Amiante La mort en héritage

samedi 20 mars 2010.
 

Employé par 
la société Wanner Iso, filiale 
de Saint-Gobain, Lucien Marache 
a participé au flocage de centaines de bâtiments en France. Exposé massivement à l’amiante, sans protection efficace, 
il meurt en 1980, 
d’un cancer 
du poumon. Aujourd’hui, sa fille porte plainte contre l’entreprise, pour faute inexcusable.

À peu de chose près, Aline Fabre a l’âge de son père lorsqu’il est mort, à cinquante-huit ans, le 1er janvier 1980. Le temps a passé, mais « il n’y a pas un jour où je ne pense pas à lui. Je revis ce moment où j’ai appris sa maladie, je le revois aller au travail avec sa bouteille d’oxygène ». En quatre mois à peine, le cancer du poumon emporte Lucien Marache, et dans son sillage, toute sa famille, car « à partir de là, tout s’est disloqué. Mon frère est parti, ma mère a sombré dans la boisson, et moi je n’ai jamais pu compenser la perte de mon père », raconte Aline. C’était la fin des « jours heureux, de ce grand amour entre mon père et ma mère. Un amour comme ça, je ne sais même pas si ça existe encore ».

Fatalité, non. Mais amiante, oui, en quantité énorme, c’est pourquoi, trente ans plus tard, Aline saisit la justice, pour obtenir un peu d’apaisement à sa colère et à son deuil. Le 1er février dernier, le tribunal des affaires sociales de Pontoise examinait sa plainte pour « faute inexcusable » contre Kaefer Wanner, nouveau nom de la société Wanner qui a employé son père dans les années 1960. Et qui l’a mené à la mort, en l’exposant massivement et sans protection aux poussières d’amiante.

Lucien Marache était projeteur d’amiante. Il est embauché en 1957 par l’établissement Ferodo de Saint-Ouen, qui est repris en 1963 par Wanner Iso, une filiale de la multinationale Saint-Gobain employant 3 000 salariés en France. Lucien y restera jusqu’en 1969, date à laquelle il passe chez un concurrent plus petit, Isomaco. « On avait tous un autre métier, mais on rentrait dans l’amiante parce que c’était bien payé », se souvient Jean-Bernard de Castro, également projeteur, qui a croisé Lucien Marache chez Isomaco dans les années 1970, avant de passer, lui, chez Wanner. « J’étais chauffagiste de métier, mais dans le flocage je gagnais deux ou trois fois plus, grâce aux primes de déplacement et d’incommodité. Sauf que, on ne nous a jamais dit de faire attention parce que c’était dangereux ».

Les ateliers Wanner sont à Aubervilliers, mais les ouvriers ne font qu’y transiter, entre deux chantiers. C’est l’époque du boom de l’amiante, comme matériau miracle d’isolation thermique, acoustique et de protection incendie. « On a floqué des groupes électrogènes, des centrales EDF, des bâtiments métalliques, la tour Montparnasse, des collèges Pailleron, des piscines, des gymnases, des locaux poubelles de HLM », cite Jean-Bernard de Castro. « Avec le recul, je crie au scandale, parce qu’on savait depuis les années 1930 au moins que l’amiante était dangereux. Et une multinationale comme Wanner ne pouvait pas l’ignorer. »

De l’amiante, les ouvriers en bouffent, littéralement. « On travaillait dans un nuage d’amiante », témoigne Daniel Marache, fils de Lucien et frère d’Aline, qui, à seize ans, en 1965, est embauché chez Wanner pour les vacances d’été. À la main, les ouvriers sortent l’amiante des sacs, le versent dans une machine où les fibres sont cardées, mélangées à de l’eau et à de la colle, puis passent à travers un gros tuyau qui permet la projection sur les murs ou les plafonds. Ensuite, il faut travailler la surface à la truelle ou au rouleau. « On passait trois ou quatre heures les bras en l’air, c’était très physique », se souvient Jean-Bernard de Castro. Les locaux ne sont pas ventilés, les ouvriers ont bien des masques mais ils sont inefficaces contre les fibres d’amiante et ils se bouchent rapidement à cause de la colle. Dans les centrales EDF, l’intervention doit durer le temps d’un week-end, pas plus. Les ouvriers se relaient à la tâche. « Pour dormir, on allongeait les sacs d’amiante par terre et on dormait dessus à tour de rôle », se souvient Serge Ravard, un autre projeteur, passé chez Wanner entre 1964 et 1969. Si les ouvriers ignorent que l’amiante est cancérogène, ils constatent rapidement sa nocivité sur les poumons. Lucien Marache commence dès 1966 à souffrir d’une toux persistante. Pour le médecin du travail, visite après visite, tout va bien. Mais hors de l’entreprise, les médecins lui découvrent une asbestose, avec un taux d’invalidité à 30 %.

