Abstention et défiance envers les partis dans les milieux populaires

lundi 19 avril 2010.
 

1) les Profils de l’abstention

Les femmes ont été beaucoup plus nombreuses (58 %) à s’abstenir que les hommes (49 %) et près des trois quarts (72 %) des électeurs de dix-huit à trente-quatre ans se sont abstenus, selon un sondage effectué les 19 et 20 mars par TNS Sofres/Logica. L’abstention se retrouve à 69 % chez les ouvriers et 64 % chez les employés. Selon un sondage Obea-InfraForces, réalisé fin mars, pour 86,2 % des interrogés, les hommes politiques français se préoccupent surtout de leur carrière et, pour 67 %, ils sont coupés de la vraie vie des Français. Pour 35,9 % des personnes sondées, ne pas aller voter traduit un mécontentement, tandis que 27,6 % considèrent que voter ne sert à rien et 23,9 % ne se sentent pas représentés par les candidats.

2) L’esquive des urnes dans les quartiers populaires

Les habitants des quartiers populaires ont-ils renoncé au vote ? Lors des dernières élections régionales, l’abstention y a atteint des sommets. Dans certaines villes, comme à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), elle a grimpé à 64,1 %. Un mois après, l’Humanité est retournée sur place pour donner la parole à ces citoyens.

Ce jeudi après-midi, la maison de quartier Floréal, située au pied des tours, au nord de Saint-Denis et en bordure du parc de La Courneuve, semble bien calme. Ici, le taux d’abstention a atteint 71,46 % au premier tour des élections régionales, 67,49 % au second. À l’entrée, deux jeunes fument une cigarette. Un peu réticents à parler du vote, Alexis et Jean-Marc finissent par se lâcher sur la situation des jeunes de la cité Floréal. Le premier, âgé de vingt ans, n’a pas voté. « Moi je suis franco-portugais. J’ai la nationalité française, mais c’est surtout que je travaillais dimanche au restaurant… » Jean-Marc, lui, s’est rendu aux urnes mais uniquement au premier tour, car dit-il, « il y avait plus de choix qu’au second. De toute façon, ils font leurs petites alliances et tout est joué d’avance ».

Dans le hall de la maison de quartier, pendant les cours de soutien scolaire dispensés par des étudiants, nous croisons le chemin de Laurence, mère de famille et présidente d’une association de danse. Laurence vit à Floréal depuis 1967. Elle y a donc passé son enfance. « Je ne suis pas allée voter parce que je travaillais. Et puis, de toute façon, ça ne change rien à nos vies. Il faut aussi prendre en compte le fait qu’il y a beaucoup d’étrangers qui ne peuvent pas voter. Pour les autres, ils sont comme moi. Ils ne voient pas l’intérêt de voter. » Pour cette habitante pourtant très investie dans la vie associative, ce désintérêt va de pair avec une dégradation constante des immeubles depuis environ six ans. « Avant dans le quartier, les gens s’engageaient dans le bénévolat. Les retraités faisaient de l’aide aux devoirs. Les enfants allaient dans les bibliothèques. Il y avait un vrai souci de la collectivité. Maintenant, c’est chacun pour soi. Même dans les quartiers, les gens sont devenus individualistes. »

Cet essoufflement associatif, Brahim Saai, responsable du collectif Fusion à Villiers-le-Bel, l’a également remarqué. « En 2007, les associations avaient mené un travail de terrain énorme pour mobiliser les gens, leur expliquer l’importance et les conséquences du vote. Mais aujourd’hui elles sont à court d’arguments. Les associatifs eux-mêmes ont capitulé. C’est évident, on est moins mobilisés qu’à la présidentielle. »

Situé au sud-est de Saint-Denis, proche du quartier des 4 000 à La Courneuve, le quartier du Franc- Moisin fut à la fin des années 1960 un des bidonvilles les plus importants de France. En quelques années, il passe du statut de cité de transit à celui de grand ensemble. Aujourd’hui, Franc-Moisin/ Bel-Air compte 8 000 personnes, avec près de 3 000 logements sociaux. L’abstention ici tourne autour de 63 %. Au premier étage d’un immeuble de la rue Danielle-Casanova, au-dessus d’une boucherie halal, l’Espace services publics accueille des permanences d’écrivain public, d’assistantes sociales, de la Sécurité sociale ou encore de la CAF… Un groupe de femmes, venues fêter la fin d’une formation pour le code de la route, se lance volontiers dans un échange sur l’intérêt du vote. Sur six habitantes du Franc-Moisin, trois ne sont pas allées voter.

