Comment vivent les riches ? (par Michel Pinçon, sociologue)

vendredi 23 juillet 2010.
 

Entre sa retraite de et ses revenus de PDG d’EDF, Henri Proglio touchera 2,6 millions d’euros 
par an. Il n’est pas le seul. 
Ces dernières années les « salaires » des patrons se sont envolés. 
Que font-ils de tels revenus  ?

Michel Pinçon. Ces sommes sont démentielles mais ce ne sont que des revenus d’activité. Or ces patrons ont aussi des stock-options et du patrimoine de rapport. Bernard Arnault, par exemple, est PDG du groupe LVMH mais il en est aussi propriétaire et à ce titre il perçoit des dividendes. Il a aussi des revenus de placements qui peuvent être mobiliers (actions) et immobiliers. Au total c’est vraiment faramineux. Une partie de ces revenus est investie dans de nouveaux placements financiers ou immobiliers pour améliorer non pas le niveau de vie mais la taille du patrimoine. Une autre va à des pratiques extrêmement dispendieuses, à la limite du patrimoine de rapport et du patrimoine de jouissance. Je pense aux deux musées d’art contemporain que François Pinault, ancien PDG du groupe Pinault-Printemps-La Redoute, a créés à Venise. Ils sont de niveau international avec des œuvres de très grande valeur et ont, l’un et l’autre, la taille du musée d’Art moderne de la ville de Paris. François Pinault a aussi acheté un château du XVIIe siècle, La Mormaire, en bordure de la forêt de Rambouillet, qu’il a restauré. Dans le parc on trouve des statues monumentales, dont une de Picasso, une installation de 
Richard Serra qui exposait au Grand Palais, il y a peu de temps. De son côté, le groupe LVMH contrôlé par Bernard Arnault (comment faire la part entre ce qui appartient au groupe et ce qui appartient à son propriétaire  ?) a acheté Château-Yquem dans le vignoble bordelais. Bernard Arnault y a marié sa fille. On pourrait multiplier les exemples. C’est ce que nous appelons, en nous inspirant de Pierre Bourdieu, le capital symbolique. Yquem, les grands vins… c’est la culture française, l’ancienneté, la tradition, le prestige.

Et pour avoir vraiment du pouvoir, 
il faut avoir du prestige  ?

Michel Pinçon. Cette richesse difficile à acquérir assoit le pouvoir sur une dimension symbolique. Un portefeuille d’actions ne donne pas une légitimité sociale. Château-Yquem ou des musées d’art contemporain ont une valeur monétaire, mais donnent surtout un certain label. Arnault, lui aussi, s’est lancé dans la création d’une fondation consacrée à l’art au Jardin d’acclimatation, dans le bois de Boulogne. Pourquoi investir dans des entreprises de ce type  ? Ils gagnent de l’argent, bien sûr, et cela leur permet d’intervenir au cœur du marché de l’art. Ils se donnent aussi un statut de mécènes, montrent leur intérêt pour la culture. C’est une valorisation symbolique de leur personne.

Cet argent procure aussi un confort quotidien hors du commun…

Michel Pinçon. Il n’est pas nécessaire d’atteindre ces niveaux de revenus pour être dégagés des soucis du quotidien. C’est déjà le cas, par exemple, du directeur financier d’une grande entreprise qui peut se décharger sur du personnel spécialisé de tous les problèmes domestiques, qui peut envoyer ses enfants pendant un an dans un collège anglais. Lorsque le niveau de revenus est encore supérieur existent des «  family offices  ». Des organismes qui sont souvent liés à des services de gestion des grandes fortunes greffés sur des banques d’affaires. Ils prennent en charge tous les aspects de la vie quotidienne des familles très riches, depuis les problèmes les plus courants jusqu’à l’organisation d’un séjour au festival de Bayreuth ou la réservation au dernier moment d’une place dans un avion pour New York. Car les déplacements sont fréquents et la pluriterritorialité est systématique. C’est frappant en consultant le Bottin mondain. Ces personnes ont généralement une adresse parisienne, une autre dans un lieu de villégiature en province, une autre encore à l’étranger. Dans toutes ces résidences des gardiens assurent la sécurité, le fonctionnement, l’entretien de façon permanente. Dans un livre, l’Esprit en fête, un titre révélateur de leur état… d’esprit, Michel David-Weill, l’un des dirigeants de la banque Lazard, confie qu’il aime beaucoup toutes ses résidences et il ajoute qu’elles sont magnifiquement décorées. Amateur d’art, il préside d’ailleurs une commission chargée des achats pour les musées nationaux.

