La réforme managériale et sécuritaire de l’école (par Christian Laval)

mardi 26 janvier 2010.
 

L’école-entreprise, tel semble bien être l’objectif des nouveaux réformateurs de l’école à l’ère néolibérale et sécuritaire. Ne serait-il pas temps de faire de l’école une machine « efficace », de la soumettre à la saine pression concurrentielle du marché, à l’évaluation généralisée des résultats, à la surveillance numérique des élèves et des professeurs, au dépistage des comportements anormaux ? L’heure n’est plus à la démocratisation de la culture, elle est à la croissance de la productivité des enseignants et à leur mutation en hommes d’entreprise.

La raison ultime de « la réforme de l’école », qui prétend à l’exclusivité, a un nom unique : la performance, le nouveau mantra des « modernisateurs ». L’école est désormais soumise à la logique économique globale de la compétitivité, dans ses fins, dans sa justification politique, dans ses catégories pratiques, dans ses formes d’organisation. Un nouveau mode de gouvernement de l’école s’impose qui touche au cœur du métier enseignant, qui affecte directement les rapports pédagogiques, qui modifie le sens des apprentissages et la nature de l’enseignement. Il est régi par un dispositif de concurrence et de surveillance, gage supposé de performance.

En France, ce nouveau mode de gouvernement de l’école n’est pas encore complètement identifié par les professionnels de l’enseignement et par les parents, encore moins par l’opinion. Qui lit en effet les rapports abscons et monotones des institutions internationales (OCDE, OMC, Banque mondiale, Commission européenne) où sont décrits pourtant avec précision les objectifs et les méthodes de la réforme managériale ? Cette méconnaissance tranche avec des pays plus « en avance » comme le Royaume-Uni ou les Etats-Unis par exemple, où les conséquences sur le terrain et dans les esprits se font sentir depuis plus longtemps [1].

Comprendre la nature du changement en cours n’a rien d’évident parce que nous avons affaire à des tendances dominantes, à des processus complexes et souvent contradictoires, à des réformes ponctuelles et successives, dont la cohérence d’ensemble est souvent masquée par des effets idéologiques anesthésiants. Plus troublant encore, ce nouveau régime scolaire tente de se donner une légitimité par la critique de l’ancien modèle d’école, inégalitaire et bureaucratique, traitant la population des élèves et des étudiants comme une grande masse que l’institution sélectionne, distribue dans des tuyaux étanches et finalement répartit dans des groupes socioprofessionnels remarquablement proches de ceux de leurs milieux familiaux d’origine.

Aux maux de cette école, les néoréformateurs entendent imposer une solution universelle qui a pour nom « l’école managériale » [2], et qu’on pourrait aussi bien nommer « l’école entrepreneuriale ». Cette dernière n’a pas été toute inventée par les modernisateurs de l’école. Ils ne sont que les importateurs d’une rationalité globale qui a pour norme la concurrence du marché, pour modèle l’entreprise, et pour instrument le management de la performance [3].

Pourtant, la mutation de grande ampleur qui est engagée n’a pas toutes les vertus qu’on lui prête. Elle commence même à faire sentir des effets qui entraînent désarroi, lassitude mais aussi révolte et désobéissance du côté des enseignants. Il ne s’agit pas ici de « dénoncer » le cours nouveau pour mieux embellir l’ancien, mais de proposer un cadre d’analyse apte à rendre compte de ce qu’il a de singulier.

L’école devient une entreprise (presque) comme les autres

La logique qui sous-tend la modernisation de l’école est maintenant commune à toutes les institutions publiques. C’est celle de la concurrence et de la surveillance. L’argument qui la motive dans l’enseignement est connu. Les professeurs pèsent sur les fonds publics, accroissent la dette « laissée aux générations futures », cela pour un résultat économiquement peu rentable à l’heure de « l’économie de la connaissance ».

Comment faire pour que les enseignants se centrent désormais sur leur mission principale : produire « des compétences nécessaires à la compétitivité de l’économie française immergée dans la compétition mondiale » ? Cela suppose une révolution symbolique, technique et organisationnelle. La mutation, déjà bien entamée, a commencé dans le champ de l’enseignement par l’usage de la langue économique (offre, demande, marché, compétences, capital humain, calcul des « rendements »). Les professeurs, de la maternelle à l’université, ont été peu à peu regardés comme des salariés d’entreprises scolaires, des techniciens du rapport pédagogique, des opérateurs d’une « ingénierie didactique et pédagogique » élaborée par des experts de laboratoires. Les identités professionnelles des enseignants ont été ramenées à la banalité du travail en entreprise, et ce au nom de la suppression des « privilèges ». Une immense littérature a répandu l’idée que la seule véritable justification des investissements scolaires résidait dans une formation professionnelle adaptée aux besoins des entreprises et permettant l’insertion professionnelle.

