La Bolivie porte une estocade à la Banque mondiale

jeudi 22 octobre 2009.
Source : CADTM
 

La Bolivie ne fait plus partie du CIRDI, le Centre International de Règlement des Différends liés à l’Investissement, filiale du groupe Banque mondiale. Cette décision, à laquelle ont également souscrit le Venezuela et le Nicaragua, a été annoncée par le président Evo Morales lors du sommet des pays membres de l’ALBA [1] le 29 avril 2007 et officialisée le 2 mai dans une lettre envoyée à la Banque mondiale. Pour comprendre les enjeux de cette décision, un petit rappel sur ce qu’est le CIRDI et sur son histoire récente avec la Bolivie s’impose. Le CIRDI, institué en 1966, comprend 144 pays (appelés Etats contractants). La Bolivie, qui a comparu deux fois devant cette instance, y a adhéré en 1995. La fonction principale de cette institution du groupe Banque mondiale est d’arbitrer les litiges liés aux investissements réalisés par les ressortissants d’un Etat contractant dans un autre Etat contractant. Si le CIRDI se présente comme une institution autonome, il est étroitement lié au reste du groupe Banque mondiale [2] et la teneur de ses décisions laisse peu de doutes quant à ses orientations : c’est encore et toujours le même credo néolibéral qu’il défend, protégeant les intérêts des pays riches et des multinationales et menaçant la souveraineté des Etats.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : des 232 plaintes déposées devant le CIRDI, 230 l’ont été par des multinationales ; dans les 109 différends traités par le CIRDI jusqu’en février 2007, 74% des défendeurs étaient des pays en voie de développement ; enfin, dans 36% des cas, le CIRDI a tranché en faveur des multinationales, dans 34 % des cas, les différends ont été résolus en dehors du Centre mais avec compensation financière pour les firmes ; dans les rares cas où un Etat a gagné, il n’a pas bénéficié d’indemnisation. Cette distorsion n’a pourtant rien d’étonnant, venant d’un « arbitre » qui, en tant qu’entité du Groupe Banque mondiale, est à la fois juge et partie.

Relation incestueuse

La Banque mondiale, par le biais de ses prêts conditionnés, impose notamment aux pays la privatisation des services publics et des ressources naturelles et la mise en place de lois favorables aux investissements étrangers (exemptions d’impôts, libre circulation des capitaux, des biens et services etc.) : cela laisse la voie libre aux grandes multinationales qui n’ont plus qu’à se servir. Parfois, la Banque mondiale prend directement part aux investissements, à travers sa filiale SFI (Société Financière Internationale), ou les garantit par l’intermédiaire de l’AMGI (Agence Multilatérale de Garantie des Investissements). Lorsque ces entreprises entrent en conflit avec les autorités locales, elles ont généralement recours aux bons offices du CIRDI qui tranche en faveur des multinationales que la Banque mondiale elle-même avait encouragées à investir. La boucle est bouclée et la nation prise en otage.

Cette relation incestueuse entre le CIRDI et le reste du groupe Banque mondiale a bien failli coûter très cher au peuple bolivien, engagé dans deux « guerres de l’eau », à Cochabamba en 2001 et à El Alto en 2005. Dans les deux cas, les habitants ont lutté pour récupérer le contrôle de l’approvisionnement en eau potable, dont la privatisation avait été imposée par la Banque mondiale et le FMI. La gestion avait alors été confiée, dans des conditions douteusesi, à des filiales de grandes multinationales : à El Alto, il s’agissait d’Aguas del Illimani, filiale du groupe français Suez et dont la SFI était actionnaire à 8%, et à Cochabamba, l’entreprise Aguas del Tunari était liée au géant états-unien Bechtel. Ces deux entreprises avaient, comme il fallait s’y attendre, privilégié la logique du profit, limitant dangereusement leurs investissements et augmentant de façon drastique les tarifs, privant ainsi une grande partie de la population de l’accès à l’eau. Sous la pression du peuple bolivien, déterminé à ne pas laisser ces entreprises piétiner leurs droits fondamentaux, les concessions ont été retirées aux entreprises et la gestion de l’eau a de nouveau été confiée au secteur public. Bechtel et Suez ont bien sûr menacé de faire appel au CIRDI. Bechtel est allé jusqu’à réclamer 25 millions de dollars, pour compenser l’« expropriation de bénéfices à venir », alors que l’entreprise n’avait investi que 500 000 dollars durant les 7 mois qu’avait duré la concession. Bechtel a finalement renoncé à sa plainte, mais avant même que le procès n’ait réellement débuté, l’Etat bolivien avait dû dépenser plus d’un million de dollars pour sa propre défense.

