Bajanov révèle Staline

mardi 16 décembre 2014.
 

Au soir de sa vie, Boris Bajanov se décide à parler et il apporte le témoignage unique de celui qui, pendant plusieurs années, entrait librement dans le bureau de Staline, et l’a vu éliminer ses rivaux : Trotski, Zinoviev, pour devenir maître absolu de l’URSS.

Bajanov révèle Staline (chap. 4)

Né en 1900, Bajanov connaît une carrière fulgurante, due à son génie d’organisateur. C’est à vingt-trois ans qu’il est nommé collaborateur particulier de Staline, avec le titre de " Secrétaire du Politburo ". Il organise toutes les séances de cette instance suprême du Parti et connaît tous les secrets.

Bajanov voit de près Molotov, Zinoviev, Trotski, Kaménev, Boukharine, Litinov, Iagoda, Radek... Il découvre peu à peu un pouvoir qui se fonde sur des dizaines, des milliers, bientôt des millions de morts. "Retenez-moi ou je fais un malheur" publie ce passionnant récit, d’une part en raison de son intérêt historique et, d’autre part, parce qu’il permet d’établir un intéressant parallèle entre les apparatchiks soviétiques et nos propres politiciens " de gauche ".

CHAPITRE 4

Adjoint de Staline

Secrétaire du Politburo

En me passant les pouvoirs de secrétaire du Politburo, Nazarétian me dit : " Camarade Bajanov, vous ne vous représentez pas l’importance du poste que vous occupez à présent. "

En effet, je le comprendrai seulement deux jours plus tard, quand je présenterai pour la première fois le projet de l’ordre du jour de la prochaine séance du Politburo.

Le Politburo

Le Politburo est l’organe central du pouvoir. Il résout tous les problèmes majeurs concernant le gouvernement du pays (ainsi que la révolution mondiale). Il siège deux ou trois fois par semaine. L’ordre du jour de ses séances ordinaires comporte une bonne centaine de questions, parfois jusqu’à 150 (il y a aussi des séances extraordinaires, pour traiter de problèmes urgents). Toutes les administrations, tous les organismes centraux qui ont des questions à soumettre au Politburo me les adressent, au secrétariat du Politburo. Je les étudie et rédige un projet d’ordre du jour pour la prochaine séance du Politburo. Mais ce n’est pas à moi de le confirmer, c’est à la " troïka ". C’est là que je découvre soudain le véritable mécanisme du pouvoir de la " troïka ".

Les coulisses du Politburo

A la veille d’une séance du Politburo, Zinoviev, Kaménev et Staline se réunissent. Au début, c’est le plus souvent dans l’appartement de Zinoviev, et plus tard, ce sera généralement dans le cabinet de Staline, au Comité central. Officiellement, il s’agit d’approuver l’ordre du jour du Politburo, ce qui n’est prévu par aucun statut ni règlement. Je pourrais le faire, aussi bien que Staline, mais c’est la " troïka " qui s’en charge, et cette réunion de la " troïka " est une véritable séance d’un gouvernement secret qui décide ou plutôt pré-décide de tous les problèmes essentiels.

Quatre personnes seulement assistent à la réunion : le trio et moi-même. Je rapporte brièvement toutes les questions proposées à l’ordre du jour du Politburo, j’en précise l’essence et les particularités. En principe, la " troïka " décide seulement si un problème doit être discuté à la séance du Politburo ou non. En réalité, les membres de la " troïka " s’entendent sur la façon dont une question doit être résolue à la séance du lendemain au Politburo ; ils cogitent sur la solution, se distribuent même les rôles qu’ils joueront au cours des débats. Je ne note aucune décision, mais en réalité, tout se décide ici. Demain, à la réunion du Politburo, il y aura une discussion, des décisions seront prises, mais tout l’essentiel a été décidé ici, dans un cercle étroit ; discuté sincèrement, entre soi (on n’a pas à se gêner l’un devant l’autre), entre vrais détenteurs du pouvoir. En fait, c’est là le vrai gouvernement, et mon rôle de premier rapporteur sur toutes les questions et d’inévitable confident de tous les secrets, de toutes les décisions prises en coulisses, dépasse de loin celui d’un simple secrétaire du Politburo. A présent, je saisis le sens de la remarque de Nazarétian.

Il est vrai que rien n’est éternel sous le soleil, et la " troïka " pas plus que le reste ; mais ce mécanisme du pouvoir fonctionnera encore parfaitement pendant deux ans.

Mon rapport à la " troïka " sur chaque point doit être rapide, clair et précis. Je vois que la " troïka " est très satisfaite.