L’Etat a mis très activement en place les outils nécessaires à la construction d’un marché scolaire. Le changement a commencé dès les années 1980 par une réforme du « pilotage » des établissements secondaires à l’occasion de la décentralisation. La « demande » des familles est alors érigée en principe régulateur du système d’enseignement selon une logique concurrentielle. Le « libre choix des familles » entre écoles est regardé comme une source de transparence, d’émulation et de progrès pour le système scolaire. Le modèle de management par la « pression du client » commence alors à s’imposer dans le service public, favorisant une mutation de ses missions et de ses valeurs. La diversification de « l’offre » de chaque établissement en fonction des publics (les « projets d’établissement » de la Loi Jospin en 1989), une dépendance accrue aux financements locaux, la création d’indicateurs de productivité (la « valeur ajoutée des établissements ») qui sont largement diffusés par la presse (les « palmarès annuels des collèges et des lycées ») sont censées donner aux familles les instruments objectifs de leur « choix » dans les meilleurs établissements et les inciter à faire pression sur les équipes pédagogiques et les collectivités locales pour améliorer l’école. La construction du marché scolaire se poursuivra tout au long des années 1990 par l’assouplissement progressif de la carte scolaire et ceci jusqu’à sa suppression complète annoncée pour 2010 [4]. En bref, les gouvernements successifs ont encouragé les comportements guidés par l’intérêt personnel des familles, ce qui n’a pas été pour rien dans le développement des inégalités sociales et des ségrégations ethniques dans le milieu scolaire.

Faire agir la pression de la concurrence suppose de transformer les établissements scolaires en des sortes de petites entreprises. Comme il y a des outils de la concurrence de marché, il y a des outils du management d’entreprise. C’est là tout l’objet de la Nouvelle Gestion Publique, certes bien lente à déployer tous ses effets dans le monde de l’enseignement public français, attaché à des principes d’égalité des usagers devant les services publics et aux valeurs d’intérêt général. Mais des progrès ont été réalisés dès la fin des années 1980, qui ont permis de donner plus d’autonomie à leurs équipes de direction, de doter celles-ci de pouvoirs et de moyens de contrôle sur leur personnel plus importants, y compris en matière de recrutement. Des modifications ont été également réalisées dans la mentalité et le comportement des chefs d’établissement.

Quant aux enseignants, leur transformation en hommes d’entreprise est plus lente et beaucoup se disent, en haut lieu, que sans la destruction du verrou statutaire de la fonction publique on ne parviendra guère à modifier leurs conduites dans le sens souhaité [5]. En attendant ce pas décisif, il convient d’établir, pour compléter les mesures de la performance des établissements et des enseignants, les instruments du contrôle individuel et les incitations personnelles à l’efficacité. Le cadre législatif de la culture du résultat est déjà en place (la loi organique relative aux lois de finances ou LOLF), les instruments gouvernementaux de la Nouvelle Gestion Publique sont opérationnels (la révision générale des politiques publiques ou RGPP). Mais il reste encore à installer les dispositifs plus fins et plus concrets permettant de mettre en compétition les enseignants par le biais de la mesure de la performance de leurs élèves, et à faire fonctionner des contrôles plus précis de leur activité par le levier de « l’obligation de résultats ». Des pas importants ont été franchis, en particulier par la généralisation de la référence des objectifs au « socle commun des compétences » [6].

Le « contrat d’objectifs », qui prend depuis la loi d’orientation sur l’avenir de l’école d’avril 2005 le relais des projets d’établissement, est l’instrument typique de la Nouvelle gestion publique. Il permet de « conduire les conduites » par une triple séquence : la fixation contractualisée d’objectifs-cibles pluriannels, l’évaluation la plus individualisée possible des performances, la distribution de récompenses individuelles au « mérite ».

