La crise en Europe ! Analyse et pistes pour résister. Dossier de L’Humanité

samedi 27 février 2010.
 

1) Un programme d’ajustement budgétaire d’une brutalité inouïe

Par Miguel Portas, député européen portugais (Bloc de gauche / groupe GUE-GVN)

Nous sommes confrontés à la première crise systémique du capitalisme dans l’ère de la globalisation. Mais la situation est paradoxale  : comment comprendre que la plupart des réponses à la crise soient déterminées et exécutées au niveau national  ? La dimension mondiale de la crise a obligé les principaux États du monde à introduire de nouveaux dispositifs internationaux  : ils ont mis en place le G20, ont revitalisé le Fonds monétaire international et ont créé une sorte de coordination informelle sur le plan financier. Mais un an et demi après le krach des Bourses, en septembre 2008, aucune décision fondamentale n’a été prise en commun. L’une des raisons qui poussent à des réponses nationales, c’est la question du temps international des décisions. Dans le temps accéléré dans lequel nous vivons, le temps est une clé essentielle pour déterminer l’échelle territoriale du choix politique. L’Union européenne a essayé de prendre une série de mesures qui s’articulent autour d’un budget européen, qui reste insensible à la crise (1 % du PIB et soumis au critère de déficit zéro) et d’un transfert massif de l’endettement sur les États nationaux. On a flexibilisé le pacte de stabilité et de croissance de façon à absorber les déficits au niveau national. On a tardé à baisser les taux d’intérêt. 400 milliards d’euros ont été injectés dans le système financier. Et on a discuté d’un paquet de mesures financières.

L’investissement privé est en panne. La sortie de la crise par les exportations est obstruée par une survalorisation de l’euro face au dollar. Un programme d’ajustement budgétaire au niveau des États nationaux doit être appliqué, entre 2011 et 2013, qui va mettre les dépenses sociales sous une pression inouïe. Selon les pays, on parle de réduction des déficits de 1 % à 3 % par an. C’est une réponse brutale visant à réaliser, en trois ans, ce que la politique monétariste n’a pu faire en quinze ans. 2011 sera l’heure de vérité pour les chefs d’État et pour la gauche politique.

Notre réponse traditionnelle consiste à résister dans des luttes sur des revendications à l’échelle nationale. C’est déterminant. Mais il faut s’attendre à ce que la poursuite de l’augmentation du chômage fasse monter la peur, et non pas qu’elle encourage la lutte. De ce point de vue, les possibilités sont limitées. Si nous n’organisons la résistance qu’au plan national, nos propositions refléteront inévitablement les inégalités de développement entre les différents pays. Nous devons travailler sérieusement à l’articulation de la résistance au niveau national avec une exigence commune de refondation démocratique et sociale de l’Union européenne. Cela doit se traduire par des choix politiques clairs et compréhensibles par les citoyens. La discussion budgétaire au niveau européen peut nous aider. Pour la gauche, la sortie de la crise doit passer par deux voies  : la répartition des frais de la crise entre le capital et le travail et entre les territoires à l’intérieur de l’Union. Cela nécessite de faire entrer le budget européen – qu’il faudrait porter à 2 % du PIB – dans le débat politique.

2) Politique de la précarité ou passage vers un nouveau modèle social  ?

Par Maria Karamessini, université Panthéon de Sciences politiques et sociales d’Athènes.

La crise a débouché sur une sévère détérioration des conditions de vie des travailleurs et touche plus particulièrement les hommes d’âge mûr, les jeunes, les travailleurs dont le niveau d’instruction est faible ou moyen, les immigrés et les autres groupes vulnérables à travers toute l’Europe. Cependant, l’ampleur et les formes spécifiques des dommages sociaux ont varié de façon significative parmi les États membres de l’UE en fonction du type et du degré d’intervention de l’État pour minimiser les pertes d’emplois, de la liberté de licenciement offerte aux entreprises – qui dépend du régime de travail en vigueur – et aussi des réductions du temps de travail ainsi que des concessions faites sur les salaires pour se prémunir contre les licenciements.