La pagaille et le chaos

Le secrétariat du Politburo est sous mes ordres. Tout comme le secrétariat de l’Orgburo, il est composé d’une dizaine de membres du Parti dévoués, triés sur le volet, éprouvés. Eux aussi travaillent de l’aube à la nuit. La pagaille et le chaos sont encore plus grands ici qu’à l’Orgburo : les montagnes de paperasses sont beaucoup plus grandes, et entassées dans un ordre incompréhensible. On réussit rarement à dénicher un papier ou un renseignement. Et si l’on y parvient, c’est pour une raison particulière : l’une des collaboratrices, Liouda Kouryndina, demoiselle de haute taille et de grand format, est dotée d’une mémoire étonnante et difficilement explicable.

Il faut trouver d’urgence un rapport, envoyé un mois ou deux auparavant par le Conseil supérieur de l’Economie nationale sur la question de la politique des prix. Où peut-il être ? Impossible de mettre la main dessus. Kouryndina se plonge dans une séance de voyance, et finit par se rappeler qu’elle a dû le voir dans l’un des classeurs qui se trouvent dans tel coin (des archives considérables). On passe en revue tous ces classeurs, et parfois on trouve effectivement le rapport en question.

Réorganisation

Je m’applique à tout réorganiser comme à l’Orgburo, à l’aide de fichiers et d’index. Mais ici, le personnel l’accepte mieux : le secrétariat de l’Orgburo se trouve à côté, au même étage, et on est au courant ici depuis longtemps des résultats miraculeux de la réforme. Deux ou trois mois plus tard, tout est rentré dans l’ordre et on trouve chaque document instantanément.

Les secrétaires du Comité central et les chefs des sections qui jugeaient auparavant tout à fait vain de fouiller dans les gouffres du Politburo s’y adressent maintenant volontiers et reçoivent immédiatement le renseignement cherché. De plus, ils commencent à nous donner en exemple à leurs subordonnés : " Pourquoi y a-t-il chez vous un tel fouillis ? Pourquoi ne pouvez-vous rien retrouver ? Voyez, le secrétariat du Politburo a dix fois plus de papiers que vous, et on y trouve instantanément le renseignement qu’on cherche. "

Trois mois plus tard, le personnel a un horaire normal, comme au secrétariat de l’Orgburo : le travail se termine non plus à une heure du matin, mai vers cinq à six heures du soir. Mais ici, il n’y a pas de déception. Ici, les collaborateurs ne peuvent pas se considérer comme de simples ronds-de-cuir. Ils savent que, à longueur de journée, tous les secrets d’Etat passent entre leurs mains ; ils en sont fiers et se considèrent toujours, en toute circonstance, comme un personnel investi d’une confiance particulière.

Les estafettes de la Guépéou

Etant donné que tous les matériaux maniés par mon secrétariat sont " particulièrement " et " absolument " secrets, il existe un corps spécial d’estafettes de la Guépéou pour les distribuer et les récupérer. Ce sont des tchékistes sélectionnés, endoctrinés et dressés, bien armés, vêtus de cuir de la tête aux pieds. Portant un document ou un procès-verbal du Politburo dans une enveloppe cachetée, ils franchissent toutes les barrières dressées par les secrétaires et pénètrent chez le destinataire : membre du Comité central ou commissaire du peuple : " Pour le camarade Untel, urgent, absolument secret, en main propre, avec décharge sur l’enveloppe. " Si le destinataire est Trotski, par exemple, ils pénétreront dans son cabinet, ne confieront l’enveloppe en chemin à personne et à aucun prix ; ils la remettront entre les mains de Trotski, resteront plantés à côté de lui pendant qu’il ouvrira l’enveloppe et ne s’en iront pas avant qu’il ait apposé sa signature sur l’enveloppe et la leur ait rendue. Ils ont été dressés de façon telle qu’ils répondent de leur tête d’une enveloppe qui leur a été confiée, et on ne pourrait la leur prendre sans passer sur leur corps.

Le secrétariat du Politburo où je travaille se trouve au cinquième étage de l’immeuble du Comité central sur la Staraïa Plochtchad (" Vieille Place "). Les séances du Politburo ont lieu au Kremlin, dans la salle des séances du Sovnarkom. Mes collaboratrices et moi apportons au Kremlin, dans une grosse voiture, un chargement précieux : les matériaux du Politburo et les derniers procès-verbaux. Deux tchékistes armés, du corps des estafettes, nous accompagnent. Ils ont toujours des visages tendus : on les a persuadé qu’il n’existait pas de documents plus secrets que ceux-ci, et qu’il fallait les défendre jusqu’à la dernière goutte de leur sang. Bien sûr, personne ne nous a jamais attaqué.

Après avoir lu un procès-verbal, un extrait ou un autre document du Politburo, son destinataire -membre du Comité central (qui n’a pas le droit d’en prendre copie)- le renvoie au secrétariat du Politburo par la même estafette ; là, on vérifie, on prend acte des envois et des retours, puis on détruit les matériaux (excepté ceux qu’on garde pour les archives). Ce travail est effectué par mes collaboratrices qui s’occupent également du tirage des documents, de l’impression des procès-verbaux et des notes, des archives, et de tous les autres problèmes techniques.