Karima explique simplement : « Ça ne m’intéresse pas. Je ne vois pas tellement à quoi ça sert les régionales. Dans ma famille, personne n’a voté… C’est pour élire qui déjà ? » Pour Diana, trente-huit ans, c’est un peu différent : « Je n’ai jamais voté et je ne voterai jamais. Chez les témoins de Jéhovah, nous sommes pour un autre royaume, où seul Dieu peut établir les règles. » Sihem, la quarantaine, s’emporte : « C’est à cause de gens comme vous qu’on a un taux d’abstention atterrant. Moi, j’ai voté aux deux tours. Depuis que Sarko est au pouvoir, les choses empirent. »

Kadia, jeune maman, a tenu à voter. Pour elle, c’est une question d’habitude : « Mon père nous a toujours forcés à voter depuis qu’on a dix-huit ans. Quand il est arrivé en France en 1963, il travaillait comme ouvrier chez Opel. Il a obtenu sa nationalité française et il considère que le vote est un droit à exercer. Pour moi, voter, c’est faire partie de la société. Ça représente ce qu’on est. » Mouna, la cinquantaine, fait la moue : « Non, non, moi je n’ai rien à dire… Je suis plutôt de gauche, mais je n’aime pas la politique, ça ne me concerne pas. » Fatiha vit à Saint-Denis depuis 1992. Son mari, lui, est arrivé en France en 1975. Maman de cinq enfants, elle s’est rendue aux urnes avec son mari mais impossible de convaincre leur fils de dix-neuf ans : « On a insisté pour qu’il vienne mais il dit que la politique, c’est des paroles en l’air, du bla-bla, que la droite et la gauche, c’est pareil. Il refuse de voter. » Du vote aux conditions de vie, il n’y a qu’un pas. Et la discussion de se déporter peu à peu sur la vie au Franc- Moisin. Aucune de ces habitantes n’a choisi d’y vivre. Elles décrivent toutes une ambiance difficile. Et affirment que la seule manière d’y rester sans avoir de problèmes, c’est de faire comme les trois singes de la sagesse. Diana mime les gestes : « Ne rien voir, ne rien entendre et ne rien dire. » « Depuis que le quartier a été créé, ils ont entassé les Noirs et les Arabes dans un secteur, tranche Sihem. Les loyers ne sont pas chers et on comprend vite pourquoi. Les choses ne peuvent pas aller mieux. » Au Franc-Moisin, poursuit Diana, « il faut faire gaffe avec qui tu parles. Mon seul but, c’est de protéger mes enfants. Pour le reste, je trace ma route. Vous voyez, à quoi ça sert de voter ? Y’a rien qui change ! »

Un peu plus au sud de la commune dionysienne, à la maison de quartier de la Plaine, Cindy, trente ans, a le même sentiment : « J’ai voté au second tour comme un acte citoyen et parce que des gens se sont battus pour ce droit. Mais franchement, pour moi tous les partis politiques se valent. Les paroles, c’est bien, mais dans les actes, ça ne change pas. »

Qu’en pensent les politiques ? Ils ne semblent guère surpris par ce rejet en bloc. Didier Paillard, maire de Saint- Denis, analyse l’abstention comme « le ras-le-bol » d’une forme élective. « Les gens doutent des capacités des politiques à changer les choses, même au niveau local. Notre ville bouge énormément mais nous ne pouvons pas résoudre les problèmes de chômage et de conditions de vie des jeunes, qui vivent moins bien que leurs parents. Par ailleurs, aux régionales, nous n’avons pas eu de candidat issu de Saint-Denis et cela empêche de s’identifier. » De son côté, Pierre Laurent, conseiller régional d’Île-de-France et coordinateur national du PCF, y voit les dégâts de la crise économique et du présidentialisme. « Les gens sont dans une angoisse terrible du lendemain. Du coup, l’absence de résultats des politiques menées pour les aider est ressentie d’autant plus brutalement. La pipolisation de la vie politique n’aide pas à élever le niveau des campagnes. »

Le faible score de participation s’explique, pour Brahim Saai, par la stigmatisation permanente des quartiers. « Les gens ne sont pas dupes. Ils rejettent ces faux problèmes qui vont de la burqa jusqu’à l’affaire Ali Soumaré. Les habitants des quartiers ne voient aucun changement concret pour eux. Du coup, le sentiment qui prédomine c’est le “tous pourris”. » Zouina Meddour, ancienne directrice de la maison des Tilleuls, chargée de mission à la parentalité et à la lutte contre les discriminations à la mairie du Blanc-Mesnil (Seine-Saint-Denis), partage le constat sur l’abstention et avance plusieurs facteurs : « D’abord, les régionales, ça ne parle pas aux gens. Ensuite, la campagne n’a pas porté sur les enjeux de fond. Je trouve très grave qu’on ressorte à quelques mois des élections la burqa et l’insécurité, avec toujours les mêmes boucs émissaires. On brouille le message en direction des citoyens. Moi-même, j’ai voté blanc au second tour. Et pourtant ma sensibilité est clairement à gauche. » Pour cette fille d’immigrés algériens, le ras-le-bol dans les milieux populaires est palpable. La dégradation des conditions de vie est bel et bien indissociable d’une image du politique tout aussi dégradée Pour Abdelhak Kachouri, récemment élu vice-président du conseil régional d’Île-de-France (PS), c’est la preuve qu’il est nécessaire « de changer notre façon de faire de la politique, en partant des problèmes concrets des gens. Il faut privilégier la proximité et la rencontre avec les habitants, pour redonner ses lettres de noblesse à l’activité politique ». Mais ajoute Pierre Laurent, « il ne s’agit pas non plus de venir serrer des mains dans les quartiers pour repartir aussitôt. Il s’agit surtout de permettre aux habitants des quartiers de s’engager et de construire leur propre chemin ».

