Thaïlande : vers un bain de sang ? (4 articles)

mardi 27 avril 2010.
 

4) Ça sent la poudre en Thaïlande

Le chef du gouvernement, Abhisit Vejjajiva, a annoncé hier l’usage de la force contre 
les manifestants qui occupent depuis le 12 mars le centre de Bangkok.

Exit la négociation. Le gouvernement a choisi la force contre ses opposants, les chemises rouges, qui occupent depuis le 12 mars le quartier d’affaires de Bangkok, Ratchaprasong. « Il y aura une opération pour reprendre Ratchaprasong, mais nous ne pouvons en révéler le processus », a déclaré hier le premier ministre Abhisit Vejjajiva.

Le chef de l’exécutif se présentait, lors de son allocution télévisée hebdomadaire, en compagnie du chef de l’armée, Anupong Paojinda. « Nous sommes une armée pour la nation, pour la monarchie et pour le peuple. Nous ferons notre travail, sans prendre parti. Nous suivrons la politique du gouvernement », a assuré le général. Jeudi, il avait cherché à donner des gages d’impartialité de l’institution militaire, responsable du coup d’État de 2006 qui avait chassé du pouvoir le magnat des médias, Thaksin Shinawatra, poursuivi pour népotisme et corruption, et dont se réclament les chemises rouges. Le général Anupong Paojinda avait déclaré publiquement ne pas vouloir user de la force.

La veille, le gouvernement avait adressé une fin de non-recevoir à la proposition des chemises rouges. Ces dernières réclamaient la dissolution du Parlement dans les trente jours, en échange de la libération des artères de Ratchaprasong. Auparavant, elles avaient revendiqué la dissolution immédiate. Mais le premier ministre refuse ce qui serait un « précédent » et s’en tient à des élections anticipées en décembre, soit un an avant le terme du mandat gouvernemental. L’absence d’accord fait craindre le pire. Jeudi, lors d’affrontements entre manifestants anti- et progouvernementaux, des attentats à la grenade ont fait un mort et 80 blessés. Par ailleurs, une tentative avortée de l’armée de ramener l’ordre dans les 3 km2 du centre de la capitale occupés par les chemises rouges a fait, le 10 avril, 25 morts et 800 blessés.

« Abhisit a ordonné la répression contre nos partisans sous quarante-huit heures », traduisait, samedi, un des responsables des chemises rouges. Les opposants au gouvernement menacent maintenant de s’emparer de l’un des plus grands centres commerciaux d’Asie, le Central World. Et, à 500 km de Bangkok, un blocage routier a empêché l’arrivée de renforts supplémentaires de policiers dans la capitale. Le pays est plus que jamais divisé. Les chemises rouges réclament un retour à l’ordre constitutionnel d’avant le coup d’État de 2006. Elles recrutent principalement dans les couches populaires du nord et de l’est du pays, mais essaiment dans la capitale. Le Parti démocrate, émanation des classes urbaines, dirige un gouvernement de coalition. Il s’emploie à présent à gagner du temps. Mais n’offre pas de solution aux profondes divisions que traverse le pays.

Gaël De Santis

Article de L’Humanité

3) Bangkok sous la menace d’un nouveau bain de sang

La perspective d’un bain de sang à Bang-kok s’est renforcée hier après les menaces à peine voilées de l’armée d’une intervention imminente pour disperser les manifestants antigouvernementaux, qui ont transformé le centre de la capitale en camp retranché. « Afin de disperser la foule, les autorités prendront des mesures décisives et ce sera le chaos », a assuré le colonel Sunsern Kaewkumnerd. Depuis lundi, les manifestants font face à des soldats armés de fusils d’assaut qui ont pris position pour les empêcher d’étendre encore leur territoire. Le pays tout entier redoute une répression sanglante après une première tentative ratée des militaires, le 10 avril, pour déloger les chemises rouges. Les affrontements avaient fait 25 morts (19 civils, 5 militaires et 1 journaliste japonais) et plus de 800 blessés. Le porte-parole de l’armée a lancé un avertissement aux contestataires, qui exigent la démission du premier ministre, des élections anticipées et le retour à la situation constitutionnelle d’avant le putsch de 2006. L’hypothèse d’une intervention armée est d’autant plus plausible qu’à l’impasse politique s’ajoute une tension sociale de plus en plus forte. Chaque nuit, quelques centaines de manifestants pro-gouvernement, qui se proclament « sans couleur », et dont certains sont des habitants du quartier, provoquent les rouges avec des insultes et des jets de pierres et de bouteilles.