Tamara Khazanova

Au nombre de mes collaboratrices se trouve une jeune fille d’une grande beauté, Tamara Khazanova, une Géorgienne, qui a de grands yeux noirs, très beaux. Je n’ai encore jamais eu de vrai grand roman d’amour. Je me retiens de celui-ci à temps : Tamara est aussi bornée que belle. Quelques années plus tard, elle deviendra une grande amie de la femme de Staline, Nadia Allilouïeva, mais ce ne sera pas une amie du même niveau, comme par exemple la femme de Molotov, Jemtchoujina. Tamara adorera Nadia comme une collégienne et la suivra comme son ombre. Elle sera tout le temps chez elle et s’occupera de ses enfants. Lorsque Nadia se suicidera et que les enfants resteront à la charge des domestiques, Tamara continuera de s’occuper d’eux. Il semble qu’à ce moment-là elle sera l’objet, si l’on peut dire, d’une bienveillance particulière de la part de Staline. Mais elle est sotte, et il ne pourra pas la supporter longtemps. Occupant le poste de secrétaire de la fraction communiste du Conseil central des Syndicats, elle finira par séduire Andréïev, un membre du Politburo, qui l’épousera.

Le secrétariat de Staline

A présent, j’entre au secrétariat de Staline. Cette institution aura une longue histoire. Actuellement, il est dirigé nominalement par Nazarétian. Mais celui-ci partira en congé, et son absence sera prolongée pour cause de maladie. Il reviendra à la fin de l’année pour très peu de temps, sera envoyé par Staline à la Pravda, avec des instructions spéciales (j’en parlerai ultérieurement -c’est une histoire qui a fait beaucoup de bruit), et ne reviendra plus dans l’appareil du Comité central.

Le destin de Nazarétian

Amayak Nazarétian est un Arménien fort cultivé, intelligent, doux et maître de soi. Il a travaillé autrefois pour le Parti avec Staline, au Caucase.

Actuellement, trois hommes seulement tutoient Staline : Vorochilov, Ordjonikidzé et Nazarétian. Tous trois l’appellent " Koba ", d’après son vieux sobriquet du Parti. J’ai l’impression que Staline commence à être gêné que son secrétaire lui dise " tu ". Il songe déjà à devenir autocrate de toutes les Russies, et ce détail lui est désagréable. A la fin de l’année, il se débarrasse de Nazarétian d’une façon peu élégante. Il semble que leurs relations personnelles s’arrêteront là-dessus. Nazarétian partira pour l’Oural, comme président d’une commission de Contrôle régionale, puis il reviendra à Moscou et travaillera dans l’appareil de la Commission centrale de Contrôle et de la Commission de Contrôle soviétique, mais ne se rapprochera plus de Staline. Celui-ci le fera fusiller en 1937.

Tovstoukha

L’autre adjoint de Staline, Ivan Pavlovitch Tovstoukha, jouera jusqu’à sa mort (en 1935) un rôle important dans le secrétariat de Staline et auprès de Staline. Mais pour l’instant et dans les mois qui viennent, il viendra peu souvent au secrétariat : il organise l’" Institut Lénine ".

Les collaborateurs permanents de Staline

Trois collaborateurs de Staline travaillent actuellement en permanence à son secrétariat : Mekhlis, Kanner et moi. Lorsque nous définissons dans nos conversations les sphères de notre travail, nous le faisons ainsi : " Bajanov est le secrétaire de Staline pour le Politburo ; Mekhlis est son secrétaire personnel ; Gricha Kanner est le secrétaire de Staline pour les affaires louches ; Tovstoukha est le secrétaire pour les affaires à moitié louches.

Cela exige des éclaircissements. Tout ce qui nous concerne, Mekhlis et moi, est relativement clair. Notre travail n’a rien d’occulte. En particulier, tout ce qui est adressé au Politburo passe par moi. Mekhlis prend connaissance de ce qui est adressé à Staline personnellement et lui en fait le compte rendu. On peut dire que je sers le Politburo, et que Mekhlis sert Staline personnellement. Officiellement, les fonctions de Gricha Kanner sont vagues et concernent la vie quotidienne. Il s’occupe de la sécurité, du logement, des voitures, des congés, de la commission médicale du Comité central, de la cellule dudit Comité central -à première vue, de toutes sortes de bagatelles. Mais ce n’est que la partie superficielle de son travail. On ne peut que faire des suppositions sur la partie profonde.

