Le discours du pape à Ratisbonne Foi, raison et « choc des civilisations » (par Jean Jacques Chavigné)

jeudi 9 novembre 2006.
 

« Le Pape : combien de divisions ? » aurait répondu Staline à un personnage qui, à la fin de la seconde guerre mondiale, s’inquiétait de la politique du Vatican. La garde suisse du souverain pontife n’a sans doute pas joué un rôle de premier plan dans l’effondrement du stalinisme. Il serait pourtant injuste de ne pas reconnaître que, 45 ans après la question posée par le maître du Kremlin, les héritiers de Pie XII l’ont incontestablement emporté sur ceux de Staline.

Il serait donc erroné de sous-estimer l’importance de l’Eglise catholique surtout lorsque son chef prend le risque de l’inscrire, avec son discours du 12 septembre, dans le « choc des civilisations » de Georges W. Bush.

Du temps de Jeanne d’Arc

Après une courte introduction, Joseph Ratzinger entre dans le vif de son sujet (foi et raison) en citant les propos qu’aurait tenu l’empereur byzantin Manuel II à un érudit persan aux environs de 1400 (un peu avant la naissance de Jeanne d’Arc...)

Il est possible de s’étonner que ces propos médiévaux aient eu un tel retentissement. Mais ce retentissement tient au contexte dans lequel le pape prononça son discours de Ratisbonne. Il tient aussi aux paroles de l’empereur byzantin avec lesquelles le pape n’a, le 12 septembre, pris aucune distance : « Montre-moi donc ce que Mahomet a apporté de nouveau, et tu y trouveras seulement des choses mauvaises et inhumaines, comme son mandat de diffuser par l’épée la foi qu’il prêchait ».

Joseph Ratzinger avait-il oublié sa tiare ?

Benoît XVI a exprimé ses regrets d’avoir été « mal compris ». Il affirme aujourd’hui ne pas avoir voulu faire sienne « les paroles négatives prononcées par l’empereur médiéval ». Mais, avant l’expression de ces regrets, les télévisions européennes et américaines avaient eu tout le loisir de passer en boucle les images de manifestants musulmans exaspérés, criant leur haine de l’ « Occident » et des « Chrétiens ». Des images inespérées pour tous les adeptes du « choc des civilisations », pour tous ceux qui veulent opposer un « occident chrétien » à un « monde musulman ». Beaucoup de ces manifestants étaient certainement manipulés mais qui peut nier que le pape avait apporté un précieux concours à l’opération ?

Peut-on, en effet, penser que Benoît XVI s’était exprimé en simple théologien et que, le temps d’un discours, il avait oublié sa tiare ? N’avait-il pas vu la cohorte de journalistes qui accompagnaient son voyage et les caméras braquées sur lui en permanence ? Ignorait-il que le 12 septembre était le lendemain du 11 ? Avait-il oublié que la guerre d’agression d’Israël contre le Liban venait à peine de se terminer ? Ne connaissait-il rien de la situation tragique de l’Irak après l’intervention militaire américaine ? Ne savait-il pas qu’une partie importante de l’opinion en Europe et aux Etats-Unis ne demandait qu’à être confortée dans l’idée que l’Islam était synonyme de violence ? Pouvait-il ignorer qu’en agissant ainsi il prenait le risque d’apporter de l’eau au moulin de ceux qui, au sein de l’islam, prônent la violence ?

Une méthode pour interpréter le Coran

Le pape cite le verset 256 de la sourate 2 du Coran qui affirme que la foi ne peut être imposée par la contrainte (ce qui impliquerait que la violence ne serait pas inhérente au Coran) : « Il n’est nulle contrainte en matière de foi ». Mais le pape se fait alors historien pour convaincre ses auditeurs du peu d’intérêt de cette sourate. C’est « selon les spécialistes » affirme-t-il l’un des premières sourates à avoir été écrites, elle date donc de l’époque où Mahomet « n’avait encore aucun pouvoir et était menacé », l’époque où Mahomet était à la Mecque et n’avait pas encore conquis Médine.

