Depuis 2000, France Telecom a liquidé le tiers de ses effectifs français et versé en 2008 3,4 milliards d’euros à ses actionnaires (83% du bénéfice)

dimanche 8 novembre 2009.
 

1)Le roman noir des killers de France Télécom

Comment en est-on arrivé à un tel désastre humain ?

Un jour d’octobre 2009 dans une agence France Télécom du centre de la France. D’un coup de feutre impérieux, devant son personnel réuni peu avant l’ouverture des locaux, le responsable de l’agence inscrit sur un tableau blanc les résultats commerciaux de la veille. Il exulte : « On est les meilleurs, on est des killers, les concurrents, on va les tuer, et les gens de l’agence de Limoges, on va les b… »

Pierre Vars, un dirigeant national du syndicat Unsa-CGC de France Télécom assiste à la scène incognito. Il ne pipe pas mot, enregistre. Il était venu pour discuter avec un collègue qui, depuis quelque temps, rencontre des difficultés faute de réaliser ses objectifs, il a droit à une leçon de choses. « On est des killers », certes, mais qui tue-t-on au bout du compte ? Pas seulement les concurrents. Les coûts d’abord, mais quels coûts ?

Les coûts humains, surtout. En 2008, le total des dépenses de personnel du groupe en France et à l’étranger est à peine supérieur à ce qu’il était en 2000 alors que le chiffre d’affaires a augmenté de près de 60 % ! En neuf ans, de 2000 à 2008, 17 000 emplois ont été supprimés dans le monde, près de 50 000 en France. Il s’agit de la plus importante restructuration dans une entreprise de l’Hexagone après celle de la sidérurgie, dans les années soixante-dix et quatre-vingt !

Comment ce « joyau » de la République, fer de lance français de la future société de la connaissance, comment l’entreprise qui a réussi à numériser 100 % du réseau téléphonique français dès 1980, donnant ainsi à la France une avance considérable sur de nombreux pays européens, en est-elle arrivée là ?

Notre directeur d’agence, le « cost killer » de l’agence du centre de la France, n’est en l’affaire qu’un tout petit pion dans un jeu qui le dépasse et qui a une dimension nationale, mondiale même. C’est tout un système, porté d’abord par des dirigeants de multinationales, des financiers, des banquiers, soutenu par des hommes politiques de droite et aussi, hélas !, d’une certaine gauche, séduits par le néolibéralisme ambiant, qui explique cette mise en route d’une machine infernale qui a nourri et continue de nourrir la souffrance au travail. Chez France Télécom, entreprise à la pointe des nouvelles technologies, les choses sont allées très loin, trop loin. QUI EST RESPONSABLE ?

Qui est coupable, qui donc accuser de la dégradation du climat social ? Tel PDG, ce DRH-là ? Certes, ils ont une lourde responsabilité mais que dire des politiques qui, aujourd’hui, à droite particulièrement, essaient de se défausser ?

Peut-on ainsi oublier que les deux promoteurs de la loi du 31 décembre 2003 concernant le service universel des télécommunications, Jean-Pierre Raffarin et Francis Mer, précisent dans leur exposé des motifs que la « situation tout à fait particulière » de France Télécom, multinationale « employant plus de 100 000 fonctionnaires », « appelle une solution tout à fait exceptionnelle » (1) . Pierre Musso, un ancien haut cadre du groupe, spécialiste du secteur des télécommunications (2), pointe, lui, d’un doigt accusateur la dérégulation du secteur engagée en 1998 par la Commission et le Conseil européen, avec l’illusion que « la concurrence allait pousser à l’innovation ». « En fin de compte, affirme-il, cela va se traduire sur le continent par une guerre fratricide entre les différents services publics. » Un gâchis de ressources et de talents.

Dans ce contexte de la fin des années quatre-vingt-dix, marqué également par la montée des coûts de recherchedéveloppement, d’innovation, l’opérateur français considère que, pour compenser ses reculs inéluctables sur le marché national, induits par l’arrivée de nouveaux opérateurs, il se doit d’aller sur les autres marchés européens. Porter le feu de la guerre chez l’adversaire. Le groupe est alors saisi d’une véritable frénésie d’acquisitions. En juillet 1999, il acquiert 25 % du câblo-opérateur britannique NTL pour 5,5 milliards de dollars, quatre ans après seulement, il est obligé de revendre sa participation pour presque rien. Au début des années 2000, il prend le contrôle d’Orange PLC, le 3e opérateur britannique de téléphonie mobile, au prix fort et débourse 43 milliards d’euros.

