Entretien avec Laurent Cantet, palme dor à Cannes, sur son film "Entre les murs"

dimanche 5 octobre 2008.
 

Laurent Cantet, cinéaste, a obtenu la Palme d’or à Cannes pour « Entre les murs », adaptation du roman de François Bégaudeau, représentant la vie d’une classe dans un collège populaire. Le film sort cette semaine en salles. Mais Laurent Cantet a également tourné « Ressources humaines » (1999), qui décrit le monde de l’entreprise, « L’Emploi du temps (2001) », récit d’un homme qui perd son travail et le cache à sa famille, et « Vers le sud » (2005), sur la relation inégalitaire entre une riche américaine et un Haïtien à Haïti.

● Pourrait-on dire que vous êtes un cinéaste du rapport de force ?

Laurent Cantet – Vous pourriez même dire des rapports de classe ! Les rapports de force, les rapports de classe sont des aspects qui m’intéressent, qui sont beaucoup plus déterminants que veulent le faire croire ceux qui parlent d’une société pacifiée. La société tourne en fonction de ces rapports de pouvoir ; il y a une violence extrême dans le monde du travail. Dans mes films, je veux montrer que ces rapports ont des ramifications plus intimes, que chacun y est soumis et adopte des comportements pour y faire face. L’école est un des lieux où a lieu cette confrontation. La classe est un microcosme, au même titre que l’entreprise, dans Ressources humaines. Ce microcosme décrit plus largement l’ensemble de la société, avec ses rapports de force et cette complexité qui fait qu’on passe son temps à chercher ce qu’on y fait. La classe contient en miniature toutes les questions de fond de la société, par rapport au savoir, au pouvoir, à l’intégration de l’individu dans le groupe, celui des intimes ou celui du groupe social dans son ensemble.

● Pourquoi filmer le travail, sans faire pour autant des documentaires ?

L. Cantet – J’aime raconter des histoires, créer des personnages qui viennent synthétiser des aspects difficiles à concentrer dans un documentaire. Paradoxalement, je crois qu’il y a une plus grande sincérité quand on recrée la réalité, que quand on cherche à la capturer. Les acteurs que je choisis, qui sont souvent des non-professionnels, sont protégés par leurs personnages. Ils peuvent davantage se lâcher, car ils n’engagent que ce dernier. La création permet aussi davantage d’efficacité : on rassemble en une scène ce qui aurait été saupoudré dans un documentaire. J’essaye à chaque fois de montrer toute la complexité de la question que j’aborde. Dans Entre les murs, il s’agit de décrire l’école dans ce qu’elle a de formidable parfois, quand elle aide les gamins à comprendre ce qu’ils font là, à les impliquer dans les apprentissages. En même temps, elle exclut des élèves comme les Souleymane ou Henriette du film. Je n’ai pas de réponse toute faite, mais j’essaye de montrer le monde tel qu’il est, dans sa complexité. Je voulais aussi répondre aux discours catastrophistes, à un regard stigmatisant sur l’école et surtout sur les jeunes : on a vite fait de les traiter de crétins. J’ai voulu rendre justice à tous les gens qui font partie de ce monde, car ils sont confrontés à des problèmes qu’on a tendance à ne pas regarder quand on est hors des murs.

● Si on prend chaque scène de votre film, il y a beaucoup de choses positives. Pourtant, tout converge vers une minicatastrophe : l’exclusion de Souleymane…

L. Cantet – L’école condense tellement d’enjeux qu’au bout du compte, on a peu de chance de déboucher sur une issue limpide. Il y a beaucoup de contradictions : l’école est un lieu où des choses essentielles se jouent, où les élèves réfléchissent. Mais c’est aussi un lieu d’exclusion. J’ai voulu les deux aspects parce que, si tout était simple, il y a longtemps que les problèmes seraient réglés. Je termine le film sur Henriette, qui ne sait pas ce qu’elle fait là : il y a aussi ce type d’échec. Un adulte est seul face à une classe, avec l’écrasante responsabilité de donner le savoir et l’envie du savoir. C’est une tâche démesurée, surtout quand la société se décharge sur l’école de toute une série de problèmes.

● Savez-vous que Darcos s’appuie sur le film pour envisager de supprimer les conseils de discipline ?

L. Cantet – Pour beaucoup de profs que je rencontre, les conseils de discipline sont une façon de prendre note d’une non-intervention plus précoce. Pour eux, à chaque fois, il y a une grande difficulté à vivre ce moment. Plus largement, je ne crois pas à une exploitation politique de mon film. Darcos a été le premier, après la Palme, à parler d’un hommage au corps enseignant, alors qu’il n’avait même pas vu le film. Il a fait ces déclarations parce que cela le servait dans un contexte donné. Après l’avoir vu, il n’a pas dit grand-chose de plus, sinon que le film était ambigu. Justement, du fait de cette ambiguïté, des contradictions mises en évidence par le film, je pense qu’il est difficilement récupérable. Je souhaite de toute façon éviter toute idée d’exemplarité : François Bégaudeau n’est pas un prof modèle, la classe du film n’est pas une classe témoin. C’est un ensemble d’individus créés autour de l’idée de décrire tout ce qui peut se passer dans un groupe comme cela. Ce n’est pas une représentation de l’école, mais d’aspects possibles de cette école. Beaucoup d’enseignants sont victimes d’une sorte de quiproquo : le film a des allures de documentaire, mais on lui accorde trop le statut de réalité. Des gens nous disent : « C’est quoi cette classe où tout le monde parle tout le temps ? » Le film contient une part de réalité, mais refabriquée, écrite. On sélectionne les moments de l’année qui servent le scénario : on échappe donc aux moments purement scolaires, aux moments de calme, pour privilégier les moments de débat, quand la classe devient une agora. Il y a un travail de scénario qui nous fait privilégier les frictions, les échanges.

● Beaucoup d’enseignants, après avoir lu le livre ou vu le film, apprécient peu le personnage de François Bégaudeau. Pourquoi ?

L. Cantet – Dans l’incarnation, le film a un avantage par rapport au livre : la même phrase, selon qu’elle est écrite ou prononcée avec un sourire ou un regard bienveillant, perd son caractère agressif. Une dame me disait récemment, lors d’un débat : « En lisant le livre, j’avais envie de lui tirer dessus, à ce prof. Mais en voyant le film, je l’aime. » François est dans une position de recul dans le livre, il ne se met pas en scène. Cela dit, ce n’est pas un film sur la pédagogie. Le pédagogue Philippe Meirieu est très critique. Il reproche à François d’être trop dans l’affectif, de se laisser déborder. Faut-il de l’empathie, de la distance ? Je n’ai pas la prétention de parler à la place des profs, mais je dirais qu’il n’y a pas de recette, pas de bon prof modèle, plutôt des tâtonnements selon la personnalité et selon la classe. François croit à un contrat égalitaire avec sa classe. Je ne suis pas sûr qu’on puisse transmettre dans une froideur totale, sans donner envie à l’autre d’écouter ce qu’on a à dire.

PATTIEU Sylvain, CANTET Laurent

* Paru dans Rouge n° 2267, 25/09/2008. Propos recueillis par Sylvain Pattieu.


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