Le Front de gauche entre désir et jouissance (PAR JACQUES BRODA, SOCIOLOGUE)

lundi 21 décembre 2009.
 

Harcelé sur sa gauche ( !) par le NPA qui veut lui dicter sa conduite, sur sa droite par la nébuleuse sociale libertaire, le Front de gauche tente de créer un espace politique marqué du sceau du désir.

D’une part, il affirme ce qu’il veut, et tente de se donner les moyens d’y arriver, d’autre part ses fins sont affirmées d’un esprit de justice, d’une éthique mise en politique par le respect des règles démocratiques, de l’altérité. Le désir se construit dans la pensée et l’action, l’élaboration, la confrontation, la détermination. Ne pas céder sur son désir, tout le risque est là, disait Jacques Lacan. À l’aune de l’éthique et des valeurs de justice, le désir qui porte le Front de gauche me semble le plus légitime, le plus cohérent, il se donne les moyens de ses fins (pôle financier public, sécurité emploi-formation, intervention citoyenne et révolutionnaire dans toutes les instances de décision), il ne cède pas sur la lutte des classes, désigne l’adversaire, ne se trompe pas d’ennemi, est prêt à nouer des alliances, et prendre (enfin) le pouvoir.

À l’autre bout, il s’agit de jouissance, c’està- dire d’une parole sans fin, sans confrontation aux réels du pouvoir, d’une incantation, d’un isolement fécond quant à la pureté, inefficace quant à l’avancée politique. Non bornée, illimitée, clivant les luttes et la mise en mouvement du rapport de forces politique, du bougé des alliances, la stratégie du NPA échoue là où le mouvement social s’échoue. D’absence de perspective politique.

Cette perspective, elle se construit, jour à jour, pied à pied, mot à mot, dans les luttes, les reculs, les défaites, mais aussi, mais surtout dans l’entrée en politique, dans le désir de politique. Ici le Front de gauche ne réussit pas à percer parce qu’il propose une démarche, une construction qui en appelle à la ténacité, la fidélité, la fermeté et le courage. Le courage de l’engagement. J’entends souvent « les gens veulent », « les gens espèrent », « les gens attendent »… alors nous allons dire ce qu’ils veulent, ce qu’ils souhaitent, ce qu’ils attendent !

Mais le désirent-ils vraiment ? S’ils le désiraient vraiment, ils entreraient en lutte politique, en engagement solidaire, prendraient fait et cause pour la lutte des classes, mettraient au service de l’intelligence collective leurs savoirs. Alors il y aurait une levée en masse des capacités d’intervention et d’innovation. Force est de constater que ce n’est pas le cas. Saisir à bras-le-corps les prochaines échéances électorales pour transformer l’essai de la démarche est absolument capital de notre capacité à donner une forme politique au souhait de transformation. Le Front de gauche doit créer le désir de politique, le désir d’agir et de transformer le monde. Mais peut-on créer un désir ? Si oui, cela ne peut être qu’à partir d’une révolution dans les modes d’expression, citons encore Lacan : « Tout ce qui peut arriver de nouveau et qu’on appelle révolutionnaire ne peut consister qu’en un déplacement du discours. » (1).

La jouissance serait-elle étrangère au Front de gauche ? Certes non, elle se loge à mon avis dans la langue de bois, dans la sempiternelle rhétorique du même, sans rythme, sans passion, sans chair ni accroche. Or la politique c’est « du désir engendrant le désir » (2). Par la parole et l’action. À sa droite, la jouissance sociale libertaire est pathétique, elle rassemble dans un conglomérat de plus en plus informe une mouvance sans limites, sans principes, sans projets, sans rupture. La jouissance ici est dans l’anomie, l’absence de valeurs affirmées, la juxtaposition des contraires, la dérision et le cynisme. Au même instant, le peuple, les peuples vivent l’enfer. Que ne se révoltent-ils ? Que ne s’organisent- ils ? La responsabilité de « chaque-un » ici est convoquée, et nous ne pouvons croire qu’il ne s’agit que d’une incapacité de l’organisation Front de gauche.

Il y a quelque chose de plus profond, de plus inquiétant, de plus grave quant à l’échelle des valeurs. Et quand bien même les gens voteraient pour nous, cela ne suffira, nous le savons, le désir de politique n’est pas un électoralisme, c’est une éthique.

Certes, lorsque s’ouvre le champ des perspectives, s’ouvre le champ des possibles, de l’engagement. Mais c’est un cercle vicieux. Le Front de gauche a du mal à percer parce qu’il affirme que la politique est une affaire de désir et non de jouissance.

Ne pas céder à créer ce désir de politique, trouver – contre la langue de bois — d’autres formes d’énonciation de notre projet, engager et poursuivre dans les ateliers une véritable coconstruction révolutionnaire : les trois mots d’ordre ( !) des élections régionales. Et puisque la politique c’est du désir qui se construit à force de volonté et de courage, écoutons Vladimir Jankélévitch (3) : « L’Internationale sera le genre humain, mais pas tout de suite, mais bien plus tard, mais à la fin de l’histoire pour n’affoler personne : car elle est bien élevée l’Internationale ; elle nous épargne le coût de l’instant… Le “grand soir” n’est grand que parce qu’il est remis à une date ultérieure. Quel mauvais tour il nous jouerait s’il s’avisait d’être pour ce soir, pour cet après-midi même, entre cinq et sept… »

(1) D’un discours qui ne serait pas du semblant, de Jacques Lacan. Éditions du Seuil, Paris, 2006.

(2) Totalité et Infini, d’Emmanuel Levinas, La Haye, M. Nijhoff, 1961. (3) Traité des vertus, de Vladimir Jankélévitch. Éditions Bordas, Paris, 1968


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