En Allemagne, avec l’opérateur Mobilcom, il se fait rouler dans la farine par un escroc et essuie une nouvelle ardoise. « Au total, reconnaît Gervais Pélissier, directeur financier de France Télécom depuis 2006, ces acquisitions malheureuses ont consommé une quarantaine de milliards d’euros et n’ont rien rapporté. » Ce gâchis pèse d’un poids bien plus lourd sur les comptes du groupe que le seul coût du travail qui pourtant fait l’objet de toutes les attentions des « cost killers ». Surtout, il est beaucoup moins utile socialement.

UNE SITUATION DE BANQUEROUTE

La direction actuelle trouve des justifications à cette stratégie. « Jusqu’en 2003, dès lors que le groupe ne pouvait pas ouvrir davantage son capital aux investisseurs financiers, il était contraint de financer son développement par la dette », affirme Gervais Pélissier. Et la dette, il allait falloir la payer… 68 milliards d’euros en 2002, une fois et demie le chiffre d’affaires de l’année ! Cependant, on perd le plus souvent de vue que la croissance externe et la politique de rachat de concurrents se concrétisent toujours par une prise de participation dans le capital de la société cible, c’est-à-dire par un achat de titres qui ont une existence propre sur les marchés boursiers et dont la valeur peut être rapidement gonflée par le jeu de la spéculation ou, à l’inverse, dégonflée comme une baudruche lorsque le jeu des traders s’inverse. C’est ce qui est arrivé à France Télécom.

En octobre 1997, quand les premières actions sont mises en vente, le prix unitaire est fixé aux environs de 28 euros. Lors de la période d’acquisitions forcenées, en pleine euphorie boursière, elles grimpent au-dessus des 200 euros. Cinq ans plus tard, en pleine crise, fin 2002, le cours s’effondre à 7 euros. Comment regonfler le titre alors que le boulet de la dette le tire vers les bas-fonds ? Avec l’accord de l’État, toute l’énergie de l’appareil directorial va être tendue vers cet objectif : faire du cash pour rembourser la dette et verser de gros dividendes aux actionnaires. Il faut sauver le fleuron du CAC 40, la vitrine de la Bourse de Paris !

Aux actionnaires donc, on promet la lune et même le soleil, le beurre et l’argent du beurre. En 2005, à l’occasion d’une assemblée générale, la direction de France Télécom s’engage devant eux, un parterre de représentants de fonds d’investissement et de fonds de pension, d’institutions financières et de grandes banques, à leur « distribuer entre 40 % et 45 % du cash-flow organique du groupe ». Aux salariés, on intime de changer de culture.

LA CULTURE DU CHIFFRE

Pierre Musso résume en ces termes les trois « traumatismes » subis par le personnel de France Télécom : « On est passé en premier lieu d’une culture technique et de service public à une culture essentiellement commerciale et financière, en deuxième lieu, du statut d’une entreprise innovante à celui d’un groupe en quasi-faillite en 2003. Enfin, dernier traumatisme, celui provoqué par la politique d’économies forcées sur les coûts humains. »

Même en pleine tempête sociale provoquée par la vague de suicides, le bien-fondé de cette politique de croissance financière n’est officiellement pas remis en question, pas plus au siège du groupe qu’à l’Élysée, alors qu’elle a fortement contribué à déstabiliser l’entreprise et son personnel. À rebours de son esprit de service public, celui-ci est incité à faire du chiffre. « Dès qu’un client passe la porte d’une agence, remarque Pierre Vars, notre dirigeant de l’Unsa-CGC, il faut absolument lui placer quelque chose. » Désormais, les salariés doivent fonctionner à l’objectif quantitatif dont le respect détermine le montant de la prime et donc le salaire à la fin du mois. « Fin 2008, les coûts commerciaux ont dépassé les frais de personnel », assure Michel Janin, président CGT de la commission économique du comité de groupe, entendant confirmer ainsi le virage pris par France Télécom.

Le consommateur y a-t-il au moins gagné ? Pour répondre à la question on pourrait se contenter de rappeler qu’en 2005, les autorités de la concurrence ont condamné les trois grands opérateurs à une lourde amende pour entente sur les prix des communications des mobiles. En fait, on ne peut répondre à la question seulement par une comparaison tarifaire. Pour une raison simple : en l’espace de quelques années, un nouveau venu s’est installé dans le paysage, le portable. Si les Français affectaient 1,4 % de leurs dépenses de consommation aux télécoms en 1990, en 2006, ils y consacraient 2,4 %, et probablement 2,8 % en 2010. Comment soulager la souffrance au travail chez France Télécom ? La question concerne les salariés en premier lieu et leurs représentants. Elle est aussi politique. D’abord parce que l’État est actionnaire de l’entreprise. Surtout parce que ce qui s’y passe est au coeur de la question majeure posée à la société française dans la crise sans précédent qui secoue le capitalisme : croissance financière ou développement, quel chemin faut-il prendre ?