Je découvre très rapidement la ligne essentielle du travail de Gricha Kanner. Le responsable administratif du Comité central est un vieux tchékiste, Ksénofontov, ancien membre du collège de la " Commission extraordinaire pour la lutte contre la contre-révolution et le sabotage " (" Vetchéka "). Lui et son adjoint Brizanovski, tchékiste lui aussi, travaillent sous les ordres et selon les instructions de Kanner.

La Première Maison des Soviets

Dès que je suis nommé secrétaire du Politburo, Kanner et Ksénofontov déclarent que je dois déménager au Kremlin, ou tout au moins à la " Première Maison des Soviets ". La " Cinquième Maison des Soviets " où j’habite est un vrai lieu de passage. Y entre qui veut. A présent, les " organes de sécurité " doivent veiller sur ma précieuse personne. C’est facile à faire au Kremlin où l’on n’entre qu’après avoir rempli diverses formalités et sous un contrôle rigoureux.

Dans la " Première Maison des Soviets ", il y a aussi une Kommandantur, et le visiteur éventuel doit vous téléphoner de là-bas et recevoir un laisser-passer, et en sortant, le présenter avec votre signature. Un autre argument paraît assez sérieux : je peux avoir à emmener chez moi du travail urgent, et ce sont toujours des documents ultra-secrets du Politburo. Mon domicile actuel ne le permet guère. J’accepte de déménager, mais je ne veux pas aller au Kremlin où l’on surveille chacun de vos pas, où l’on ne peut pas éternuer sans que cela soit rapporté à la Guépéou. Dans la " Première Maison des Soviets " on est quand même un peu plus libre. Je m’y installe. Kaganovitch, Kanner, Mekhlis et Tovstoukha y habitent également.

L’immeuble de la Staraïa Plochtchad

Le Comité central du Parti, logé en 1922 et dans la première moitié de 1923 rue Vozdvijenskaïa, est transféré maintenant dans un immense immeuble de la Staraïa Plochtchad. Le cinquième étage est réservé aux secrétaires du Comité central et à nos services secrets.

Arrivé au cinquième, vous prenez le couloir à droite, et vous trouvez Staline, ses adjoints et le secrétariat du Politburo ; si vous prenez à gauche, vous trouvez Molotov et Roudzoutak, leurs adjoints et le secrétariat de l’Orgburo. Si vous prenez le premier couloir à droite, la première porte à gauche mène au bureau de Kanner et de Mekhlis. Il faut le traverser pour pénétrer dans le cabinet de Staline, mais en passant par une pièce où un courrier monte la garde (c’est une grosse tchékiste, Nina Fomenko). Ensuite vient le cabinet de Staline. Quand on l’a traversé de bout en bout, on arrive dans une vaste pièce qui sert aux conférences de Staline et de Molotov. Tout de suite après, c’est le cabinet de ce dernier. Staline et Molotov se voient souvent au cours de la journée et c’est dans cette pièce qu’ils délibèrent.

Le cabinet de Staline

On ne peut pénétrer chez Staline qu’annoncé par Mekhlis. Le " courrier " n’entre que si Staline l’appelle par un coup de sonnette. Kanner ou Tovstoukha, s’ils ont besoin de voir Staline, lui demandent préalablement par téléphone s’ils peuvent entrer. Seules deux personnes ont le droit d’entrer chez Staline sans se faire annoncer : Mekhlis et moi : lui, en tant que secrétaire personnel, et moi parce que j’ai sans cesse besoin de le voir pour les affaires du Politburo, tenues pour primordiales et urgentes.

J’entre chez Staline sans me soucier de qui est avec lui, ni de son occupation du moment, et je m’adresse à lui de but en blanc. Il interrompt sa conversation ou sa conférence pour se pencher sur ce que je lui soumets : les affaires du Politburo sont les plus urgentes.

Je jouis du même droit vis-à-vis de tous les secrétaires du Comité central et de tous les hauts dignitaires soviétiques. Quand il le faut, je fais irruption dans n’importe quelle conférence (par exemple du gouvernement officiel, du Sovnarkom), ou bien dans le cabinet d’un ministre, sans attendre et sans me faire annoncer, et je m’adresse directement à lui, quoi qu’il fasse, l’interrompant au besoin.

C’est ma prérogative de secrétaire du Politburo : je ne viens que pour les affaires du Politburo, et il n’y en a pas de plus importantes et de plus urgentes.

Staline au travail

Dans les premiers jours de mon travail, je vais trouver Staline des dizaines de fois par jour, pour lui faire un rapport sur les papiers destinés au Politburo. Je m’aperçois très vite que ni le contenu ni le sort de ces papiers ne l’intéressent le moins du monde. Lorsque je lui demande ce qu’il faut faire sur telle question, il répond : " Et d’après vous, qu’est-ce qu’il faut faire ? " Je réponds qu’à mon avis, il faudrait faire ceci ou cela : la soumettre à la discussion du Politburo, ou bien la transmettre à telle commission du Comité central, ou bien considérer que la question n’a pas été suffisamment étudiée et mise au point et proposer à l’administration de se mettre d’abord d’accord avec les autres services intéressés, etc.