L’asbestose, sorte de silicose de l’amiante, est une fibrose du poumon qui touche les ouvriers massivement exposés. Elle réduit progressivement leurs capacités respiratoires et provoque dans un tiers des cas une mort prématurée. En 1977, le taux d’invalidité de Lucien Marache a grimpé à 50 %, lorsqu’il prend sa plume pour écrire à la ministre de la Santé, Simone Veil. Cette année-là, le scandale de l’amiante a commencé à éclater avec la mobilisation des personnels du campus de Jussieu, autour du professeur Henri Pézerat et des ouvrières d’Amisol. Dans une longue lettre dont sa fille a retrouvé le brouillon, Lucien « expose son cas et celui de camarades », dénonce la société Wanner, son service médical, qui ne détecte aucune maladie, et le licenciement de plusieurs collègues en longue maladie. Il conclut par la liste impressionnante de collègues malades ou décédés et sur l’espoir que « cette lettre puisse faire éviter d’autres cas ». À l’époque, Lucien ignore probablement que l’État vient enfin de prendre, sous la pression de la mobilisation, la première mesure de protection spécifique à l’amiante  : le décret d’août 1977 a fixé la valeur limite à deux fibres par centimètre cube sur le lieu de travail, un seuil qui ne protège en rien des cancers. L’année suivante, le flocage est interdit dans les immeubles d’habitation, mais seulement limité dans les bâtiments industriels. Et il faudra attendre le 1er janvier 1997 pour que l’amiante sous toutes ses formes soit totalement interdit en France.

Lucien décède en 1980, mais chez les Marache, l’amiante n’a pas dit son dernier mot. Au début des années 2000, Aline Fabre découvre par hasard, à l’occasion d’un séjour à l’hôpital, qu’elle a dans les poumons des plaques pleurales dues à l’amiante. En faisant examiner des radios de sa mère, décédée, elle découvre qu’elle avait aussi des plaques, sans jamais lui en avoir jamais parlé. « Quand mon père rentrait du travail, son bleu de travail était plein d’amiante et ses cheveux étaient tout collés de flocage », se souvient-elle. « Ma mère lavait ses bleus à la lessiveuse et moi j’étais toujours fourrée sur les genoux de mon père, c’est comme ça que nous avons été contaminées. » Horrifiée, Aline prend contact avec l’association des victimes de l’amiante de Seine-Saint-Denis (Addeva 93) et décide de se lancer dans le combat judiciaire pour obtenir réparation, pour toute sa famille. « Le problème des plaques pleurales est très délicat, on navigue entre deux écueils », souligne Alain Bobbio, de l’association. D’un côté, il faut rassurer les personnes qui pensent qu’elles vont mourir, en expliquant que les plaques évoluent rarement et n’augmentent pas le risque de cancer. De l’autre, il faut résister à la pression du Medef, qui voudrait que cette pathologie dite « bénigne » ne soit plus indemnisée par le Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (Fiva). « Les plaques sont terriblement anxiogènes, car elles témoignent de la présence d’un cancérogène dans le corps, et beaucoup de personnes ressentent une diminution de leur capacité respiratoire », appuie Alain Bobbio. « On ne vit plus pareil, confirme Aline. Je me réveille la nuit. Je ne fais plus de plans sur la comète. Et je ressens une grande fatigue. »

« Anxieux  ? Oui, par la force des choses », témoigne Jean-Bernard de Castro, qui a eu la « chance », si l’on peut dire, de sortir de l’amiante rapidement, en 1979, quand la société Wanner le licencie pour motif économique. Par la suite, il entre comme ouvrier dans la fonction publique hospitalière, mais est lui aussi rattrapé par l’amiante. En 2008, il se découvre des plaques pleurales, et vu le temps de latence des cancers de l’amiante – vingt ou trente ans –, il vit comme en sursis  : « Les gens qui ont travaillé dans le flocage, on est tous touchés, sans exception, on passe tous à la casserole. Je fais partie des derniers collègues à n’être pas malade. » Les médecins lui disent que les plaques ne sont « qu’un marqueur », « mais moi, je constate que je m’essouffle comme un bœuf dès que je pousse une brouette ». À cinquante-huit ans, il devrait pouvoir partir en préretraite amiante, mais comme la Cram calcule son allocation à partir de son dernier salaire dans le privé, il n’aurait droit qu’à 1 200 euros. Révolté d’être malade à cause du travail, il se bagarre tous azimuts  : contre les médecins qui nient ses problèmes, contre la Cram, et contre Kaefer Wanner qu’il a lui aussi attaquée pour faute inexcusable.

« La société Wanner Isofi Isolation est une entreprise spécialisée dans l’isolation qui faisait un usage massif et constant de l’amiante. Il ne s’agit pas d’une petite entreprise qui pourrait soutenir une quelconque sous-information », plaidait Me François Lafforgue, avocat d’Aline Fabre, le 1er février dernier. « Elle avait un service de recherche, un département juridique et son propre service de médecine du travail. Elle ne peut soutenir qu’elle ignorait les dangers. » Et de rappeler que, d’après le rapport du professeur Got, dès 1965 les industriels utilisateurs d’amiante ont « une connaissance complète » de l’étendue des risques pour les salariés. L’avocat est confiant  : à travers la France, une dizaine de juridictions en dix ans ont déjà condamné Kaefer Wanner pour faute inexcusable. En face, l’avocat de la société, Me Xavier Lagrenade, s’en tient à une défense sommaire  : ignorance de l’entreprise, défaillance de l’État, multicausalité des cancers. « Oui, des textes dénonçant les dangers de l’amiante existaient depuis le début du siècle. Mais quelle est l’ampleur de leur diffusion  ? », argue-t-il. « Je rappelle qu’avant 1977, aucune réglementation n’existe, rien n’est fait. Je ne dis pas que l’amiante n’est pas grave, mais à l’époque, il est utilisé de manière phénoménale, et avec l’aval de l’État. » Enfin, selon lui, c’est le « couplage avec le tabac » qui multiplie les effets et représente un danger, « l’amiante tout seul n’est pas forcément malin »  ! Le jugement sera rendu le 20 avril.

Fanny Doumayrou


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message