Lettre ouverte à Silvio Berlusconi, au nom des « jolies filles albanaises »

jeudi 11 août 2016.
 

Lors d’une récente rencontre avec le Premier ministre albanais, Sali Berisha, Silvio Berlusconi s’est laissé aller à des blagues peu appréciées. Après une remarque sur les trafiquants de clandestins il a ajouté : « Nous ferons exception uniquement pour ceux qui apportent de jolies filles ».

L’écrivaine albanaise Elvira Dones lui adresse une lettre ouverte…

« Cher Monsieur le Président du Conseil,

Je vous écris par le biais d’un journal que vous ne lisez pas, mais je vous dois ces quelques mots, car ce vendredi - 12 février 2010 -, votre sens de l’humour désinvolte a touché des personnes qui me sont chères : « les jolies filles albanaises ». Alors que le Premier ministre de mon pays d’origine, Sali Berisha, confirmait l’engagement de son gouvernement dans la lutte contre les trafiquants de clandestins, vous avez pointé que « pour ceux qui amèneront de jolies filles, nous pouvons faire une exception ».

Moi, j’en ai rencontré des dizaines de ces « jolies filles », de nuit et de jour, à l’insu de leurs maquereaux, je les ai suivies depuis Milan jusqu’à la Sicile. Elles m’ont raconté des pans de leurs vies violées, étranglées, dévastées. « Stella » portait sur son ventre les cicatrices de ses patrons : putain. C’était une belle fille avec un seul défaut : enlevée en Albanie et transportée en Italie, elle refusait de faire le trottoir. Après un mois de viols collectifs perpétrés par les maquereaux albanais et leurs confrères italiens, elle a dû se plier aux ordres. Elle a connu les trottoirs du Piémont, de Lazzio, de la Ligure et de tant d’autres villes. Et au bout de trois ans, on lui marqua le nom de sa profession sur le ventre : juste comme cela, par jeu.

Elle était belle cette fille. Aujourd’hui elle est une marginale de la société, elle ne tombera plus jamais amoureuse, ne deviendra jamais ni mère ni grand-mère. Ce « putain » inscrit sur son ventre lui a supprimé toute lueur d’espoir et de confiance en l’homme. Ses clients et « ses protecteurs » lui ont détruit l’utérus.

J’ai écrit un roman sur ces « jolies filles », publié en Italie sous le nom de Soleil brûlé. Des années plus tard j’ai tourné un documentaire pour la télévision suisse : je suis allée à la recherche d’une autre fille, elle s’appelait Brunilda, son père m’avait priée en larmes de la rechercher. Un père comme tant d’autres pères albanais à qui on avait ravi les filles, enlevées, mutilées, que l’on pendait tête en bas comme dans une boucherie si elles osaient se rebeller. Un père comme vous, Monsieur le Président, seulement moins chanceux. Aujourd’hui encore le père de Brunilda ne peut accepter que sa fille soit morte, pour toujours, noyée en mer ou exécutée quelque part dans un coin en banlieue. Il continue à espérer, rêve d’un miracle. C’est une longue histoire, Monsieur le Président… Mais si je savais que je pouvais compter sur votre attention, je vous enverrais une copie de mon ouvrage, ou vous expédierais le documentaire, ou échangerais deux mots avec vous. Sachez, Monsieur le Président, qu’à vos boutades, je rétorque...je ne les avale pas.

Au nom de toutes les Stella, Bianca, Brunilda et de leurs familles, ces lignes, je vous les devais. En ces vingt années de transition difficile, l’Albanie s’est infligé beaucoup de souffrances et de blessures de ses propres mains, mais le peuple albanais cultive la volonté de pouvoir enfin marcher les épaules droites et la tête haute. L’Albanie n’a plus la patience soumise d’endurer les humiliations gratuites. Je crois que vous y gagneriez à arrêter de considérer les drames humains comme vivier de brèves de comptoir de fin de soirée ».

Elvira Dones est écrivain-journaliste ;

Née à Durres en 1960, elle est diplômée en Littérature albanaise et anglaise à l’Université de Tirana. Émigrée de son pays avant la chute du Mur de Berlin, elle a vécu et a travaillé en Suisse entre 1988-2004. Elle vit actuellement aux États-Unis, où elle alterne travail d’écriture, journalisme et cinéma.

Traduit par Mandi Gueguen


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