Staline acquiesce immédiatement : " Fort bien. Faites-le. " Je suis très rapidement convaincu que je vais le trouver inutilement, et qu’il me faut faire preuve de plus d’initiative. C’est ce que je fais. Au secrétariat de Staline, on m’explique qu’il ne lit aucun papier et ne s’intéresse à aucune affaire. Je commence à me demander ce qui l’intéresse.

Je reçois bientôt une réponse imprévue à cette question.

Le secret de Staline

J’entre chez Staline pour une affaire urgente et, comme toujours, sans prévenir. Je le trouve en train de parler au téléphone. Ou plutôt en train d’écouter : il tient le récepteur et écoute. Je ne veux pas l’interrompre ; mon affaire est urgente, mais j’attends poliment qu’il ait terminé. Cela dure un certain temps. Staline écoute et ne dit rien. Je reste là et j’attends. Enfin, je remarque avec étonnement que les récepteurs des quatre appareils posés sur son bureau ne sont pas décrochés et qu’il tient contre son oreille le récepteur d’un téléphone étrange et que je ne connais pas : son fil disparaît dans le tiroir du bureau de Staline. Je regarde encore une fois les quatre appareils habituels : le premier est le téléphone intérieur du Comité central ; les communications passent par la standardiste du Comité central ; viennent ensuite ceux du Haut Kremlin et du Bas Kremlin qui permettent de parler aux principaux responsables politiques ou à leurs familles. Celui du " haut " est plutôt relié aux grands services administratifs, et celui du " bas " aux appartements des responsables. Le tout est manipulé par des standardistes, toutes sélectionnées par la Guépéou et à son service.

Enfin, le quatrième téléphone, c’est le " tourniquet " (" vertouchka "). C’est un téléphone automatique, au nombre d’abonnés très limité (soixante d’abord, puis quatre-vingt, puis davantage). Il a été installé sur l’ordre de Lénine qui trouvait dangereux que des conversations secrètes et très importantes puissent être interceptées par la " demoiselle du téléphone ". Un central automatique spécial, sans aucun personnel, fut installé à l’usage exclusif des membres du gouvernement. Ainsi, le secret des conversations importantes était assuré. Ce " tourniquet " devint d’ailleurs l’indice le plus sûr de l’appartenance de l’abonné au pouvoir suprême. On l’installait uniquement chez les membres du Comité central, les commissaires du peuple, leurs adjoints, et bien sûr chez tous les membres et candidats du Politburo. Chez tous ces personnages, il était installé dans leur cabinet de travail, mais les membres du Politburo l’avaient aussi à leur domicile.

Mais Staline ne parle dans aucun de ces quatre téléphones. Il me faut seulement quelques secondes pour remarquer qu’il a à l’intérieur de son bureau un " central " qui lui permet de se brancher sur toutes les conversations de ceux qui possèdent un " tourniquet ". Quant aux membres du gouvernement qui utilisent le " tourniquet ", ils sont tous fermement convaincus qu’on ne peut pas les écouter, leur appareil étant automatique. Aussi parlent-ils tout à fait sincèrement, et on peut découvrir ainsi tous leurs secrets.

Staline lève la tête et me regarde droit dans les yeux, d’un regard lourd et fixe. Est-ce que je comprends ce que je viens de découvrir ? Bien sûr, et il le voit. D’autre part, du fait que j’entre chez lui sans être annoncé plusieurs fois par jour, j’aurais dû découvrir tôt ou tard cette " mécanique ", je n’aurais pas pu ne pas la découvrir. Le regard de Staline me demande si je comprends les conséquences que cette découverte peut avoir personnellement pour moi. Evidemment ! Dans la lutte de Staline pour le pouvoir, ce secret est l’un des plus importants : il lui permet, en écoutant les conversations de tous les Trotski, Zinoviev et Kaménev entre eux, d’être toujours au courant de tout ce qu’ils entreprennent, de tout ce qu’ils pensent, et c’est une arme d’une importance colossale. Parmi eux, Staline est le seul qui voit ; tous les autres sont aveugles. Et ils ne se doutent pas, ils ne se douteront pas pendant des années que Staline connaît toutes leurs pensées, tous leurs plans, toutes leurs combinaisons ; tout ce qu’ils pensent de lui et tout ce qu’ils entreprennent contre lui. C’est pour lui l’une des conditions essentielles de la victoire dans sa lutte pour le pouvoir. Il est évident que s’il m’échappait la moindre allusion à ce secret, Staline m’anéantirait immédiatement.

Moi aussi je le regarde droit dans les yeux. Nous ne disons rien, mais tout est clair sans paroles. Enfin, je fais semblant de ne pas vouloir le déranger avec mon papier et je m’en vais. Staline pense sans doute que je vais garder son secret.

