Au cinéma ce soir : Liberté Interview de Tony Gatlif

mercredi 17 mars 2010.
 

Vous n’avez pas filmé l’histoire mais une histoire. Pourquoi ce parti pris  ?

Tony Gatlif. C’est un parti pris humain. Un film historique aurait été rébarbatif. Il n’y a rien de pire qu’un film historique, pour moi, c’est de l’anti-cinéma. Je ne suis ni ethnologue ni tsiganologue, je fais avec ce que je sais faire  : l’émotion. Et l’émotion, elle est dans l’histoire de cette petite famille pourchassée par les nazis, les gendarmes et les miliciens. On rentre dans la communauté des Tsiganes, on est avec eux, la caméra est avec eux, on n’est pas des voyeurs… L’irruption de trois personnages qui sont, à leur manière, des hommes justes, des hommes de cœur, préserve que le film devienne une histoire de bourreaux et de victimes. Je ne voulais pas tourner un film d’horreur. Je sais qu’il y aura toujours des gens pour dire «  non  ».

Vous avez mis longtemps avant de réaliser ce film…

Tony Gatlif. Quand je me suis attaqué au sujet, j’avais peur de la reconstitution, qui sonne toujours faux. Ça ne sert à rien de montrer des pierres, des boutiques, des tractions avant, des nazis… Il fallait éliminer toutes ces choses qui font toc tellement elles ont été utilisées. Alors je me suis attaché aux détails  : les outils dont ils se servent pour travailler, la forge, les roulottes refabriquées à l’identique, un encrier, un porte-plume, une paire de chaussures, le marteau. Tous ces détails, je les ai filmés en plans larges, tandis que je filmais en très gros plans les personnages.

Parlez-nous du casting.

Tony Gatlif. Pendant le tournage, ça parlait russe, albanais, yougoslave, roumain, hongrois, tsigane… Tous avaient des interprètes. Mais les Roms de l’époque, c’était un peu ça. Sur le film, une famille de Transylvanie a débarqué avec ses instruments de musique et ses outils de forgeron anciens. Vous ne pouvez pas imaginer combien le son du marteau de cette époque n’a rien à voir avec celui de notre époque.

Les enfants sont nombreux, et il passe, à travers leurs regards, leurs sourires, 
un souffle de vie qui défie cette tourmente…

Tony Gatlif. J’ai filmé le village à travers les gens, pas les pierres, un peu comme un chaudron tsigane qui bout à petit feu des heures durant avec plein de choses dedans  : du lard, du pain, tout ce qu’on trouve. À l’image du film, les personnages bouillonnent et ça exprime la vie. Même si cette vie est encerclée par des monstres qui guettent, épient, tournent autour comme des loups.

Pourquoi ce film aujourd’hui  ?

Tony Gatlif. Le monde a changé. J’ai fait des tentatives où j’effleurais cette question de l’internement et de la déportation en laissant des indices, mais j’avais peur. Je ne me sentais pas prêt. Cette histoire est injuste. Elle est cachée. On ne cache pas 250 000 personnes mortes gratuitement, pour rien…

Qu’est-ce qui a donc failli 
au niveau de la transmission  ?

Tony Gatlif. Cette histoire n’est pas dite, elle est tue. Les gitans sont fiers, et c’est très dur de dire, c’est humiliant. Un homme violé ne raconte pas son viol. La fierté empêche de raconter. Et puis, ils ont eu peur. Parler des morts, c’est les convoquer. Dans cette culture, on ne dérange pas les morts. D’ailleurs, jamais on ne garde les vêtements, les roulottes des morts. On brûle tout.

La liberté dont il est question dans le film coule dans 
les veines. Elle est avant tout physique, on la devine chez chacun de vos personnages…

Tony Gatlif. Un vieil homme me racontait que sa mère, qui parlait toujours des gitans en disant « les voleurs de poules », s’est effondrée en larmes au souvenir du camp d’internement de Montreuil-Bellay… C’est tout le sens du film. Tant qu’il n’y aura pas des choses qui rappellent ce qui s’est passé, on continuera à mépriser la communauté manouche.

Le film nous parle aujourd’hui…

Tony Gatlif. On n’est pas dans un système nazi, mais cette femme qui cache un clandestin à Calais et se fait condamner, c’est une Juste. Elle répond à son horloge humaine, pas à des lois qui lui disent ce qu’il faut faire ou pas. C’est pas une humanité de bazar, mais une humanité profonde. Peut-être aujourd’hui a-t-on oublié ce qu’était l’humanité.

On pleure peu dans votre film…

Tony Gatlif. C’est indécent de pleurer. S’indigner, oui. Pleurer, non. Pleurer sur ce qui s’est passé, c’est verser des larmes de crocodile. L’émotion vous saisit, bien sûr, on a du cœur, mais on ne doit pas se laisser envahir par elle. Il faut agir.

Entretien réalisé par Marie-José Sirach

À lire, les Tsiganes en France, 
un sort à part, 1939-1946, d’Emmanuel Filhol et Marie-Christine Hubert. Éditions Perrin.


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