Turquie. Un tabou se brise sur les massacres d’Arméniens

mardi 27 avril 2010.
 

Pour la première fois, des Turcs ont commémoré les massacres d’Arméniens de 1915. Pour le journaliste arménien Pakrat Estukyan, compagnon de lutte de Hrant
Dink, assassiné 
en janvier 2007, 
ce qui s’est passé 
est un génocide.

« Quand j’étais enfant, on n’a jamais utilisé le mot de génocide dans ma famille. On parlait de catastrophe, de massacres, d’exil. Avec le temps, les choses ont changé. Pour moi, ce qui s’est passé en 1915 est un génocide », dit d’une voix tranquille Pakrat Estukyan, responsable de Agos, l’hebdomadaire bilingue (turc et arménien) objet des foudres de l’extrême droite nationaliste turque. « Dans l’atmosphère actuelle en Turquie, on n’utilise pas ce mot. Le sujet est encore tabou. » L’utiliser vaut de tomber sous le coup de l’article 301 du Code pénal turc. L’assassinat du rédacteur en chef d’Agos, Hrant Dink, le 19 janvier 2007, à deux pas du siège du journal, rue Halaskargazi, dans le quartier Osman Bey à Istanbul, est encore présent dans les mémoires. « Ça a été un rude coup surtout pour ses amis et les 
60 000 Arméniens d’Istanbul. Une grande partie d’entre eux était désespérée. Nous avons pu surmonter l’épreuve. Le journal a doublé sa pagination (20 pages en turc et 4 en arménien) et son tirage. Notre détermination pour faire avancer la démocratie et la vérité en est sortie renforcée », ajoute-t-il. Des portraits du journaliste ornent les murs du siège et le bureau de la rédaction en chef. « Comme vous voyez, rien n’a changé. Son bureau est resté dans l’état où il l’a laissé. On se réunit toujours ici pour décider du menu du journal », poursuit Pakrat.

Confiant, le journaliste estime que « les choses évoluent, pas encore au niveau souhaité, mais il y a des signes ». En effet, fait inédit, samedi, pour la première fois, des Turcs et des Arméniens ont commémoré les massacres de 1915. Dans la matinée, une petite foule d’Arméniens d’Istanbul s’est rassemblée au cimetière de Baliki autour de la tombe de Hrant Dink et pour commémorer aussi les premiers massacres commis en 1895 sous le règne du sultan Abdel Hamid.

À midi, les choses ont failli tourner au vinaigre quand une centaine de personnes brandissant des portraits d’Arméniens disparus se sont rassemblées devant la gare d’Haydarpasa, sur la rive asiatique du Bosphore, à l’appel de la section d’Istanbul de la Ligue des droits de l’homme, sous la conduite du président de la Ligue, Eren Keskin, qui a demandé que la Turquie assume son passé. C’est de cette gare qu’est parti le premier convoi de 220 membres de l’intelligentsia arménienne, ce qui avait donné le signal du début des massacres à grande échelle. Sur les lieux, des nationalistes brandissant le drapeau turc ont tenté de perturber la commémoration. « Vous mentez, vous êtes des traîtres », criait l’un d’eux. La police, présente en force, est alors intervenue pour ramener le calme.

En fin d’après-midi, place Taksim, au cœur d’Istanbul, la tension était palpable. La police était présente en force depuis le début de l’après-midi. La foule qui déambulait sur cette place piétonnière semblait indifférente. Mais ils étaient plusieurs centaines à avoir répondu à l’appel lancé par des intellectuels turcs, parmi lesquels Ahmet Insel et Cingiz Aktar, pour exiger des autorités d’assumer ce qui s’est passé en 1915. Certains assis, d’autres debout, œillets rouges et bougies à la main. Des contre-manifestants nationalistes étaient tenus à distance par les forces de l’ordre. Pour ne pas donner de prétexte aux autorités pour sévir, les organisateurs ont évité le terme de « génocide », lui préférant celui de « catastrophe ».

La question fait débat. Pour Fatih Apolat, membre du syndicat des journalistes de Turquie et membre du parti Emep (Parti du travail de Turquie), « il faut laisser les sociétés civiles des deux pays régler la question. Les politiques ne doivent pas s’en mêler ». Même position pour Maya Arakon, enseignante de sciences politiques à l’université Yedetepe d’Istanbul, signataire de l’appel au pardon et en proie aux menaces des nationalistes du fait de ses interventions à la télévision turque. « On a commencé à construire une relation avec la société civile d’Arménie. Mais tout est tombé à l’eau quand le premier ministre Erdogan avait brandi la menace d’expulsion des 100 000 immigrés arméniens en Turquie », regrette-t-elle.

Et les Arméniens de Turquie  ? « En ce qui me concerne, je me considère comme un citoyen turc d’origine arménienne », explique Pakrat Estukyan. « Quant au reste, si on se réfère à la Constitution, tous les Turcs de quelque origine qu’ils soient sont égaux devant la loi. Mais il y a le non-écrit. En fait, il existe un blocage contre ceux qui ne sont pas musulmans. Un Arménien ne peut pas être procureur, juge, officier ou diplomate. Il peut être enseignant supérieur, chercheur, mais pas recteur d’université. En revanche, il peut être élu. » Quant aux relations Turquie-Arménie, il estime que pour avancer il faut une « volonté politique » des deux côtés. « Des accusations lourdes ont été portées par les milieux nationalistes des deux pays contre leurs propres gouvernements. En Turquie, on a accusé le gouvernement Erdogan de vouloir “vendre la patrie”. Je regrette cependant qu’il ait reculé en conditionnant la normalisation des relations turco-arméniennes au règlement de la question du Haut-Karabakh, revendiqué par l’Azerbaïdjan turcophone (1). »

Hassane Zerrouky

(1) Le Haut-Karabakh est un territoire azerbaïdjanais occupé par l’Arménie 
depuis 1993.


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