Contrôler les enseignants n’a pas pour seul enjeu l’intensification de leur charge de travail et la hausse de leur productivité. On n’enseigne pas dans l’optique de l’employabilité de la même manière que dans celle de la culture intellectuellement émancipatrice. Tout se réordonne peu à peu selon la finalité professionnelle des études : définition plus utilitaire des contenus des formations, établissement d’un « livret des compétences » conçu comme un « passeport pour l’emploi », pilotage des individus vers le monde professionnel par des dispositifs souples d’orientation et d’accompagnement, inculcation de l’esprit d’entreprise, multiplication des stages en entreprises, enseignement présentant une vision « positive » de l’économie de marché et des entreprises.

Produire efficacement le capital humain suppose également un suivi plus individualisé de la construction des compétences, une gamme plus large de choix entre enseignements, une responsabilisation accrue des individus dans un parcours choisi. « L’activation » des conduites propre au gouvernement néolibéral des individus qui leur enjoint de « se prendre en charge », d’être individuellement « responsables » de leurs échecs comme de leurs réussites, s’apprend dès l’école. L’autonomie est réinterprétée comme capacité individuelle de faire les choix les mieux adaptés à ses intérêts mais aussi les plus « payants » sur le marché des formations. L’enseignant est, quant à lui, invité à se transformer en coach diagnostiquant et comblant les compétences défectueuses et guidant « l’apprenant » vers l’emploi. Quant au professionnel de l’orientation, il est invité à se convertir en « courtier en orientation », selon la formule particulièrement éloquente de la Commission européenne [7] : c’est dire qu’il ne lui revient pas d’aider par son écoute un désir à se formuler, mais bien de rationaliser le désir de son « client » en fonction des exigences du marché du travail. Existera-t-il d’ailleurs encore sinon comme auxiliaire de « l’orientation numérique » à laquelle l’élève est conviée ?

Ainsi, l’institution devient un « quasi marché » dans lequel les individus doivent se piloter en fonction de leurs intérêts et des investissements personnels ou familiaux qu’ils veulent consacrer à leur formation. Il ne s’agit nullement d’imposer partout la vente d’un produit éducatif marchand comme le laisse entendre la dénonciation trop courte de la « marchandisation de l’école », il s’agit de façon plus diffuse et plus générale de réguler le système éducatif selon le modèle du marché, que ce soit pour le choix des établissements ou pour la détermination des cursus suivis. La doctrine qui sous-tend aujourd’hui la réforme du lycée, dans la continuité des transformations de l’université, préfigure cet aspect du régime éducatif néolibéral. L’école finalisée par l’insertion professionnelle se recentre sur l’orientation : « D’appendice du système éducatif, elle doit en devenir la colonne vertébrale », note un récent rapport de Richard Descoings [8]. L’organisation du nouveau lycée, qui peut séduire au premier abord élèves et parents, consiste à donner aux élèves les outils de « la libre gestion de leur propre parcours », les instruments de « pilotage de leur propre scolarité ». Richard Descoings définit bien l’objectif : il faut des « élèves actifs dans leur orientation, et équipés d’une boussole » [9]. On passe ainsi d’un modèle dans lequel l’institution revendiquait le pouvoir de trier et de sélectionner les élèves à un système de gestion plus « doux » où les individus sont requis d’exercer un libre choix. Mais cela a pour contrepartie de faire reposer sur les épaules de l’élève la responsabilité entière de son destin scolaire et de son employabilité future.

Le sens des réformes en cours

La politique du gouvernement depuis 2007 vise à accélérer la mutation vers ce nouveau modèle scolaire. Son effet le plus probable sera de restreindre un peu plus les quelques marges de liberté que, en dépit de sa hiérarchie et de ses travers bureaucratiques, l’ancienne école laissait encore aux enseignants et aux élèves. Car deux logiques de contrôle vont désormais se croiser : celle qui est liée à la mise en concurrence des établissements et à la « pression du client » qu’elle implique ; celle de la surveillance managériale dotée de nouveaux instruments. Désormais, l’enseignant devra être à la fois un « entrepreneur » soumis à la sanction du marché scolaire et un exécutant de prescriptions professionnelles soumis plus régulièrement à des procédures de contrôle.