Après avoir réfléchi à tout cela, je conclus qu’il doit y avoir en tout cas encore une personne qui ne peut pas ne pas être au courant de l’affaire : c’est Mekhlis qui, lui aussi, entre chez Staline sans être annoncé. Je choisis un moment propice, et lui dis que je partage ce secret avec lui, et que nous sommes certainement les seuls à le connaître. Mekhlis s’attendait évidemment que je fasse cette découverte un jour ou l’autre. Mais il me dit qu’il existe un troisième homme qui est au courant : celui qui a organisé tout cela sur le plan technique. C’est Gricha Kanner.

Désormais, nous en parlons tous les trois librement entre nous, comme d’un secret commun. Je voudrais savoir comment Kanner a organisé cela. D’abord il refuse de parler, mais sa vantardise prend le dessus, et il se met à raconter. Petit à petit, je découvre le tableau dans tous ses détails.

Le technicien tchèque

Lorsque Lénine eut l’idée d’installer le réseau automatique des " tourniquets ", Staline entreprit la réalisation. Comme le plus grand nombre de " tourniquets " devait être installé dans l’immeuble du Comité central (chez les trois secrétaires du Comité central, les secrétaires du Politburo et de l’Orgburo, les principaux adjoints des secrétaires du Comité central et les responsables des principales sections de ce comité), le central devait être placé dans l’immeuble du Comité central, et comme il était techniquement souhaitable de l’installer là où étaient groupés le plus grand nombre d’abonnés (il y en avait surtout au cinquième étage : les trois secrétaires du Comité central, les secrétaires du Politburo et de l’Orgburo, Nazarétian et Vassilievski -cela faisait déjà sept appareils), il fut placé au cinquième étage, à proximité du cabinet de Staline.

Toute l’installation fut faite par un communiste tchèque, spécialiste des téléphones automatiques. Comme de bien entendu, Kanner lui commanda en plus de tous les appareils et de tous les fils un poste de contrôle " pour qu’on puisse, en cas de panne et de mauvais fonctionnement, contrôler les lignes et découvrir l’emplacement de la panne ".

Ce poste de contrôle, qui permettait de se brancher sur n’importe quelle ligne et d’écouter n’importe quelle conversation, fut fait. Je ne sais pas qui l’a inséré dans le tiroir du bureau de Staline -Kanner lui-même ou ce même communiste tchèque. Mais dès que l’installation fut terminée et se mit à fonctionner, Kanner téléphona à Iagoda à la Guépéou, de la part de Staline, et l’informa que le Politburo avait reçu du parti communiste tchèque des renseignements précis et des preuves du fait que le technicien tchèque était un espion ; le sachant, on l’avait laissé achever son travail d’installation du central automatique ; à présent, il fallait l’arrêter et le fusiller immédiatement. La Guépéou recevrait les documents correspondants par la suite.

A l’époque, la Guépéou fusillait les " espions " sans vergogne. Iagoda fut quand même troublé, parce qu’il s’agissait d’un communiste : cela risquait de lui attirer des ennuis. A tout hasard, il appela Staline. Celui-ci confirma la chose. Le communiste tchèque fut fusillé immédiatement.

Iagoda ne reçut aucun document et, quelques jours plus tard, il téléphona à Kanner. Celui-ci répondit que l’affaire n’était pas classée : des espions et des ennemis s’étaient infiltrés au sommet du PC tchèque ; les documents concernant cette affaire étaient toujours ultra-secrets et ne sortiraient pas des archives du Politburo. Iagoda se contenta de cette explication.

Inutile de préciser que les accusations étaient totalement inventées et que les archives du Politburo ne contenaient aucun dossier concernant cette affaire.

Problème

Je me trouvais devant un problème. Que dois-je faire ? Je suis membre du Parti. Je sais qu’un membre du Politburo a la possibilité d’espionner les autres membres du Politburo. Dois-je les prévenir ?

Je n’ai aucun doute sur les conséquences que cela aurait pour moi personnellement. Ou bien je serais victime d’un " accident ", ou bien la Guépéou fabriquerait à l’intention de Staline un dossier disant que je suis un saboteur et un agent de l’impérialisme britannique ; dans tous les cas, Staline me liquiderait.

On peut évidemment se sacrifier pour une grande cause. Mais cela en vaut-il la peine, pour empêcher un membre du Politburo de surprendre les conversations des autres ?

Je décide que rien ne presse. Je connais le secret de Staline ; j’aurai toujours le temps de le révéler si cela devient très important. Pour l’instant, je n’en sens pas l’utilité : mes six mois passés à l’Orgburo m’ont déjà enlevé pas mal d’illusions ; je vois déjà bien qu’il s’agit d’une lutte pour le pouvoir, et d’une lutte assez dépourvue de principes. Je n’éprouve de sympathie particulière pour aucun des concurrents. Et enfin, si Staline espionne Zinoviev, peut-être que ce dernier en fait autant envers Staline. Qui le sait ? Je décide : attendons et voyons venir.