L’élasticité de l’emploi qui débouche sur une baisse du PIB est un indicateur des efforts entrepris par les entreprises et les gouvernements pour préserver le taux d’emploi. C’est en Espagne, en Irlande, en Grèce, en Lettonie, en Hongrie, en Estonie, à Chypre et au Portugal que cette élasticité est la plus grande et montre l’apathie ou l’incapacité des gouvernements à relever le défi ainsi que la liberté totale dont jouissent les entreprises dans ces différents pays pour licencier les travailleurs. Par exemple, l’Espagne détient le taux le plus important de travailleurs temporaires au sein de l’UE. De la même façon, la Grèce, l’Italie et le Portugal comptent un nombre important de travailleurs informels ou soi-disant travailleurs indépendants qui peuvent être licenciés à tous moments et sans indemnités. À l’autre extrême, on trouve les pays qui ont appliqué massivement des accords concernant le travail temporaire et autres CDD comme l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, les Pays-Bas, la Slovénie, la Slovaquie, la République tchèque et l’Italie. Ces pays font preuve d’une rigidité extrême en matière d’emploi, ce qui débouche sur une baisse du PIB et des hausses, certes faibles, du taux de chômage. Les pays scandinaves, la France, le Royaume-Uni, la Bulgarie et la Lituanie se situent entre ces deux groupes.

Bien que préférables aux licenciements, ces plans qui visent à maintenir l’emploi impliquent une baisse des revenus plus ou moins importante pour les travailleurs ainsi qu’un avenir professionnel instable. Si nous prenons également en compte les concessions salariales faites par les salariés d’un grand nombre d’entreprises de toute l’Europe afin de pouvoir garder leur emploi, la modération des revendications syndicales en ce qui concerne l’augmentation des salaires, et aussi le durcissement de la position des employeurs dans les négociations collectives, nous pouvons confirmer qu’en temps de crise économique, le capital place toujours les travailleurs et les gouvernements face au dilemme  : échanger les salaires et les subventions (ou autres aides) de l’État contre des emplois et des investissements. Il revient, ainsi, au mouvement ouvrier de développer des stratégies destinées à endiguer ou même à vaincre la régression sociale due à la progression du chômage, l’érosion des normes du travail et celle des salaires ainsi qu’à lutter contre la réduction des aides sociales, pour mettre en avant un modèle alternatif d’organisation de l’économie et de la société, inspiré par des principes socialistes et écologiques et une approche critique des héritages laissés par les « socialismes réels ».

3) Le rétablissement sera très lent

Par Joachim Bischoff, coéditeur de la revue Sozialismus et député au parlement du land de Hambourg

L’année 2010 sera déterminante pour savoir si la stabilisation hésitante de l’économie mondiale se poursuivra. À la fin de 2009, certains des principaux pays capitalistes ont quitté les abysses de la crise économique la plus grave depuis soixante-dix ans, mais personne ne sait si cette lente convalescence perdurera sans rechutes ultérieures. La stabilisation relative est causée par  : de faibles taux d’intérêt des banques centrales, des injections de fonds publics et des garanties pour les systèmes bancaires, des offres de crédit favorables aux entreprises  ; des mesures conjoncturelles – des baisses d’impôts et des investissements  ; des politiques largement similaires des métropoles capitalistes, malgré des différences quantitatives non négligeables. S’appuyant sur ces symptômes, la majorité des économistes ne tiennent aucunement compte du fait que la profondeur de la récession a été causée par l’éclatement de la bulle des subprimes, qui a déclenché une crise du siècle sur les marchés financiers et, en conséquence, fortement aggravé la crise chronique de suraccumulation de l’économie réelle. En se référant aux expériences issues de la grande dépression, de la « décennie perdue » du Japon dans les années 1990, de la crise bancaire scandinave du début des années 1990 et des innombrables petites crises dans les pays émergents, des économistes critiques défendent la thèse qu’après une crise financière d’une telle violence, nous devons nous attendre à un rétablissement très lent.