Cette façon d’interpréter le Coran s’apparente étonnamment à celle des intégristes musulmans. Dans un entretien accordé à Libération (23/09), Abdelwhab Meddeb précise, en effet, leur méthode : « Eux [les intégristes] optent pour l’idée la plus simple : le principe chronologique. Le verset mecquois sur la tolérance émane d’un Prophète de pure spiritualité, qui n’est pas encore dans l’exercice du pouvoir politico-militaire, il est donc abrogé par celui qui vient après » Et celui qui vient après, c’est « le verset de l’épée », le verset 29 de la sourate 9 où il est commandé de combattre tous ceux qui ne croient pas à « la religion vraie ».

Pourquoi, s’il n’avait pas voulu s’inscrire dans le « choc des civilisations », Joseph Ratzinger aurait-il choisi cette interprétation plutôt que celle de Mohammed Mahmoud Taha (toujours selon Abdelwhab Meddeb) : « L’éternel du Coran, c’est ce qui nous vient de la Mecque, parce qu’il est pur de toute contingence politique » ?

Une autre méthode pour interpréter les propos de Manuel II Le 265ème pape analyse ensuite les propos de l’empereur de Byzance, Manuel II Paléologue, qui condamnent la violence « en opposition avec la nature de Dieu et la nature de l’âme ». S’il avait employé la même méthode que celle qu’il avait utilisé pour expliquer la sourate 2-256, Benoît XVI n’aurait eu aucune difficulté à comprendre pourquoi cet empereur byzantin prêchait une non-violence tout à fait inhabituelle pour les gens de sa caste.

La controverse de cet empereur et de l’érudit persan se déroulait un peu avant 1400. A cette époque, ce qui restait de l’empire byzantin était soumis à une pression de plus en plus insupportable de l’empire turc. Un demi siècle plus tard (en 1453) Constantinople sera d’ailleurs prise par les Turcs. La « non violence » de Manuel II pouvait donc parfaitement s’expliquer par un rapport de forces particulièrement défavorable à Byzance. D’autant plus défavorable, d’ailleurs, que les renforts demandés par le « non violent » Manuel II et dirigés par le roi de Hongrie Sigismond venaient de subir une cuisante défaite à Nicopolis.

Le pape emploie deux méthodes radicalement différentes pour interpréter le Coran et les propos de Manuel II. En choisissant de ne prendre aucune distance historique avec le texte de l’empereur Byzantin, il est difficile de penser que Joseph Ratzinger, dans son discours du 12 septembre, ne faisait pas siens les propos de Manuel II.

Questionner les rapports de l’islam à la violence n’a rien d’illégitime

Encore faut-il savoir comment s’opère ce questionnement. Pour Benoît XVI, dans son discours de Ratisbonne, la conversion par la violence serait inhérente au Coran. Par contre, la conversion par la raison découlerait de la foi chrétienne alliée à la raison grecque.

« Par honnêteté », cependant, Joseph Ratzinger cite un théologien chrétien de la fin du Moyen Age, Duns Scott, dont les positions pourraient conduire à l’image d’un « Dieu-arbitraire ».

« Par honnêteté », il aurait bien mieux valu que le pape confronte ses affirmations abstraites à la réalité historique et au rôle concret tenu par le rôle de l’église catholique dans le domaine de la conversion par la violence comme dans celui de la violence tout court. Il n’aurait alors eu que l’embarras du choix : les croisades prêchées par ses prédécesseurs Urbain II, Grégoire VIII ou Innocent III ; les croisades contre les Cathares ; les massacres de la Saint Barthélemy ; les bûchers de l’Inquisition ; les conversions forcées, les massacres ou les déportations de Musulmans et de Juifs qui accompagnèrent la reconquista espagnole ; la conquête du « Nouveau Monde » ; les dragonnades contre les Huguenots... « Par honnêteté » il aurait bien mieux valu, également, que Benoît VII n’oublie pas l’ « âge d’or » de l’islam andalou au cours duquel Juifs et Chrétiens avaient pu pratiquer leur religion sous l’administration musulmane. S’il est légitime de questionner l’islam sur ses rapports à la violence, le faire avec la partialité dont a fait preuve Benoît XVI à Ratisbonne ôte toute légitimité à ce questionnement.

