accéder aux archives russes, le refus de Moscou de qualifier le massacre de "crime de guerre" et de formuler des excuses ont largement atténué la portée de l’aveu tardif. Même la présence du premier ministre russe, Vladimir Poutine, le 7 avril à Katyn, aux côtés de son homologue polonais, Donald Tusk, pour rendre hommage aux victimes n’a pas totalement convaincu : il reste, a dit le Polonais ce jour-là, "du chemin à parcourir vers la réconciliation".

Samedi soir, les deux hommes étaient de nouveau réunis, sur les lieux de la catastrophe que Lech Walesa a aussitôt qualifiée de "second Katyn" parce qu’elle a, au même endroit, décapité l’Etat polonais. A la BBC, Radek Sikorski, le très atlantiste ministre des affaires étrangères, a salué "la réaction exemplaire des Russes" et prédit que, "paradoxalement", les relations russo-polonaises allaient s’en trouver améliorées. Comme en écho, la télévision russe a programmé dimanche soir Katyn, le film de Wajda.

Sylvie Kauffman


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