Un mystère

Dans les premiers temps de mon travail comme secrétaire du Politburo, je suis extrêmement occupé par la réorganisation de mon secrétariat. En triant divers papiers du Politburo, je tombe au passage sur des traces d’affaires étonnantes et intéressantes.

Voici, par exemple, des rapports de la Guépéou sur des recherches effectuées de façon permanente et néanmoins restées vaines. Je découvre non sans mal le sens de la chose.

Il s’avère qu’à la fin de la guerre civile, le Politburo a constaté d’une part que la cavalerie y avait joué un rôle déterminant -et par conséquent, il convient d’accorder beaucoup d’attention à son amélioration- et d’autre part, que pendant la guerre civile, l’élevage des chevaux avait été totalement détruit en Russie soviétique ; le cheptel des haras, y compris les meilleurs reproducteurs, avait été entièrement réquisitionné par les unités armées, et a péri au front pour la plus grande part.

Pour reconstituer la cavalerie, il fallait commencer par acquérir des étalons de race, et remettre sur pieds l’élevage. Mais en ce temps-là, à la fin de 1920 et au début de 1921, aucun pays n’avait encore reconnu le régime soviétique, il n’existait aucun commerce normal avec l’étranger, on ne pouvait déposer dans les banques étrangères aucune somme destinée à des achats : l’argent était immédiatement immobilisé, sur plainte des étrangers volés par la révolution bolchévique. Comment faire ?

Un moyen fut trouvé, non sans difficulté. On parvint à organiser l’opération recherchée au moyen d’hommes d’affaires louches qui écoulaient à l’étranger des bijoux provenant du pillage des bourgeois par le pouvoir soviétique. On pouvait acheter les étalons nécessaires en Argentine sous le couvert d’un éleveur suédois, les transporter normalement dans le nord de la Suède, à proximité de la frontière soviétique mal gardée, et là, les faire passer en Russie soviétique.

Sept millions de dollars en devises américaines furent affectés à cette opération. Mais comme celle-ci ne pouvait pas être réalisée par l’intermédiaire des banques, il fallait transporter toutes ces devises en Argentine. On ne pouvait pas confier une somme pareille à des hommes d’affaires louches.

Le Politburo décida d’envoyer un vieux bolchévik, membre ou candidat du Comité central, en qui on avait pleine confiance. On lui fabriqua tous les (faux) papiers nécessaires, on lui assura une longue chaîne de protection, composée d’agents de la section étrangère de la Guépéou, et les dollars lui furent remis en grosses coupures.

Il partit avec ses dollars, et disparut soudain à une étape.

L’enquête minutieuse de la Guépéou aboutit à la certitude qu’il n’avait été victime ni d’un accident ni d’un acte de banditisme. Il fut prouvé qu’il avait bien préparé sa disparition et s’était enfui avec ses dollars.

Le Politburo ordonna de le retrouver à n’importe quel prix. Mais toutes les recherches restèrent vaines. Il avait disparu sans laisser de traces.

Dans les rapports de la Guépéou, il figurait sous un sobriquet. J’aurais pu finir par trouver son vrai nom en fouillant bien dans les archives du Politburo, mais je n’en avais pas le temps. Je décidai que je pourrais établir qui, des anciens bolchéviks très importants, avait cessé à cette date de figurer au nombre des dirigeants dans les rapports, les listes des membres du Comité central, etc. Mais je ne l’ai pas fait. Je laisse la solution de ce mystère aux historiens du Parti et aux " kremlinologues ".

Les séances du Politburo

Les séances du Politburo avaient généralement lieu dans la salle des séances du Sovnarkom de l’URSS. Une table, ou plus exactement deux, car il y avait un passage au milieu, occupait presque toute la salle, longue et étroite. La table était recouverte d’un drap rouge. A une extrémité se trouvait le fauteuil du président, toujours occupé par Lénine autrefois. A présent, c’est Kaménev qui préside les séances du Politburo. Les membres du Politburo sont assis face à face des deux côtés de la table. Staline est à la gauche de Kaménev. Zinoviev à sa droite. Entre Kaménev et Zinoviev une petite table est placée contre la grande table ; c’est là que je suis installé.

