"La finalité du féminisme consiste en l’égalité des sexes doublée de la liberté des femmes" (Geneviève Fraisse)

samedi 17 octobre 2009.
 

Philosophe, féministe, Geneviève Fraisse a aussi rempli son « service de citoyenne », comme elle désigne les sept ans, de 1997 à 2004, pendant lesquels elle a été déléguée interministérielle aux droits des femmes puis députée européenne. Mais elle n’a jamais lâché le fil d’un travail, essentiel pour elle, qui vise à construire des « instruments de pensée féministe » car, nous explique-t-elle « renvoyer la question des sexes à une non-historicité relève de la domination masculine ».

Dans votre préface à la réédition de Femmes toutes mains, vous soulignez qu’il y a trente ans on parlait « d’emploi de service ». Mais vous n’imaginiez pas alors que le mot « service » aurait la fortune qu’on lui connaît aujourd’hui. Qu’est-ce qui vous avait amenée à entreprendre ce travail ?

GENEVIÈVE FRAISSE. Il y a trente ans, c’est la fin des années 1970, l’accomplissement d’une décennie féministe dans laquelle je suis très impliquée. Nous dénonçons avec force le travail invisible et gratuit des femmes à la maison. En même temps, à l’intérieur et à l’extérieur du mouvement féministe, la critique du capitalisme met en cause l’exploitation du travail, notamment du travail féminin. Cherchant à construire des instruments de pensée féministe – je veux bien crier dans la rue : « Le privé est politique », mais cela doit se démontrer –, je me dis qu’on ne peut pas séparer le travail invisible des femmes du travail exploité, alors que quelques-unes sont entre les deux, salariées dans l’espace privé. Femmes de ménage, employées de maison… elles sont un million qui, évidemment, n’ont aucune place dans une pensée féministe. La CFDT est le syndicat le plus implanté dans le secteur et, pour ses militantes, l’objectif est de s’incorporer au monde ouvrier. « Nous sommes des travailleuses comme les autres », disent-elles. Mais l’égalité passe-t-elle par le fait d’être une travailleuse comme une autre ? Quand j’entreprends le travail sur ce livre, le mot « service » fédère toutes les questions que je me pose, comme plus tard, sur d’autres thèmes, les mots « consentement », « démocratie exclusive » ou « privilège ». Mais c’est le mot que mes amies féministes ne veulent pas entendre.

J’ai le souvenir que, dans une réunion féministe dans les années 1990, il mettait de l’électricité dans l’air…

GENEVIÈVE FRAISSE. Ce malaise est structurel car l’émancipation des unes va de pair avec l’oppression des autres. Il apparaît dans les comptes rendus des congrès féministes des années 1900. Aujourd’hui, les contradictions sont encore moins bien assumées parce que, précisément, tout le travail d’assimilation de cette profession au reste du salariat masque cette part irréductible qui dérange. La question n’est pas de trouver une solution mais de pointer le fait que, dans une dynamique démocratique – on est passé de la bonne à tout faire à l’employée de maison, au personnel de service – , des contradictions subsistent qu’on a intérêt à déplier. Sur la feuille d’impôt apparaît la formule « emploi familial ». Dans le langage du ministère du Travail, c’est « emploi de service ». « Emploi » ramène au monde salarié, mais que veut dire « service » ? La généalogie du mot renvoie au domestique qui, sous la Révolution française, n’a pas le droit de vote parce qu’il n’est pas autonome (les hommes domestiques attendront 1848 pour voter). Au début des années 1900, dans les familles bourgeoises, la bonne vit sur place, ouvre la porte, peut être sonnée la nuit. Elle est l’employée à temps plein que l’on montre pour tenir un certain rang. Le XXe siècle lui permet de conquérir des horaires, une autonomie corporelle. Mais cet emploi dont, désormais, l’invisibilité augmente reste un service inscrit dans un rapport inégalitaire et dans l’espace clos du foyer. Le Square, un texte superbe de Marguerite Duras, dit ce qu’est cette proximité forcée de deux femmes, la patronne et la « remplaçante ». C’est ainsi que se construit, au coeur même de l’émancipation des femmes, une dimension de non-symétrie en même temps que de réciprocité. C’est une histoire un peu folle et, de facto, les hommes sont de côté. En revanche, dans le service à la personne, la non-symétrie s’inverse. Celui qui est servi n’est plus le riche, le bourgeois dans toute sa splendeur, c’est la personne vulnérable. La demande est du côté de l’employeur. De « servir la personne » à « service à la personne », le passage à la non-transitivité mérite d’être souligné.

