Fin des quotas laitiers : la dérégulation au service de l’industrie laitière et de l’intégration croissante des producteurs

mercredi 3 février 2010.
 

Paul Bonhommeau, juriste membre de la Confédération paysanne analyse ici « la fin des quotas laitiers ». Il introduit parfaitement son article ainsi : « La suppression définitive en 2015 des quotas laitiers précédée de leur démantèlement progressif depuis 2003 s’inscrit pleinement dans la politique agricole néolibérale conduite par l’UE et l’ensemble des gouvernements européens depuis 1992. Et cela, au nom de la foi (du charbonnier) dans la capacité autorégulatrice des marchés, dans la mondialisation des échanges et leurs effets a priori bénéfiques pour tous. Et avant même d’arriver à son terme, cette réforme des quotas laitiers débouche sur des désordres « de marché » de grande ampleur et très insécurisants pour les éleveurs, au point que ces derniers ont massivement réagi par l’important mouvement de « grève du lait » conduit au début de l’automne dans plusieurs états-membres pour réclamer le retour à la politique de maîtrise, condition indispensable pour obtenir des prix réguliers et rémunérateurs. »

La suppression définitive en 2015 des quotas laitiers précédée de leur démantèlement progressif depuis 2003 s’inscrit pleinement dans la politique agricole néolibérale conduite par l’UE et l’ensemble des gouvernements européens depuis 1992. Et cela, au nom de la foi (du charbonnier) dans la capacité autorégulatrice des marchés, dans la mondialisation des échanges et leurs effets à priori bénéfiques pour tous. Et avant même d’arriver à son terme, cette réforme des quotas laitiers débouche sur des désordres « de marché » de grande ampleur et très insécurisants pour les éleveurs, au point que ces derniers ont massivement réagi par l’important mouvement de « grève du lait » conduit au début de l’automne dans plusieurs états-membres pour réclamer le retour à la politique de maîtrise, condition indispensable pour obtenir des prix réguliers et rémunérateurs.

La fin des quotas : d’abord satisfaire aux exigences de l’industrie laitière

En réalité, la fin programmée des quotas n’a pas pour but de répondre aux besoins de ceux au nom desquels elle a été décidée en 2003 (en l’occurrence, les producteurs, les consommateurs, la vitalité des territoires, …), mais de satisfaire les exigences de l’industrie laitière européenne, quels qu’en soient les désordres économiques, sociaux et environnementaux engendrés. Mais cela n’est pas clairement dit. Ni par les élus et les hauts fonctionnaires de l’UE et des états-membres, ni non plus, ce qui est davantage choquant, par de nombreux économistes qui déclinent, chacun à sa manière, les vertus et les bienfaits de la dérégulation des marchés ou bien son processus inéluctable tout en se revendiquant indépendants tant au titre de leur fonction (chercheur, enseignant) que de l’organisme qui les emploie (université, recherche publique).

Il y a trois mobiles principaux à l’exigence de l’industrie laitière européenne pour la suppression des quotas laitiers :

* Depuis le milieu des années 1990, les groupes laitiers les plus importants des grands pays producteurs de lait considéraient qu’ils avaient d’importants débouchés en toutes sortes de produits laitiers, (notamment beurre, poudre de lait et fromages de masse) sur les pays tiers et en particulier les pays émergents (Chine, Inde, Russie, ...). Mais ces marchés d’exportation sont - conjoncturellement ou structurellement ?-, remis en cause par la crise économique et l’effondrement de la consommation des produits laitiers dans ces pays qui sévit depuis 2008. Avec en plus, pour la Chine, l’impact du scandale de la mélamine intervenu au même moment. I Ce renversement de tendance du marché mondial est-il en mesure de convaincre l’UE – et les industriels laitiers – qu’il ne faut pas abandonner la politique de maîtrise des volumes ?