Chemises rouges contre chemises jaunes

Dimanche dernier, les chemises jaunes royalistes, ennemis jurés des rouges, ont donné sept jours au gouvernement d’Abhisit Vejjajiva pour en finir avec le mouvement, dont la majorité des membres, à l’origine issus des couches populaires du nord et du nord-est du pays, s’étoffe des couches urbaines les plus défavorisées.

Les manifestations ont par ailleurs gagné la ville de Khon Kaen, un des bastions des rouges, dans le nord-est du pays. Un millier d’opposants bloquent depuis mercredi un train transportant des soldats et du matériel dans la gare de cette capitale provinciale. Dans la nuit, quelques centaines d’autres ont aussi forcé trois bus de militaires à regagner leur casernes. « L’incident a pris fin lorsque les 150 soldats ont accepté de repartir dans leur base, à Udon Thani », a indiqué le commandant de la police provinciale de Khon Kaen. Mais le blocage du train menace de s’enliser. Les leaders rouges ont ordonné à leurs sympathisants dans la région d’affluer vers la gare pour y renforcer leur présence.

Après avoir demandé, lundi, une audience au roi Bhumibol, quatre-vingt-deux ans, figure immensément respectée, qui est hospitalisé depuis septembre, l’opposition a déclaré, jeudi, qu’elle souhaitait l’intervention d’« une force de maintien de la paix » des Nations unies. Une lettre adressée au secrétaire général Ban Ki-moon, sera remise en ce sens à la représentation de l’ONU à Bangkok. Le porte-parole de l’armée a jugé cette demande inopportune. « Il s’agit d’une affaire intérieure », a affirmé Sunsern, appelant les manifestants « innocents » à rentrer chez eux.

Dominique Bari

2) En Thaïlande, l’unité du royaume a volé en éclats

Article paru dans le Monde, édition du 21 avril 2010

Même les Thaïlandais vivant au rythme des crises que traverse le royaume depuis 2006 s’y perdent un peu... L’affrontement principal oppose les « chemises jaunes », monarchistes et défenseurs des élites aristocratiques et financières de Bangkok, aux « chemises rouges », paysans, ouvriers et défavorisés nostalgiques de l’ex-premier ministre Thaksin Shinawatra, ainsi que des démocrates contestant la légitimité politique des élites au pouvoir.

Mais il faut aussi compter avec les « chemises roses », des « jaunes » reconvertis depuis qu’ils ont marqué les esprits par leur radicalité. Avec les « pastèques », « verts à l’extérieur et rouges à l’intérieur », soldats en treillis sympathisants présumés des « rouges », qui seraient réticents à participer à une répression. Avec ceux que la rumeur a baptisé les « chemises noires », ces mystérieux paramilitaires qui auraient déclenché la fusillade meurtrière du 10 avril (vingt-cinq morts). Aux dernières manifestations des « jaunes-roses », d’autres se disaient « multicolores », et d’autres encore plus poétiquement « arc-en-ciel », pour « la paix entre les couleurs ». Une jeune fille, l’air las, finissait par s’affirmer « daltonienne ».

Si cette guerre des couleurs est source d’éclats de rire, elle est aussi porteuse de crises à répétition, et surtout révélatrice d’une division profonde de la société. Derrière le mythe d’un peuple uni derrière le plus ancien souverain de la planète, le vénéré Bhumibol Adulyadej, 82 ans dont soixante-quatre de règne, et derrière des politiques évoluant sous l’ultime contrôle d’une armée reine des coups d’Etat, la Thaïlande se fractionne.

Dans le camp des « rouges », qui manifestent à Bangkok depuis le 14 mars, réclamant le départ du premier ministre, Abhisit Vejjajiva, et l’organisation d’élections parlementaires, la colère gronde. Sur les nattes des protestataires, qui occupent le quartier commercial de Ratchaprasong, la misère de la Thaïlande s’étale, entre un paquet de riz et une photographie jaunie de Thaksin. Et la rage foudroie les élites et un système politico-militaire plus controversé que jamais.