Service ou servitude ? Y a-t-il moins de servitude dans le service à la personne ?

GENEVIÈVE FRAISSE. Le « ou » avec le point d’interrogation montre que le terrain est glissant. Je viens de raisonner en termes relationnels pour parler d’égalité. Il faut aborder aussi la question de l’espace privé qui se dédouble en privé et intime. À la fin du XVIIIe siècle, on a voulu sortir l’espace privé du politique pour qu’il ne soit pas « contaminé » par la démocratie. Pourtant, deux siècles de pratiques émancipatrices ont permis que quelque chose de l’ordre de la démocratie rentre dans l’espace privé, par exemple le partage de l’autorité parentale. Nous disions : le privé est politique, mais il faut alors définir le privé, définir l’intime. Tout ce qui relève du gouvernement domestique – ménage, nourriture, soins aux enfants – est complètement politique. La sexualité appartient autant au privé qu’à l’intime. C’est une question politique lorsqu’il y a discrimination, par exemple à l’encontre des homosexuels. Mais la sexualité n’est pas seulement politique. Et puis il y a tout ce qui est de l’ordre de la saleté, de la limite de son corps. Qu’est-ce qu’on en fait ? La crasse, ça existe. Comme existent les mains baladeuses des hommes vulnérables sur les jeunes femmes fraîches qui viennent nettoyer leur maison. Qu’on soit dans le service domestique, dans l’emploi familial ou dans le service à la personne, il y a alors plutôt continuité que rupture. Nous sommes dans un espace politique et nous touchons à des choses extrêmement crues. L’intérêt de cette réédition est de montrer que la bascule énorme, d’employée de maison à service à la personne, ne résout pas le problème de ce qui n’est pas symétrique, de ce qui est de l’ordre de la dépendance, et de ce qui se passe dans un espace clos aux frontières extrêmement floues.

Vous racontez qu’au Portugal, au moment de la révolution des oeillets, des femmes de ménage ont créé une coopérative. Elles disaient : « Nous ne voulons pas travailler seulement pour les riches mais pour tous ceux qui en ont besoin… »

GENEVIÈVE FRAISSE. Au début du XIXe siècle, Fourier pensait que, puisque certaines femmes voulaient faire du ménage et d’autres pas, on pouvait créer un espace commun où répartir les activités. C’était un mélange d’idéalisme et de réalisme. On s’est aussi beaucoup posé ce genre de question dans les années 1970. Ce que je retiens de ces Portugaises, c’est qu’elles veulent être actrices de l’histoire au lieu d’en être des figurantes. C’est très important. Mais c’est insuffisant pour changer la structure du rapport privé-public, si on veut de l’égalité entre les sexes.

On nous dit que, maintenant, l’avenir est aux emplois de service. Est-ce leur revalorisation ?

Geneviève Fraisse. Certains n’emploient pas le mot « service », mais le mot anglais « care », qui veut dire « soin », avec l’idée qu’il est plus valorisant, qu’il évoque le travail de l’infirmière. Et cela correspond à cette réalité des personnes vulnérables, notamment âgées, de plus en plus nombreuses. Il y a plusieurs façons de voir ce « care ». Il y a ceux qui voient le gisement d’emplois. Emplois féminins, à temps partiel, flexibilisés, mal payés… mais beaucoup d’emplois, c’est bon pour les chiffres ! Il y a ceux qui tiennent le discours du passage à l’ère de la solidarité, c’est-à-dire à une société qui multiplie les liens entre les êtres à travers l’emploi privé salarié. À ceuxlà je ne parlerai pas du métier féminin difficile et dévalorisé mais je leur renvoie la question de l’égalité. Quel est le rapport entre égalité et solidarité ? Est-ce que cette solidarité n’est pas le paravent d’une société inégalitaire ? Et il reste, encore une fois, l’affaire de la gestion de l’espace privé. Comment se débrouille-t-on avec cette saleté permanente, récurrente, renouvelée au quotidien ? Que fait-on de nos corps sales ou malades ? Qu’est-ce qui est pris en charge par chacun ? En étant polémique, je dirais que si les femmes élevaient mieux leurs garçons, leur apprenaient à prendre soin de leur corps dans un espace partagé, quelque chose d’autre commencerait à se passer.