Sur ma petite table, un téléphone me relie à mon personnel qui se trouve dans la salle voisine et où attendent ceux qui ont été convoqués à la séance du Politburo. Lorsque ma collaboratrice m’appelle, une petite lampe s’allume. Je lui dis qui elle doit faire entrer dans la salle des séances d’après chaque point de l’ordre du jour. Je note sur des fiches séparées les décisions du Politburo et je les passe par-dessus la table à Staline, assis en face de moi. Il y jette un coup d’œil et me les rend généralement, ce qui signifie : " Pas d’objection. " Si le cas est très important et compliqué, il me rend la fiche par l’intermédiaire de Kaménev qui l’examine et la paraphe (" d’accord ").

A côté de Staline et de Zinoviev sont assis les autres membres du Politburo. Boukharine est généralement à côté de Zinoviev, puis vient Molotov (il est candidat), puis Tomski. A côté de Staline, il y a généralement Rykov, puis Tsiouroupa : celui-ci n’est pas membre du Politburo, mais il est l’adjoint du président du Sovnarkom et membre du Comité central. Il est d’usage depuis l’époque de Lénine qu’il participe toujours aux séances du Politburo, plutôt pour être au courant des décisions que pour prendre part aux débats ; il est vrai qu’il parle rarement et qu’il écoute surtout. Ensuite vient Trotski. Kalinine est tantôt derrière lui, tantôt derrière Tomski. Tout au bout de la salle, une porte fermée donne sur la salle suivante.

Celle-ci, où attendent les gens qui ont été convoqués, est pleine de monde. Presque tout le gouvernement au grand complet (les commissaires du peuple et leurs adjoints) se trouve réuni ici. Une bonne centaine de questions, concernant presque tous les ministères, sont discutées aux séances ordinaires du Politburo. Les personnes convoquées déambulent, causent, fument, écoutent les histoires drôles qu’invente Radek, et profitent de l’occasion pour discuter et résoudre diverses affaires interministérielles.

On ne laisse entrer dans la salle de réunion que les personnes convoquées pour un problème précis. Elles arrivent au petit trot : le temps du Politburo est précieux. Une fois la question réglée, elles sont renvoyées sans cérémonie.

Kaménev est un excellent président. Il dirige très bien les débats, interrompt les parlotes superflues, aboutit vite à une décision. Il a un chronomètre devant lui, et il marque sur une feuille de papier le temps imparti à chaque orateur, l’heure du commencement et de la fin d’une intervention. Staline ne préside jamais -il n’en serait d’ailleurs pas capable. Pendant la séance, les membres du Politburo échangent sans arrêt des billets en utilisant de petits blocs-notes spéciaux, portant comme en-tête : " Pour la séance du Politburo. "

La première séance de Bajanov

On se souvient toujours bien de ce qui est nouveau. J’ai du mal à me rappeler quoi que ce soit de la plupart des centaines de séances du Politburo auxquelles j’ai assisté en tant que secrétaire : c’était devenu une routine. Mais je me rappelle distinctement la première séance à laquelle j’ai pris part.

Cette séance était fixée pour dix heures du matin. A moins dix, je suis à ma place, vérifiant si tout est en ordre et si les membres du Politburo ont reçu les matériaux nécessaires. A dix heures moins une, avec une exactitude militaire, Trotski entre et s’assied à sa place. Les membres de la " troïka " entrent l’un après l’autre trois ou quatre minutes plus tard : apparemment, ils se sont concertés avant d’entrer. Zinoviev arrive le premier ; il ne regarde pas du côté de Trotski, et celui-ci fait également semblant de ne pas le voir et consulte ses papiers. Puis vient Kaménev ; il échange un signe de tête avec Trotski tout en marchant. Staline arrive le dernier. Il va droit vers Trotski et lui serre amicalement la main, d’un geste large et théâtral. Je perçois nettement la fausseté de cette démonstration : Staline est l’ennemi juré de Trotski et ne peut pas le souffrir. Je me rappelle les paroles de Lénine : " Ne faites pas confiance à Staline : il acceptera un compromis malhonnête et vous trahira. " Mais j’aurai encore l’occasion d’apprendre beaucoup de choses sur mon patron.

Le fait que les membres de la " troïka " soient assis côte à côte au bout de la table facilite beaucoup la technique de leurs concertations : échanges de notes dont les autres membres du Politburo ne voient pratiquement pas le texte, remarques à mi-voix, approbation réciproque -pour l’instant, la " troïka " fonctionne en plein accord et son mécanisme ne connaît pas de pannes.

Non seulement Kaménev préside bien, mais il maintient un ton enjoué et fait souvent de bons mots. Il paraît que ce ton remonte au temps de Lénine. Zinoviev est à moitié allongé dans son fauteuil ; il plonge souvent la main dans sa chevelure d’une propreté douteuse ; il a l’air d’un homme qui s’ennuie et qui n’est pas très content. Staline fume sa pipe, se lève souvent, marche le long de la table, s’arrête devant les orateurs. Lui-même parle peu. (A suivre…)

Boris BAJANOV, Bajanov révèle Staline, L’air du temps, Gallimard, 1979


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