« Nous voulons la démocratie, et vivre bien. » Wicha Puangkaew vient du village de Maehongson, dans le Nord. Il est ouvrier dans le bâtiment et gagne 300 bahts (7 euros) par mois. Il regrette le gouvernement de Thaksin Shinawatra (2001-2006), parce qu’il fut élu par le peuple certes, mais surtout parce que « même si Thaksin était corrompu lui aussi, nous vivions bien ». L’ex-premier ministre, milliardaire autoritaire, avait lancé des programmes sociaux comme jamais le pays n’en avait connu, notamment un accès facilité aux prêts bancaires et un plan de santé permettant à chaque Thaïlandais de se faire soigner dans un hôpital pour 30 bahts.

Après le départ de Thaksin en exil suite au coup d’Etat militaire de 2006, ces programmes n’ont pas été arrêtés, mais le gouvernement souffre de son absence de légitimité. Depuis la crise économique, le fossé entre la capitale et le pays rural est béant, l’arrogance des élites criante, la redistribution des richesses inexistante.

Le moine Pongpra Kantaveero est venu de Loei, dans le Nord-Est. Il a rejoint les « rouges », « par pitié pour le peuple ». « Tout est une question d’absence de justice, murmure Pongpra. Les »rouges« sont les manants de la société thaïlandaise. » L’homme à la robe safran dit souhaiter la même chose que tous les « rouges » : « justice » et « égalité ».

Sur la place du monument de la Victoire, où « jaunes », « roses » et « multicolores » se rassemblent, appelant le gouvernement et l’armée à résister aux « rouges », l’ambiance est plus urbaine, décontractée, mais les mots frappent fort. « Les »rouges« détruisent le pays, dit Opis Paungboo, une juriste. Ils sont pauvres, pas éduqués, manipulés. Ils n’ont aucune idée de ce qu’est la démocratie. » « Ils viennent des classes inférieures », renchérit Jakkrit, un étudiant.

« Les »rouges« lancent un véritable défi à cette société », pense le professeur de sciences politiques Sirote Klampaiboon, signataire d’une lettre d’universitaires, pro-« rouges » ou indépendants, appelant à des élections législatives. « Il ne faut pas les sous-estimer. Il n’y a pas, avec eux, que de pauvres paysans du Nord, mas également beaucoup d’habitants de Bangkok et de gens des classes moyennes. Thaksin avait ouvert la vie politique à une nouvelle élite, à de nouveaux capitalistes, il avait commencé à révolutionner le système... »

Thaksin, malgré ses dérives et ses défauts, avait contribué à lever le voile qui recouvrait les fractures de la Thaïlande en se préoccupant du bien-être des Thaïlandais, un rôle traditionnellement dévolu au roi et dont ce dernier a fort peu fait usage. L’armée et les « jaunes » y ont également contribué en facilitant l’installation d’un pouvoir perçu comme illégitime. Les « rouges » y contribuent aujourd’hui, par leur intransigeance.

Malgré le risque de violences, l’ouvrier Wicha restera à Bangkok, avec ses amis « rouges », « jusqu’à la chute du gouvernement ». Tout juste concède-t-il qu’il a déjà fait trois allers-retours au village pour, avoue-t-il d’un sourire malicieux, « vérifier que ma femme est toujours à la maison ».

La Thaïlande a découvert qu’elle était désunie, peut-être pour longtemps irréconciliable. Et que la libération de la parole, qui frappe le gouvernement et l’armée, et parfois même la maison royale, était irrémédiable. Cette liberté, cette ivresse, provoque autant de plaisir que de peur. Et une réelle incertitude dans l’avenir.

Rémy Ourdan

1) Le pouvoir, fragilisé, charge l’armée de rétablir l’ordre à Bangkok

Article paru dans le Monde, édition du 18 avril 2010

Les « chemises rouges » redoutent un nouvel assaut. Après avoir échoué à arrêter les chefs de la contestation, vendredi 16 avril, le gouvernement thaïlandais a transféré à l’armée ses pouvoirs de police. Le premier ministre, Abhisit Vejjajiva, apparaît plus fragilisé que jamais, et c’est le chef de l’armée, Anupong Paojinda, qui est chargé de rétablir l’ordre à Bangkok, où les partisans de l’ex-premier ministre Thaksin Shinawatra, déposé en 2006 par un coup d’Etat militaire, manifestent depuis le 14 mars.