La campagne pluriannuelle de suppression de 80 000 postes d’enseignants qui s’est ouverte en 2007, sous l’égide de la RGPP, a frappé les esprits : 11200 postes en moins en 2008, 13500 en 2009, 16 000 en 2010. Faire des économies en taillant dans les effectifs semble une fin en soi. En réalité, cette diminution est aussi un levier pour accroître la productivité et pousser les enseignants à « travailler autrement », selon une « logique de résultats et non plus de statuts ». Le député Benoist Apparu s’est dit « convaincu que la suppression de postes » dans l’Éducation nationale « obligera l’institution à s’interroger sur elle-même et à se réformer ». « Seule la baisse des moyens obligera l’institution à bouger », a-t-il ajouté, laissant voir ainsi la fonction proprement disciplinante de la baisse programmée des effectifs. [10] La saignée réalisée dans les effectifs, la réduction de la formation des enseignants nouvellement recrutés, la suppression brutale de 30 000 « assistants de vie scolaire » en juillet 2009, ne pourront en effet que dégrader les conditions d’enseignement. Cette dégradation programmée sera un levier cyniquement employée pour « obliger l’institution à se réformer ».

Au nom de l’« efficacité », l’école primaire s’est vue imposer de façon très autoritaire de nouvelles méthodes de lecture et de nouveaux programmes « dont la référence est le socle commun des connaissances et des compétences issu de la loi d’orientation d’avril 2005, déclinaison nationale de la politique éducative européenne. Les progrès dans la performance des écoles devront être réalisés avec deux heures de cours en moins par semaine, du fait de la suppression des heures du samedi [11]. Aux maîtres de se débrouiller pour atteindre les objectifs assignés. Il est vrai qu’ils sont désormais strictement encadrés par des prescriptions détaillées en matière de progressions annuelles, spécialement en grammaire.

En septembre 2008, le ministre annonce brutalement la suppression massive des postes de RASED (Réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté) qui sont remplacés par deux heures de soutien individualisé apportés par chaque enseignant [12]. Aux maîtres de se débrouiller pour résoudre par eux-mêmes les problèmes posés par les élèves « en situation d’échec ». La combinaison de deux principes se lit comme à livre ouvert dans cette première série de mesures : l’expertise autoritaire sur le mode taylorien qui fait de l’enseignant un opérateur docile du « bureau des méthodes » ; la « responsabilisation individuelle » des enseignants qui doivent atteindre avec moins de moyens des objectifs qui leur ont été fixés sous peine de sanction.

Il fallait encore mettre en place un autre dispositif stratégique : les évaluations nationales en CE 1 et CM 2 conçus comme des « outils de pilotage » permettant, comme en d’autres pays, de classer les établissements, mesure nécessaire pour assurer une « compétition loyale » sur le marché de l’école, et d’évaluer les enseignants en mesurant les résultats aux tests obtenus par leurs élèves. Les résistances ont été nombreuses, et les syndicats d’enseignants ont su neutraliser certains des usages les plus immédiatement dangereux en imposant, par exemple, l’anonymat des résultats fournis à l’administration. Toutefois, il est probable qu’une fois ce pas franchi, la « comparaison » entre écoles et entre enseignants sera mise à l’ordre du jour, ce qui permettra de fonder sur des données prétendument objectives « la récompense au mérite » sans laquelle les maîtres n’auraient aucun stimulus les poussant à améliorer les résultats de leurs élèves.

Il faut remarquer à cet égard combien massive est la présupposition qui structure le mode de gouvernent néolibéral de l’école : les maîtres ne sont supposés agir que sous le motif de l’intéressement matériel et par peur de la sanction hiérarchique. De la même façon, tous les progrès sont attendus de procédures techniques et administratives permettant une prescription plus impérative et une surveillance plus étroite des actes professionnels. Il semble qu’une politique qui reposerait sur la confiance dans les professeurs soit désormais impossible : les valeurs morales et politiques, l’amour du métier, le dévouement professionnel, le goût pour le savoir, une solide formation professionnelle, enfin toutes les manières possibles d’accrocher durablement un désir à un métier, ne sont plus que vaines fantaisies. C’est ainsi que l’on peut mieux comprendre la remise en cause de la formation des maîtres à l’occasion de la « masterisation » du niveau de recrutement. Si la suppression de la seconde année de formation professionnelle de fonctionnaires stagiaires trouvait une partie, sans toute grande, de ses raisons dans les économies de postes (le but étant d’affecter désormais sans préparation les reçus aux concours dans les classes), on a moins vu que cette mesure était conforme à la toute-puissance supposée du dispositif de concurrence et de surveillance : en quoi serait-il donc encore nécessaire d’apprendre un métier si l’on peut piloter des « opérateurs » à l’aide d’instruments managériaux de « proximité », c’est-à-dire en agissant sur les motivations des individus auxquels ces instruments sont appliqués ?

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