« On ne peut participer à un organisme où les Etats sont toujours perdants » [3]

Ces deux affaires éclairent à elles seules les motifs de la démarche d’Evo Morales ; le gouvernement bolivien a par ailleurs présenté six arguments pour justifier sa décision. Il a dénoncé le caractère déséquilibré du CIRDI et sa propension à favoriser les multinationales, même lorsque celles-ci se rendent coupables de non respect de la Constitution ou des lois boliviennes. Le président expliquait à ce propos : « Vous avez des sociétés qui ne respectent ni les lois ni les contrats, qui parfois ne payent pas leurs impôts, et à chaque fois le CIRDI leur donne raison » [4]. Il a également qualifié ce tribunal d’antidémocratique, puisque ses audiences se font à huis clos et que ses décisions sont sans appel. De plus, le coût lié aux procédures est très élevé, tout comme les indemnisations demandées par les multinationales, qui réclament souvent un dédommagement pour le manque à gagner causé par la rupture d’un contrat. Enfin, le gouvernement a rappelé l’illégitimité d’un arbitre à la fois juge et partie, et l’inconstitutionnalité des recours à cette instance. En effet, la Constitution bolivienne est claire : l’article 135 dispose que toutes les entreprises opérant en Bolivie sont soumises à la souveraineté, aux lois et aux autorités de la République, et les différends entre l’Etat et les entreprises étrangères relèvent donc de la compétence des tribunaux boliviens.

Conséquences et portée de cette décision

Selon l’article 72 des règlements du CIRDI, cette décision ne prendra effet que six mois après sa notification, c’est-à-dire le 3 novembre 2007, et elle n’a pas d’effet rétroactif. La Bolivie ne se libère donc pas des procédures en cours et elle peut encore être attaquée devant le CIRDI jusqu’à cette date. Elle est notamment menacée d’une action par Petrobras, qui proteste contre le rachat de raffineries par l’Etat. De plus, 19 des 24 traités bilatéraux d’investissement lient encore la Bolivie au CIRDI qui y est désigné comme instance d’arbitrage en cas de conflit.

Quoi qu’il en soit, Pablo Solón, l’ambassadeur chargé des affaires commerciales, a affirmé la volonté de ne plus passer par le CIRDI. Le retrait du CIRDI n’est de fait qu’un élément d’un plus vaste ensemble de mesures visant la reconquête du pouvoir de l’Etat en matière économique. Après la nationalisation du gaz et du pétrole et le retour de la gestion publique de l’eau, c’est désormais toute la politique liée aux investissements étrangers qui va être revue dans un sens plus favorable au pays. Comme l’a indiqué le président bolivien, le pays souhaite que le pillage de son pays par les multinationales cesse : il ne veut plus « de maîtres, mais des partenaires » [5]. Ainsi, après la renégociation des contrats avec les grandes entreprises pétrolières et gazières, qui ne prévoient plus d’arbitrage international, Solón a annoncé la renégociation des traités bilatéraux d’investissement pour éviter tout recours à une instance internationale : on s’achemine vers une réhabilitation, en accord avec la Constitution bolivienne, de la doctrine Calvo, selon laquelle le droit national est le seul applicable et les tribunaux nationaux les seuls compétents pour régler les relations contractuelles entre l’Etat et les investisseurs étrangers [6].

Ces politiques vont encore exaspérer un peu plus les milieux conservateurs. Ces derniers avaient déjà prédit que la nationalisation des ressources naturelles allait faire fuir les capitaux privés, ce qui n’a bien sûr pas eu lieu. Cette fois, le quotidien La Razón, évoquant le retrait du CIRDI, parle de « préjugés politiques » et d’une « colère idéologisée ». Cela n’entame en rien la détermination du président bolivien d’en finir avec le CIRDI, puisqu’il envisage même de mener une campagne internationale, aux côtés des mouvements sociaux, pour la disparition de cette institution. Toutefois, une question demeure : pourquoi le gouvernement bolivien ne rompt-il pas totalement avec le Groupe Banque mondiale ? Evo Morales a confirmé à plusieurs reprises que la Bolivie ne quitterait pas la Banque mondiale ni le FMI, contrairement au Venezuela, étant donné que ces institutions auraient désormais renoncé à imposer leurs politiques, et que le rapport de forces avec l’Etat aurait changé. Il est sûr que la Banque du Sud, si elle tient ses promesses, est à même de démontrer que l’Amérique latine peut se passer de ces institutions pour financer un développement respectueux des droits fondamentaux. Cela pourrait conduire à la rupture de facto d’avec la Banque mondiale, décidément de plus en plus malmenée en Amérique latine.

JACQUEMONT Stéphanie, LHOIST Yolaine

Notes[1] L’Alternative Bolivarienne pour les Amériques (ALBA) réunit le Venezuela, la Bolivie, Cuba, Haïti, le Nicaragua, et en tant qu’observateur, l’Equateur.

[2] Le président de la Banque mondiale préside également le conseil d’administration du CIRDI, et tous les membres du CIRDI sont également membres de la Banque mondiale.

[3] Les entreprises étaient dans les deux cas les seules à avoir répondu à l’appel d’offres.

[4] Idem.

[5] Idem.

[6] Voir l’article d’Hugo Ruiz Diaz « Actualités des règles internationales, des politiques de nationalisation et du contrôle des activités des transnationales », sur le site du CADTM : http://www.cadtm.org/Actualite-des-...

* http://www.cadtm.org/La-Bolivie-por...


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