Au début de l’année 2010, les économies des pays capitalistes les plus importants sont confrontées à un rétablissement précaire, associé à de fortes turbulences. Cette constellation rend très improbable la réalisation, aux États-Unis, du rêve d’une relance économique qui suivrait une courbe en forme de V. Au lieu de cela, les forces politiques devraient plutôt se baser sur une courbe en L, c’est-à-dire que la plupart des pays souffriront, pendant plusieurs années, d’une faiblesse de croissance, d’un endettement public portant atteinte, de manière insupportable, au compromis générationnel, et d’un système bancaire accroché à une perfusion de l’État, en bref de la « maladie japonaise ». Le Japon subit un rétrécissement de sa capacité économique (– 6,7 %) encore plus fort que l’Allemagne. Retombé dans la déflation, le pays voit le niveau général des prix de nouveau baisser et la spirale déflationniste descendre. Le chef de la Banque centrale indique que « le motif de la chute durable des prix est la carence de la demande ». Il promet de tout faire pour pomper de l’argent dans le circuit économique. « Mais, si la demande en elle-même est faible, les prix ne monteront pas uniquement parce que des liquidités suffisantes auront été rendues disponibles. » Selon l’OCDE, les prix à la consommation ont chuté de 1,2 % en 2009, ils chuteront encore de 0,9 % en 2010 et de 0,5 % en 2011. Ce qui réjouira, dans l’immédiat, les consommateurs aura des conséquences dévastatrices pour l’économie  : chute des chiffres d’affaires et des bénéfices, retardement des investissements, suppressions d’emplois. Le recul de la consommation accélérera la chute des prix. Les gagnants de la déflation sont les créanciers, parce que le remboursement des dettes exige des dépenses croissantes. Les potentiels de croissance ne se concrétisent pas, le fardeau de la dette du pays augmente en valeur nominale et en valeur réelle. D’autres pays capitalistes importants risquent aussi de déraper vers une telle spirale de prix en baisse, de chômage en hausse et de faibles taux de croissance.

La politique économique doit aujourd’hui se poser deux questions  : comment traiter l’existence de risques persistants, et comment empêcher des crises de cette dimension, question restée jusqu’alors sans réponse. La sortie de crise est tout aussi délicate à concevoir que la sortie des politiques expansives en matière monétaire et financière mises en place pour soutenir l’économie réelle.

4) Selon les projections du BIT, il faudra 8 ans pour résorber le chômage de cette crise-ci. Pour les 32h hebdomadaires

Avec la semaine de quatre jours, retrouver le temps de bien vivre

par Stephen Bouquin, sociologue et historien, enseignant chercheur à l’université de Picardie Jules-Verne, directeur de la revue Les mondes du travail.

En 2009, la crise économique a d’abord frappé les salariés avec un statut temporaire (CDD, intérimaires). Aujourd’hui, il s’y rajoute des centaines de milliers de jeunes qui terminent leurs études sans perspective d’emploi, même précaire. En 2010, le sinistre bal des faillites, rachats et restructurations va s’amplifier. Les effets sociaux de la crise économique et financière seront dévastateurs. Non seulement parce qu’une frange considérable du salariat connaît déjà la pauvreté et la précarité mais aussi et surtout parce que l’assurance chômage n’est plus ce qu’elle était. Selon les projections du Bureau international du travail (BIT), il faudra huit ans pour résorber le chômage de cette crise-ci. À la sortie du tunnel, si rien ne change, la société sera encore plus inégalitaire, plus injuste et invivable. Ceci n’est pas acceptable.

Comment s’attaquer au chômage de masse, à la précarisation et la paupérisation  ? Il faudra relever les minima sociaux et garantir des droits. Il faudra chercher de nouveaux gisements d’emplois, verts de préférence. Et trouver les ressources financières pour les faire exister. Remplacer ensuite tous les départs à la retraite et réhabiliter les services publics. Mais tout cela ne suffira pas pour absorber les nouvelles armées de réserve de main-d’œuvre. C’est pourquoi nous avons également besoin d’une réduction massive du temps de travail. Mais voilà que plus personne ne l’évoque. Est-ce que les 35 heures de la gauche plurielle sont indéfendables  ? Ce n’est pas mon avis, mais faut-il pour autant se taire sur le sujet  ? Est-ce que les discours de N. Sarkozy sur la valeur travail ont symboliquement disqualifié l’idée de travailler moins  ? Peut-être, mais qui n’a pas encore compris que travailler plus d’heures pour compenser des salaires trop bas est une arnaque sans fin  ? Défendre le goût de l’ouvrage bien fait, pourquoi pas, mais ce n’est pas chose aisée lorsqu’on vit la précarité, l’insécurité sociale sinon une routine mortifère et que l’on est cerné par un management harcelant.

La crise a du bien, parfois. Le ralentissement soudain de l’activité économique relativise la folle accélération du « toujours plus en toujours moins de temps ». Profitons-en pour tordre le cou à l’idéologie mi-stakhanoviste et mi-religieuse qui fait du travail la source d’une nouvelle rédemption, celle de l’individu performant, créatif, épanoui et maître de son destin. Rien n’est plus mystificateur que cette idéologie. Grâce a elle, trop de gens acceptent d’être surmenés, évalués et mis en compétition pendant que la vie sociale et familiale sont sacrifiés sur l’autel de la carrière ou du boulot. Les dix dernières années, partout, en France comme ailleurs, le travail s’est intensifié. Partout, sa durée s’est allongée sinon flexibilisée. Le temps du capital (et de sa valorisation) s’est emparé des loisirs tout en assujettissant encore plus les temps du travail. Grâce aux nouvelles technologies, le temps de travail tend même à coloniser le hors-travail. Simultanément, pour ceux qui sont au chômage, le temps se vide  ; la consommation s’arrête et la mobilité cède la place à l’immobilité. Ces constats expliquent pourquoi il existe une aspiration sociale à vocation majoritaire, celle de reconquérir la maîtrise du temps. À l’échelle de l’individu comme de la société, chacun a envie de pouvoir respirer, de se reposer, et aussi de ne rien faire…