* il y a un 2e mobile, spécifique aux pays qui ont choisi « d’organiser » la répartition des quotas entre producteurs par le biais du marché, C’est le cas des pays du nord de l’Europe. Ils constatent amèrement depuis plusieurs années que les prix consentis par leurs éleveurs pour acquérir les droits à produire grèvent exagérément la compétitivité de leur propre filière laitière. C’est ainsi, qu’à l’occasion d’un colloque organisé par l’AFDR (Association française de Droit rural) à Poitiers en 1998, les représentants de ministères de l’agriculture des Pays-Bas et d’Allemagne souhaitaient la fin des quotas en invoquant clairement ce motif. Au lieu de supprimer ou de réguler leur propre marché des quotas, ils exigent la suppression des quotas pour tous. Et si l’UE annonce si longtemps à l’avance la fin des quotas (délai de 12 ans : en 2003 pour 2015, après l’avoir lourdement évoqué en 1999) c’est essentiellement pour permettre aux éleveurs de ces pays, lourdement endettés pour acquérir leur quota, d’amortir sur un temps suffisamment long leur dépréciation d’actif et l’aggravation de leur endettement qui en découle auprès de leur banquier.

* il y a enfin un 3e mobile plus spécifique à l’industrie laitière des Pays-Bas et du Danemark qui est monopolistique : Arla au Danemark contrôle 95 % de la collecte ; une « coopérative » néerlandaise est également en position quasi monopolistique. Cette industrie laitière, ne peut croitre qu’en taillant des croupières aux industriels laitiers des autres Etats membres. Or, la politique des quotas qui à la fois limite la production européenne et répartit des droits à produire relativement stables à chaque état-membre, est un obstacle manifeste à leur ambition. D’où la détermination de ces pays à obtenir la suppression des quotas. En revanche, en France, en Allemagne et dans plusieurs autres pays européens, l’industrie laitière est plutôt « oligopolistique » : il y a donc encore des marges de « restructuration » : quelques gros ont encore quelques petits à absorber ou à éliminer. Ces pays peuvent plus aisément « consentir » au maintien d’une politique publique de maîtrise des volumes. A noter également que dans des pays comme les Pays-Bas et le Danemark, où le foncier est très cher, l’industrie laitière encourage les producteurs dans un système de production de plus en plus intensif et hétéronome (« usines à lait »), nécessitant toujours plus de céréales et de soja importés pour nourrir les vaches et consommant beaucoup d’énergie et autres biens intermédiaires. L’efficacité économique et écologique à moyen terme de ces modèles intensifs et productiviste est plus que douteuse, mais ceci est un autre aspect de la question laitière.

Les exploitations intensives sont les plus sensibles aux variations de prix

L’effet immédiat de cette dérégulation-abandon aux forces du marché, c’est l’énorme variation du prix du lait payé aux producteurs : depuis 2007, près du simple au double. Comme pour la plupart des produits agricoles (effet King) ces variations de prix sont sans rapport ni avec les écarts « offre- demande » des quantités physiques sur les marchés des produits transformés, ni non plus avec les prix à la consommation restés stables depuis le début de la crise. D’où la question, pourtant peu traitée par de nombreux économistes libéraux, de la répartition de la valeur ajoutée au sein de la filière... L’intensification capitalistique des élevages (volume croissant des équipements et installations par unité de travail) et le recours croissant aux consommations intermédiaires (aliments du bétail, engrais, énergie, …) se traduisent pour les éleveurs par des taux et des volumes d’endettement très élevés et, par la baisse de la part de valeur ajoutée affectable à la rémunération de leur travail par rapport au chiffre d’affaires. Les plus endettés sont ainsi les plus sensibles aux variations de prix. C’est une explication importante à ce que la grève laitière ait été massivement suivie parmi les plus gros livreurs. L’extrême sensibilité aux variations de prix l’est à la hausse comme à la baisse, ce qui signifie que chaque crise a pour effet (délibérément recherché ?) d’éliminer les plus fragiles pour faire de la place : la réduction momentanée de la production redonne ensuite de la croissance à ceux qui restent. La décision politique de venir en aide de manière spécifique aux modernisés endettés, outre le caractère discriminatoire de ce type de soutien, n’aurait de sens que si leur modèle de production a toujours de l’avenir, c’est-à-dire qu’il serait à moyen terme vraiment le plus efficace économiquement et socialement face à l’évolution prévisible des coûts de production (énergie, aliments du bétail, engrais, etc.) et face aux contraintes ou enjeux écologiques désormais assignés à l’agriculture (limitation de l’effet de serre, préservation des ressources naturelles, ...). Ce qui a lieu d’être fortement mis en doute : cf.. la brochure de la FNCIVAM, « produire autonome et économe [1] et aussi un récent article collectif de l’Inra publié dans la revue « Fourrages » [2]). Par conséquent, si soutien public il doit y avoir pour aider à passer la crise, celui-ci devrait être conditionné à l’inflexion des élevages vers des systèmes de production plus conformes à l’intérêt collectif. Cette question n’est d’ailleurs pas spécifique à la production laitière.