Le gouvernement est passé à l’action dès la fin des festivités de Songkran, le Nouvel An bouddhiste. Informée d’une réunion entre chefs « rouges » dans un hôtel, hors du périmètre que les protestataires occupent à Rachaprasong, le quartier des affaires, la police a encerclé le bâtiment et poursuivi les opposants dans les étages. En vain. Tous se sont échappés, prenant des officiers en otage pour protéger leur fuite.

Revenu parmi ses compagnons, Arisman Pongruangrong est salué chaleureusement. Sa fuite a été rocambolesque. Il est descendu le long du mur, agrippé à des câbles électriques, sous l’oeil des caméras. Célèbre chanteur de pop, Arisman est recherché pour avoir dirigé l’assaut contre le Parlement le 7 avril. Il avait déjà mené une action d’éclat en 2009, lors d’une réunion des dirigeants d’Asie du Sud-Est à Pattaya, obligeant la Thaïlande à annuler le sommet.

« Ce gouvernement qui nous appelle des »terroristes« a donné l’ordre à la police de me tuer, dénonce Arisman. Mais je n’ai pas peur. » Juste après sa fuite de l’hôtel, Arisman avait appelé à la « guerre » contre le gouvernement et à la « traque » du premier ministre. Quelques heures plus tard, à Rachaprasong, le héros du jour tempère ses ardeurs. « Entre le gouvernement et nous, c’est une guerre des idées, pas une guerre à mort, dit-il. Et lorsque je parle de »traque« , je dis simplement qu’Abhisit ne peut plus diriger ce gouvernement. Nous devons le chasser du pouvoir. »

« DOUBLE LANGAGE »

Pour le premier ministre, réfugié dans un camp militaire à Paholyothin, dans les faubourgs de Bangkok, depuis le début des manifestations, ces arrestations ratées sont un nouvel échec. M. Abhisit n’est parvenu à calmer les « rouges » ni par la négociation, offrant de dissoudre le Parlement et d’organiser des élections d’ici à la fin de l’année 2010, ni par la force, un assaut s’étant soldé le 10 avril par une déroute des forces de sécurité et la mort de 23 personnes.

« Les Thaïlandais comptent sur le gouvernement pour rétablir l’ordre », martèle le porte-parole de M. Abhisit, Panitan Wattanayagorn, rencontré dans les bureaux provisoires du gouvernement, au 11e régiment d’infanterie. « La négociation est la seule solution. Nous sommes prêts à amender la Constitution, à créer un environnement politique stable, à relancer l’économie, puis à mener la nation vers des élections, dit-il. Mais le scrutin ne peut pas avoir lieu trop tôt, sinon la campagne ne pourra pas avoir lieu sereinement. » Panitan Wattanayagorn dénonce le « double langage » des « rouges » : « Ils se disent démocrates mais occupent le Parlement, ils se disent démocrates mais menacent les forces de sécurité, ils se disent pacifiques mais ont des armes. »

Critiqué après ces échecs à endiguer la crise, appelé par certains à organiser des législatives au plus vite comme le réclament les « chemises rouges », le gouvernement doit aussi tenir compte de la pression de ses partisans, monarchistes, milieux financiers et « chemises jaunes ». Le passage de relais à l’armée est ainsi interprété comme le signal d’une intervention militaire imminente.

Le chef de l’armée, Anupong Paojinda, qui dirige une institution désireuse de se situer au-dessus de la mêlée politique, fut cependant le premier, après les combats du 10 avril, à appeler à un accord sur la date de prochaines élections. Rien ne dit donc qu’un assaut contre les « rouges » est inéluctable. Les généraux auront sans doute, comme toujours en Thaïlande, le dernier mot, mais les intentions d’Anupong Paojinda, qui prendra ses décisions en liaison avec les conseillers du roi Bhumibol, restent impénétrables.

Rémy Ourdan


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