On revient encore à l’art…

Michel Pinçon. Être un mécène des arts, appartenir à des institutions culturelles, avoir son nom gravé dans le marbre de musées, au Louvre par exemple… c’est comme cela qu’on n’est pas Bernard Tapie.

Cet argent donne une sensation 
de puissance  ?

Michel Pinçon. Il procure, en supprimant tous les problèmes matériels, une sérénité évidente. Mais il est une autre forme de sérénité plus cachée qui vient du fait de pouvoir acquérir ce qu’avec Monique Pinçon-Charlot nous avons appelé « une immortalité symbolique ». Pinault a un fils qui a pris sa suite, Arnault a ses enfants déjà dans le circuit, Bouygues, Lagardère sont des fortunes récentes mais dont la succession est déjà assurée. Lorsqu’on est dans cet univers, au bout d’une ou deux générations, on a des ancêtres et des héritiers, on est le moment de quelque chose qui vous dépasse. L’ouvrier ou l’enseignant ont leur vie, un père et une mère. Mais ils sont seuls à entretenir leur mémoire alors que la société garde la mémoire des Rothschild ou des David-Weill, des grandes dynasties industrielles. Il y a quelques années, les Wendel ont fêté le tricentenaire de la fondation de leur première usine métallurgique en Lorraine. Ils avaient à cette occasion loué le musée d’Orsay pour une soirée. Ernest-Antoine Seillière dont la mère était une Wendel a fait un discours. Tous les membres du holding qui gère les biens des Wendel étaient là  : au moins 800 personnes figurent sur la photo prise dans le grand hall du musée. Dans ces familles, on a le sentiment de sortir de l’ordinaire, on se le dit, et cela donne une certaine assurance. D’ailleurs leurs résidences sont souvent dans des bâtiments classés aux Monuments historiques, des hôtels particuliers dans Paris avec des œuvres d’art, des meubles de valeur, des bibliothèques. La différence est évidente avec ceux qui sont nés et ont vécu dans des HLM que l’on fait imploser parce qu’ils n’ont aucune valeur. D’un côté c’est la mobilité forcée, la précarité et l’enfance qui disparaît dans un nuage de poussière, de l’autre c’est une certaine longueur de l’existence avec la maison qui reste dans la famille et l’inscription dans cette immortalité symbolique, certes très fallacieuse mais psychologiquement apaisante.

Proglio a négocié son salaire 45 % au-dessus de celui de son prédécesseur. Comment n’a-t-on pas dans cette situation un sentiment d’indécence  ?

Michel Pinçon. Peut-être par tout ce que l’on vient de dire et la certitude d’être le meilleur. Proglio est dans un univers où il se sent autorisé à demander toujours plus parce que c’est lui qui décide, il a le sentiment d’avoir beaucoup fait pour l’entreprise. Il y a là une forme d’hypernarcissisme entretenue par la difficulté réelle du monde des affaires, un monde où il y a de la bagarre, où ceux qui gagnent s’adjugent tout ce que les vainqueurs peuvent souhaiter. C’est aussi un effet idéologique de la pensée unique qui veut que le marché soit le seul régulateur de la vie économique. La logique du plus fort gagne s’impose. Et il n’y a pas de limite.

Entretien réalisé par Jacqueline Sellem

(*) Auteur avec Monique Pinçon-Charlot 
du livre les Ghettos du Gotha, comment 
la bourgeoisie défend ses espaces. 
éditions du Seuil, 2007, 293 pages, 19 euros.


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