Avec cet ouvrage, vous avez analysé en philosophe tout un secteur du monde du travail. On voit, à travers les évolutions actuelles, l’utilité d’une telle démarche. Pourquoi aujourd’hui le travail n’intéresse-t-il pas davantage les philosophes ?

GENEVIÈVE FRAISSE. Bonne question ! J’évoquerai ici simplement un élément de la tradition philosophique. La réponse est peut-être dans le Théétète de Platon. Dans le dialogue sur le savoir, Socrate raconte que Thalès étant tombé dans un puits à force de regarder les étoiles ; une petite servante de Thrace – la région d’où viennent la plupart des esclaves – se mit à « le railler de mettre tant d’ardeur à savoir ce qui est au ciel, alors qu’il ne s’apercevait pas de ce qu’il avait devant lui à ses pieds » ! Et Socrate poursuit : « Or, à l’égard de ceux qui passent leur vie à philosopher, le même trait de raillerie est assez bien à sa place : c’est que, en réalité, l’homme qui est de cet acabit ignore, de son prochain, même de son voisin, non pas seulement ce que fait celui-ci, mais encore, ou peu s’en faut, si c’est un homme ou quelque autre créature ! » … J’espère être la descendante de cette petite servante de Thrace. Elle s’occupe de la crasse mais elle est mise à la place de celle qui raille. Au fond, c’est pour cela que je parle à la fin de la préface de ces domestiques qui, chez Beaumarchais ou chez Marivaux, sont des lecteurs critiques du monde.

Vous dites souvent, et encore dans cette préface, que votre objectif n’est pas de donner des solutions mais de susciter des questions…

GENEVIÈVE FRAISSE. J’essaie de traduire dans des termes de pensée des débats d’opinion. Ma visée n’est pas de dire « je pense plus que vous », mais de démontrer que cette question des sexes est un fonctionnement de la pensée comme de la société. Il faut passer par l’historicité pour comprendre mais tout est fait pour effacer l’histoire. Qui sait que la première traduction de Darwin, en France, a été faite par une femme, Clémence Royer ? Je suis profondément convaincue que renvoyer la question des sexes à une non-historicité relève de la domination masculine. Être la descendante de la servante de Thrace permet d’entrevoir que les sexes aussi – et pas seulement les masses, les hommes, les structures – font l’histoire. Mais nous sommes parasités par des faux débats dans lesquels on nous impose de choisir : pour ou contre les mères porteuses, pour ou contre le foulard, pour ou contre la prostitution. La question n’est pas de savoir si le consentement d’une femme qui se prostitue est vrai ou faux. Mettre en cause le sujet qui est derrière la prostituée ou la femme voilée relève du mépris de classe. La question est de savoir si le consentement est un argument politique. Et là, je réponds non. Je ne peux pas faire un travail politique sans avoir fait un travail épistémologique : avec quels outils, quels arguments, pensons-nous ?

Comme citoyenne, vous avez fait des choix…

GENEVIÈVE FRAISSE. Pendant les sept années durant lesquelles j’ai exercé des fonctions politiques responsables, je me suis évidemment engagée. J’ai fait des choix et je suis capable de les énoncer. Mais ce que je fais comme actrice de l’histoire ou comme militante est moins important que le travail d’intelligibilité poursuivi dans mes livres. C’est pour cela que la réception de la réédition de Femmes toutes mains me fait un plaisir auquel je ne m’attendais pas. Aujourd’hui, ce livre est entendu comme il ne l’était pas il y a trente ans.

ENTRETIEN RÉALISÉ PAR JACQUELINE SELLEM

Bibliographie :

- Service ou servitude, essai sur les femmes toutes mains, Le Bord de l’eau, 2009 ; publication augmentée de Femmes toutes mains, essai sur le service domestique, (1979)

- Le privilège de Simone de Beauvoir, Actes Sud, 2008Du consentement, Seuil, 2007

- Le mélange des sexes, Gallimard-jeunesse, 2006

- Les deux gouvernements : la famille et la cité, 2000, Folio Gallimard, 2001,

- Muse de la raison, démocratie et exclusion des femmes en France, 1989, Folio Gallimard, 1995.

- Clémence Royer, philosophe et femme de sciences, La Découverte 1985, réédition 2002,


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