Réduire une religion à un texte et une civilisation à une religion n’a, de toute façon, aucun sens. Alain Gresh dans un Tribune libre de « L’Humanité » du 03/12/2004 affirme ainsi, à juste titre : « Il y a un milliard deux cent millions de musulmans environ. Ils sont majoritaires dans une soixantaine de pays et sont présents dans beaucoup d’autres. Essayer de réduire cette diversité dans une espèce de tronc commun qui serait un islam éternel, inchangé depuis quatorze siècles, dont on pourrait déduire la manière dont se comportera un musulman en France, en Arabie saoudite ou en Indonésie ne correspond pas à la réalité »

Copernic, Galilée et Bruno

La sainte alliance réalisée par le pape entre non-violence et foi chrétienne (qui signifie pour lui foi catholique) a de quoi surprendre. Le lien fait par ce même pape entre foi chrétienne, philosophie grecque (essentiellement celle d’Aristote) et raison laisse tout aussi perplexe.

Joseph Ratzinger semble, en effet, avoir totalement occulté le rôle décisif joué par les penseurs Musulmans (notamment Ibn Sînâ dit « Avicenne » et Ibn Rushd dit « Averroès ») dans la transmission de cet héritage philosophique grec. Il semble également avoir oublié que c’est, en grande partie, contre la cosmologie de Ptolémée ou la physique aristotélicienne que Copernic, Galilée ou Bruno ont fait progresser cette raison scientifique et ouvert la voie à Kepler et Newton.

Si Copernic n’a pas eu à souffrir d’avoir compris que la terre n’était pas le centre de l’univers, il n’en a pas été de même pour Galilée et Bruno. Galilée n’a du qu’à la protection des Médicis de ne pas subir de châtiment plus grave que celui de terminer sa vie en reclus. Il avait, en effet, été condamné par le Saint-Office, en 1633, pour avoir pris parti en faveur de la réalité du mouvement de la Terre. Il faut pourtant, « par honnêteté », reconnaître que l’église catholique l’a « réhabilité » en 1992 ! Quant à Bruno, le fait d’avoir nié l’existence de la « huitième sphère » du système de Ptolémée (celle des « étoiles fixes ») et d’avoir remplacé le « ciel » par l’infinité de l’ « espace » lui valu, en 1600, d’avoir la langue arrachée et d’être brûlé vif, après sa condamnation par l’Inquisition.

La théologie dans le « dialogue des sciences »

Benoît XVI n’ignore certainement pas les condamnations de Bruno et de Galilée. Son obstination à revendiquer une liaison aussi étroite entre la foi chrétienne, la philosophie grecque et la raison a d’autres explications. La première explication est son refus de voir entrer la Turquie dans l’Union européenne, ruinant ainsi ses efforts pour faire reconnaître ce qu’il considère comme « l’identité chrétienne de l’Europe ». Une identité qui gomme l’apport déterminant de l’ « âge d’or » musulman andalou et de son rayonnement dans toute l’Europe. Une identité qu’il n’a pas renoncé à faire inscrire dans le texte d’une Constitution européenne.

La seconde explication est sa volonté de faire admettre la théologie dans le « dialogue des sciences ». Le pape a compris, en effet, que dans les pays industrialisés la science, l’idéologie scientifique confinaient la religion à un rôle de second plan. Dans son discours, il déplore donc que la méthode scientifique exclue la question de Dieu, « la faisant apparaître comme une question ascientifique ou pré scientifique ». Il affirme que son projet est « un élargissement de notre concept de raison et de l’usage de celle-ci » en franchissant « la limite auto-décrétée par la raison à ce qui est vérifiable par l’expérience ».

En avril dernier, lors de la veillée précédant la fête de Pâques, Joseph Ratzinger avait parfaitement illustré (A.F.P. du 15/04/06) ce que signifiait l’irruption de son concept de raison élargie dans la théorie scientifique de l’évolution : « Si nous pouvons pour une fois utiliser le langage de la théorie de l’évolution » la résurrection du Christ est « la plus grande mutation, le saut absolument le plus décisif [...] qui soit jamais advenu dans la longue histoire de la vie et de ses développements » !

Jean-Jacques Chavigné


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