Une production captive et désormais ouvertement intégrée aux laiteries

Certains économistes cherchent à expliquer la révolte des producteurs de lait par le fait qu’ils ne seraient pas encore mentalement « sortis » de la période des quotas et de la stabilité des prix qu’elle permettait ; et qu’il faudra bien qu’ils s’adaptent aux signaux du marché, comme le font les producteurs de porcs depuis plusieurs décennies. Ce propos est à la fois ignorant et scandaleux. Scandaleux au regard de l’état des lieux de la concentration porcine dans la plupart des régions fortement productrices : blocage des installations, dégâts environnementaux, risques sanitaires et production de masse sans qualité, …, que l’absence de régulation de la production et des marchés a généré dans ce secteur. C’est également ignorer les caractéristiques particulières de la production laitière et de sa « mise en marché ». Cette production n’est pas particulière en raison de l’importance et de la spécificité des investissements ni des délais de mise en production. C’est plus ou le moins le cas dans la plupart des autres filières agricoles, … pour lesquelles les politiques publiques et les agents économiques ont encouragé la spécialisation des exploitations. L’adaptation au marché serait en effet plus réelle pour des exploitations polyvalentes, mais c’est précisément ce que craint l’industrie laitière pour son approvisionnement vis-à-vis d’exploitations en polyculture pouvant aisément abandonner le lait pour faire autre chose ... La production laitière est surtout particulière, comme le soulignent F. Courleux et M S. Dedieu [3], en raison de son rapport particulier au marché. Dans aucun pays occidental il n’existe de mercuriales du prix du lait à la production (sortie de ferme, avant transformation par l’industrie laitière), ni aux USA, ni au Canada, ni, semble-t-il en Australie et en Nouvelle-Zélande. Ni non plus dans aucun pays de l’Union européenne :Eurostat ne publie qu’une « observation des prix du lait » établie selon les déclarations éventuelles des états membres. Les prix du lait à la production sont établis par les laiteries, qui « répercutent » à leur manière la valorisation qu’elles obtiennent sur leurs débouchés. En France depuis plusieurs années, le prix était établi par négociation interprofessionnelle au niveau national, jusqu’à sa dénonciation en 2008 par Bercy pour, soi-disant entente illégale en regard du droit communautaire de la concurrence [4] n’était pas illégal au regard du droit communautaire de la concurrence, puisque les conditions d’un marché du lait à la production n’était pas réunies.