PIERRE IVORRA

(1) Cité par Ivan du Roy, dans Orange stressé, le management par le stress à France Télécom, Éditions de La Découverte, octobre 2009.

(2) Cf. son dernier ouvrage : les Télécommunications, Éditions Strasbourg, 7 octobre, grève et manifestations après de nouveaux suicides dans l’entreprise. de La Découverte, mars 2008.

2) Plus d’argent versé à la finance et aux banques qu’à la Sécu

En 2008, le groupe a payé 2,8 milliards de charges financières contre 2,1 en cotisations sociales. On peut réduire d’autres coûts que ceux du travail.

« Baisser le coût du travail », c’est un leitmotiv de la droite et du Medef. France Télécom est de ce point de vue un modèle. En l’espace de neuf ans, entre 2000 et2008, la part des dépenses de personnel dans le chiffre d’affaires est passée de près de 25 % à 16 %.

Le directeur financier du groupe, Gervais Pélissier, justifie cette baisse en invoquant en premier lieu le virage technologique du mobile. « Dans le fixe, assure-
t-il, la masse salariale, charges comprises, avoisine les 20 % du chiffre d’affaires, contre 5 à 10 % dans le mobile. » Or aujourd’hui le mobile représente 55 % du chiffre d’affaires de France Télécom contre 45 % en 2002. L’une des raisons est que les activités liées à l’installation et à l’entretien des réseaux mobiles sont davantage sous-traitées, particulièrement à l’étranger.

Pour ce qui concerne la France, Gervais Pélissier finit cependant par reconnaître que la baisse des effectifs de 50 000 sur la période 2000-2008 tient « pour 20 000, à la réduction du périmètre, à des cessions d’activités, et pour 30 000, à des gains de productivité ». Des gains que les évolutions technologiques ne peuvent à elles seules expliquer. L’intensification du travail au sein de l’entreprise y joue un rôle très important.

Cette rigueur à l’encontre des dépenses pour les hommes s’accompagne, à l’opposé, d’une grande générosité à l’égard des banques et des marchés financiers. C’est ainsi qu’en 2008 (voir graphique ci-contre), les charges financières du groupe (les intérêts de la dette essentiellement) se sont élevées à près de 2,8 milliards d’euros, contre 2,1 milliards pour les charges sociales. France Télécom verse plus d’argent aux banques qu’à la Sécu  ! Si l’on ajoute à cela les dividendes versés aux actionnaires, il s’avère que le total des prélèvements financiers (frais financiers plus dividendes) représente environ les trois quarts des dépenses de personnel. Cette priorité donnée à la satisfaction des appétits de la finance asphyxie l’entreprise, assèche ses ressources. Les dividendes versés en 2008 aux actionnaires équivalent à 83 % du bénéfice réalisé cette année-là et à 53,7 % de celui enregistré en 2007.

Si rien ne change, France Télécom risque d’aborder l’aventure du très haut débit et de la convergence multimédia avec d’énormes handicaps. Cette aventure suppose un développement du réseau de fibre optique et, manifestement, France Télécom hésite à s’y engager. Le groupe d’une part craint, s’il réalise les investissements nécessaires, que les autorités de régulation n’en fassent profiter ses concurrents. Mais d’autre part, il a tendance à se servir de cet argument réglementaire pour justifier sa frilosité en la matière.

Selon Michel Janin, président CGT de la commission économique du comité de groupe, l’entreprise n’a prévu, en 2007 et 2008, qu’un investissement de 270 millions d’euros en faveur de la fibre optique. « Ce n’était pas grand-chose, précise-t-il, mais même cela n’a pas été fait. Moins de la moitié de l’investissement prévu a été dépensé. » Si rien ne change, on peut même se demander si France Télécom a la capacité financière de répondre aux défis technologiques des toutes prochaines années. Comment s’y prendre pour désamorcer les bombes sociales et technologiques qui risquent d’exploser et de faire de gros dégâts  ? On ne pourra pas le faire si l’on ne soigne pas le cancer financier qui ronge le groupe. La direction de l’entreprise a obtenu de ses créanciers un échelonnement du règlement de sa dette mais il faut aller au-delà. Envisager, notamment, afin de réduire la dépendance du groupe vis-à-vis des marchés financiers et des actionnaires, des refinancements bancaires à des taux très bas dès lors qu’ils ont pour objet de permettre des investissements utiles, porteurs de créations d’emplois et nécessitant des formations.

Pierre Ivorra


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