Travailler quatre jours par semaine, en 32 heures, en préservant les revenus, permet de changer au quotidien les choses, dans et hors du travail. Réduire les « temps productifs » en deçà de ces quatre jours hebdomadaires pour celles qui ceux qui souhaitent s’investir dans d’autres activités, sociales, éducatives et/ou citoyennes serait une avancée sociale qui répond au besoin de ne pas s’enfermer dans la seule activité laborieuse sans sombrer dans la frénésie consommatrice. Permettre à chacun de moduler le temps consacré aux activités de la vie, c’est aussi donner à chacun les moyens d’exister dans plusieurs sphères sociales, celle du travail mais aussi la sphère publique et privée. La crise économique reflète un ralentissement du cycle d’accumulation de capital. Cette crise impose de penser non pas la relance de la machine infernale mais l’émergence d’un autre ordre social et temporel. Autrement dit, sortons du temps de la valorisation et du capitalisme pour entrer dans le temps du bien vivre.

5) L’internationalisation et l’État-nation au XXIe siècle

par Robert Jessop, professeur à l’université de Lancaster (Grande-Bretagne)

La crise financière mondiale actuelle nous en dit long sur la « diversité hétéroclite » de « l’État actuel » au début du XXIe siècle. Car, tandis que presque tous les États jouissent d’une égalité formelle, certains États sont considérablement plus égaux que d’autres. Ces États (et les forces qu’ils représentent) sont capables de déplacer les coûts de gestion de crise sur d’autres États ou d’autres forces sociales, préparant le terrain pour reproduire les mêmes erreurs.

L’intégration croissante du marché mondial depuis le milieu des années 1970 (à la fois comme cause et comme conséquence de la crise de cet ordre économique et politique) a sapé la capacité des États nationaux de l’époque de continuer à gérer « à l’ancienne » leurs espaces économiques nationaux. Les inquiétudes qui en ont résulté pour l’avenir des États nationaux ont conduit à une réorganisation majeure des configurations économiques et politiques plus adaptées, en termes néolibéraux, au contrôle accru des travailleurs et autres forces subalternes et à la création d’un impérialisme du libre-échange de plus en plus dirigé par la finance.

Cette réorganisation politico-économique signifie que les débats des années 1980 sont maintenant largement dépassés. L’intégration du marché mondial ne remet pas en question l’État en général mais des États spécifiques avec des pouvoirs particuliers. Et les États peuvent être repensés et réorganisés pour faciliter, ou limiter, de nouvelles formes d’accumulation à l’échelle mondiale. Ainsi, nous voyons le transfert de certains pouvoirs de l’État national, vers le haut, à des structures supranationales, ou, vers le bas, à des autorités régionales ou locales, ou, latéralement, à des réseaux internationaux. Nous assistons aussi à un repli de l’utilisation politique de l’autorité souveraine vers des marchés, vers des partenariats et vers le « tiers secteur » dans l’atteinte des objectifs de l’État. Enfin nous voyons des tentatives pour intégrer le marché mondial et gérer ses contradictions par le biais de nouveaux régimes internationaux. Ce rééquilibrage des États nationaux ne les touche pas tous également. Certains ont plus de pouvoir que d’autres pour influencer le transfert des pouvoirs, l’équilibre entre l’autorité souveraine, les forces du marché, les partenariats public-privé et les réseaux sociaux pour concevoir les nouveaux régimes internationaux. L’internationalisation crée de nouvelles hiérarchies des États ainsi que de nouvelles formes d’intégration au marché mondial. Le défi pour les forces sociales progressistes est de savoir comment développer des alliances économiques, politiques et sociales à travers plusieurs échelles afin de neutraliser les États nationaux impérialistes les plus puissants et de créer des mouvements transnationaux capables de fournir une approche alternative à la mondialisation, approche qui serait fondée sur les droits économiques et la justice sociale.


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