Et que propose-t-on en France pour « remplacer » la politique des quotas et la négociation interprofessionnelle ? Il n’est pas question de mettre en place un marché du « lait sorti de ferme » donnant la possibilité, même illusoire, au producteur de « vendre » d’un jour à l’autre son lait au plus offrant, mais de pousser la contractualisation dirigée par chaque industriel ou coopérative ! Autrement dit, la fin des quotas et la condamnation politique de la négociation interprofessionnelle , c’est le transfert aux industries laitières de la maîtrise de la production à travers celle de leur approvisionnement et de son coût. Tout autant qu’un « marché captif » selon Courleux et Dedieu, c’est d’une production captive qu’il s’agit, puisqu’il n’y a pas de marché ! D’ailleurs, les propositions de contrat qui circulent dans la nature, tant de la part des industriels que des coopératives sont de véritables contrats d’intégration au sens de la loi de 1964 (obligations réciproques de fourniture de biens et de services, soit pour le producteur de livrer le lait et de s’approvisionner en aliments et autres services auprès de la laiterie). C’est ouvertement libellé ainsi dans les contrats proposés par des coopératives (lesquelles, selon une jurisprudence constante, ne craignent pas l’application de cette loi à leurs contrats) et plus subtilement dans ceux proposés par des industriels (lesquels réclament depuis plusieurs décennies la suppression de cette loi française qui vise à protéger, quoique très imparfaitement, le producteur intégré). L’intégration des producteurs de lait à leur laiterie, c’est un peu comme « Mr Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir » : quasiment personne ne la qualifie ainsi, pas même la majorité des producteurs de lait (ce serait réservé, selon certains, aux productions hors-sol, de préférence industrielles !). Mais en formalisant l’action de « grève du lait » [5], les producteurs et, parmi eux, y compris – et peut-être d’abord - ceux idéologiquement promis à devenir des chefs d’entreprise ont repris un mot d’ordre relevant davantage de la tradition salariale que de celle du patronat. Ce qui est loin d’être un hasard de vocabulaire et de mode d’action étant donnée la situation vécue de fait par les producteurs laitiers. Et c’est à la suite de ce mouvement qu’est évoqué un vague cadre national voire européen pour la négociation de ces contrats. Mais sans que soit clairement posée la question des garanties contractuelles minimales que la loi ou le règlement devraient définir et imposer pour protéger le plus faible, en l’occurrence le producteur. Il est surprenant que la plupart des économistes libéraux ne s’intéressent pas à cet aspect de la « question laitière ». Et qu’ils n’aient pas non plus analysé que la théorie d’une concurrence « équitable », libre et non faussée, à laquelle ils adhèrent, ne pouvait pas être appliquée en production laitière ou qu’à tout le moins les conditions n’en n’étaient pas réunies : caractéristiques d’un bien journellement produit, particulièrement instable et périssable et aux critères de qualité complexes liés pour certains à des fabrications spécifiques de leur laiterie ; dissymétrie (indépassable ?) de l’accès à l’information sur l’état du marché du fait de l’écran de la transformation du produit imposé par le partenaire à la « relation commerciale » ; absence de mercuriales ; absence de groupements de l’offre organisés (et organisables ?) un tant soit peu de manière autonome des entreprises de transformation, lesquelles sont en train de se partager les bassins de collecte pour limiter le croisement de leurs camions de ramassage.

Considérer que les producteurs de lait doivent apprendre à se comporter comme les producteurs de porcs, c’est ne pas prendre en compte tous ces aspects. D’autant qu’il y a lieu de mettre en doute l’application satisfaisante de cette théorie dans la plupart des productions agricoles. En agriculture, il n’y a guère que les céréaliers, ayant un produit stable, stockable à des coûts acceptables et échangé en l’état jusque sur le marché mondial, qui pourraient se considérer participer à une concurrence plus ou moins libre et non faussée. Ce qui ne les empêche pas eux aussi de subir des variations de prix insupportables par rapport à leurs coûts de production et à la pérennité de leurs investissements, donc à la stabilité et à la sécurité de leur revenu … Ce qui renvoie aux questions de fond sur les finalités et les moyens de toute politique agricole et alimentaire.

Paul Bonhommeau

Juriste agricole

Notes

[1] « Produire autonome et économe, c’est bon pour l’environnement, l’emploi et le revenu » publié par FNCIVAM en février 2009 »

[2] Quels systèmes fourragers et quels types de vaches laitières demain ? JL Peyraud et al. ; in revue Fourrages n°197 (2009).

[3] F. Courleux et M. S. Dedieu : « Les enjeux de la régulation du secteur laitier » ; Analyse prospective n° 11 juillet 2009, édité par le Ministère de l’agriculture de l’alimentation et de la pêche

[4] Il est plus que vraisemblable que l’accord interprofessionnel à la française, que Bercy a dénoncé sur l’injonction de N. Sarkozy pour selon ses propos « arracher avec ses dents du pouvoir d’achat pour tous les français »

[5] Le vaste mouvement de « grève du lait » observé cet automne dans plusieurs pays européens, rappelle à bien des égards la « grève du lait » qui eut lieu pendant près de 3 semaines en Bretagne ouest en mai 1972.


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