Dans leur ouvrage la Démocratie de l’abstention *, Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen pointent comment le niveau de compétence dans le domaine politique détermine l’intérêt que l’on y porte. L’engouement pour les votations citoyennes portées par les habitants eux-mêmes prouve que la capacité de mobilisation n’est pas figée. À l’instar du référendum en octobre dernier contre la privatisation de La Poste, auquel de nombreux habitants des quartiers populaires ont participé. À la question « Le gouvernement veut changer le statut de La Poste pour la privatiser, êtes-vous d’accord avec ce projet ? », 98 % des votants, soit quelque 2,1 millions de personnes, avaient répondu « non ». Construire son propre chemin, le prendre en main collectivement, c’est peut-être par là que passera le salut de la chose politique.

IXCHEL DELAPORTE

(*) La Démocratie de l’abstention, de Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen. Éditions Gallimard, 2007.

3) Olivier Ihl « La défiance envers 
les partis est réelle »

Professeur de science politique à l’IEP de Grenoble, Olivier Ihl analyse le décrochage des milieux populaires comme une crise de la représentation politique.

Olivier Ihl est coauteur avec Yves Déloye de l’Acte de vote, paru aux éditions Presses de Sciences-Po, 2008.

À chaque élection, l’abstention semble de plus en plus forte. 
Y a-t-il une particularité électorale propre aux quartiers populaires  ?

Olivier Ihl. Les études sur l’abstentionnisme ont montré depuis longtemps le rôle de l’intégration sociale dans le niveau de participation électorale. Mais lors des élections régionales, une partie de l’abstentionnisme tient aussi à la faible identification des exécutifs régionaux. La logique de l’offre électorale doit donc être soulignée. Peu d’électeurs – et encore moins dans les milieux les moins dotés socialement – perçoivent clairement les enjeux propres à l’institution régionale. La faible mobilisation des milieux populaires, touchés par le chômage et les délocalisations tient aussi à l’action propre des partis qui ont déployé peu d’efforts pour clarifier le sens de ce vote.

La désaffection des milieux populaires pour le vote est-elle le miroir grossissant d’une désaffection plus globale  ?

Olivier Ihl. Le résultat des européennes et des régionales souligne que le « sursaut » de la présidentielle en 2007 n’aura été qu’un feu de paille. La tendance à la déprise électorale est bel et bien une réalité. Les enquêtes par questionnaire le confirment  : l’indifférence mais également la défiance à l’égard des partis et du personnel politique s’étendent au point d’atteindre des niveaux très élevés. C’est le signe d’une difficulté croissante des représentants à porter la parole des électeurs.

La classe politique peine-t-elle
à prendre la mesure de l’écart qui se creuse entre le politique
et les citoyens…

Olivier Ihl. Les électoralistes ont l’habitude de dire que « les électorats confus reflètent des partis confus ». C’est aux leaders politiques de mobiliser sur le terrain, de proposer des choix clairs, de rendre ces choix conformes aux attentes du plus grand nombre. Et ces attentes ne manquent pas en période de crise économique. Mais je ne crois pas que les politiques délaissent volontairement une population défavorisée. Contrairement aux États-Unis, où le poids de l’argent dans les campagnes électorales incite à privilégier les couches sociales où l’utilité marginale de chaque dollar investi reste élevée, la France garde une approche avant tout civique. Pour le dire autrement, l’implication du plus grand nombre reste l’horizon des stratégies électorales. Avec, dans chaque parti, des efforts pour enrôler des catégories sociales spécifiques. Mais cet exercice a ses limites  : on l’a vu avec l’abstentionnisme frondeur d’une partie de l’électorat de droite.

Selon vous, quels sont 
les risques pour les démocraties contemporaines  ?

Olivier Ihl. Le niveau de participation électorale est le gage du crédit (le mot, rappelons-le, vient de creditum », la confiance) attaché à la démocratie électorale. Aussi, l’accroissement durable et significatif du taux d’abstention vient affaiblir le sens même de la représentation politique. D’autres répertoires d’actions collectives vont s’en trouver qualifiés… bien éloignés de la règle majoritaire.

Entretien réalisé par Ixel Delaporte


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